Cat People (La Féline) - Jacques Tourneur (1942)

Cat People (La Féline) - Jacques Tourneur (1942)

La Féline a été réalisé en 1942 par Jacques Tourneur, cinéaste français naturalisé américain, et ce dans un cadre très particulier. En effet, depuis l'entrée en guerre des Etats-unis en 1941, les conflits qui ont lieu en Europe font sentir leurs influences sur l'évolution de certains genres cinématographiques américains. Ces changements découlent d'un certain assombrissement qui se mesure notamment par la résurgence du film fantastique et d'épouvante.

Une conjonction de différents facteurs va permettre de faire naître Cat People, qui constituera alors une pierre essentielle à l'édification du cinéma fantastique. La RKO, société de production ayant notamment fait naître King Kong (Schoedsack et Cooper – 1933) et Citizen Kane (Orson Welles – 1941) engage Val Lewton qui produira entre 1942 et 1946 certains des fleurons du cinéma fantastique hollywoodien dont trois métrages réalisés par Tourneur: Cat people, I walk with a zombi (1943) et Leopard Man (1943).

Lewton, homme cultivé et comme Tourneur lui aussi d'origine européenne, sera le véritable auteur des films de son unité de production ce qui lui assure une liberté de création malgré les budgets très réduits de conception. Malgré sa relative courte durée (71 minutes), Cat People s'avère d'une grande richesse visuelle et stylistique. Ce film marquera un tournant dans le domaine du fantastique, et utilisera de nouveaux procédés pour déchaîner l'imagination du spectateur, en ayant notamment recours à l'implicite.

Des métrages comme Cat People vont contribuer à faire se muer le cinéma en une sorte de bathyscaphe qui explore les abîmes au plus profond des personnages. Par la suite, la vague du film noir renforcera cette tendance en incorporant certains acquis de l'expressionnisme mêlés à des connotations psychanalytiques.


Irena Dubrovna, modéliste à New York, vit dans la crainte d'être la descendante d'une race de femmes slaves qui se transforment en félines si elles succombent à l'amour, afin de dévorer leur amant. Elle rencontre Oliver Reed, un ingénieur en construction navale, lors d'une visite au zoo et les jeunes gens tombent amoureux. Il veut l'épouser et essaie de la convaincre que ses peurs sont le fruit d'une légende sans fondement. Après le mariage, Irena est effrayée à l'idée de consommer leur union et demande à Oliver d'être patient. Malgré l'aide d'un psychanalyste, le docteur Judd, Irena se mure dans une solitude imposée par la croyance d'une malédiction ancestrale. Les relations du couple s'étiolant, Oliver voulant se confier, ira chercher du réconfort auprès d'Alice, une collègue de travail...


Chose rare à l'époque, un cadre réaliste nous fait partager le quotidien de personnages ordinaires et la magie de la suggestion développe ici le réel pendant fantastique du métrage. En effet, Tourneur, habile montreur d'ombres, cache l'éventuelle créature, accentuant le sentiment de peur pour le spectateur qui craint une menace désormais plus psychologique que physique. Alors ce qui est craint est insaississable, et cette intangibilité, clef de voûte de la réalisation, renforce efficacement la perception de l'environnement fantastique du film.

L'ambiance est ainsi distillée par le jeu de la lumière et des ombres, comme au sein de l'appartement d'Irina, très sombre, mettant en évidence la part obscure du personnage; lors de la scène de la piscine, ou encore durant la poursuite d'Alice le long du parc par ce que le spectateur croit être la créature. Des jambes marchant vélocement, de fugaces silhouettes arpentant le trottoir, la lueur des réverbères, le passage de zones lumineuses et sombres renforcé par un cadrage serré, ainsi que le montage balayent par là même tous les repères visuels et positionne le spectateur dans la même posture que celle d'Alice, contrainte à attendre ce qui va surgir de ténèbres inconnues. L'issue de cette séquence introduit ce qui sera connu et repris par la suite sous l'appellation d'effet Bus: Alice étant sauvée par l'arrivée dans le champ, en plan moyen, d'un bus au moteur rugissant dans lequel elle s'engouffre. Ce procédé induit une brusque décharge du suspense accumulé dans la séquence et l'apparition d'un élément d'un banal quotidien libère le personnage ainsi que le spectateur de la tension. L'exemple classique de ce genre d'effet reste l'apparition du chat qui fait sursauter le héros dans les films d'épouvante. Par ailleurs, si Irina imagine le pire entre son mari et Alice, cette dernière pourrait fort bien s'imaginer à son tour poursuivie par la furie vengeresse d'Irina dans le parc, étayant là un phénomène d'autosuggestion dont elle serait la victime.

Cet apport du clair-obscur envahit donc toute la composition esthétique de l'oeuvre, comme c'est également le cas lors de la séance d'hypnose où seul le visage d'Irina émerge dans un halo de lumière, et conduit la spectateur à la lisière du fantastique comme dans cette scène du parc ou lorsque Irina est chez elle seule dans l'obscurité, et également lors de ses visites nocturnes du zoo.


Comme souvent chez Tourneur, les personnages sont le jouet de forces qui les dépassent et auxquelles ils ne peuvent résister, tragiques pantins animés par le destin. L'équilibre y est fragile et les êtres pétris de doutes.

Irina est un personnage complexe et torturé qui alterne la tristesse, la naïveté ou un certain sadisme (lorsqu'elle joue avec l'oiseau en cage, à la manière d'un chat). Telle une tragédie antique, les premiers plans du film présentent Irina au zoo, esquissant un dessin prémonitoire de félin transpercé par une lame. Puis, recevant dans la pénombre de son appartement Oliver, elle disparaît vers sa cuisine derrière un paravent décoré d'une panthère noire, trahissant la symbolique de sa métamorphose. Son appartement constitue en réalité le miroir de son inconscient, jusqu'au pied griffu de sa baignoire, et le jeu de lumière révèle l'ambivalence d'Irina, paragon de Jekyll et Hyde au féminin. La statue du cavalier sur sa table, représentant le légendaire roi Jean de Serbie brandissant une épée phallique, identifie la répression à l'autorité et au passé. Au cours de temps anciens, il a mis fin à des orgies sataniques, à l'instar de ce que le docteur Judd tente de faire en psychanalyse avec l'esprit trouble d'Irina, le psychanalyste dont la canne est aussi une épée.

La double nature d'Irina se manifeste par le fait que durant la journée, elle soit une jeune femme frustrée n'ayant pas eu de partenaire, et que la nuit, elle rôde comme une prédatrice, s'identifiant à la panthère qu'elle vient voir au zoo. Cet animal constitue pour elle un objet à la fois de peur et de fascination, une sorte d'alter-ego. La référence à la superstition populaire et au loup-garou apparaît ici en filigrane, notamment par la prédation évoquée (fuite des animaux du zoo) et avec l'être-métamorphe blessé mortellement par une arme en argent.

Alice apparaît à l'inverse comme une jeune femme décidée et en pleine possession de sa féminité. Son rapprochement avec Oliver attisera la jalousie d'Irina et les démons qui sommeillent en elle, démons que le docteur Judd finira de réveiller, parachevant ainsi le changement de la jeune femme. Effectivement, Irina, allongée sur son divan, est livrée à ses questions comme à sa concupiscence, mais au final, il sera déchiré par les griffes de celle qu'il s'imaginait pouvoir aisément posséder et mettre en cage.

Dans Cat People, le sous-texte aborde le thème de la sexualité féminine et le fait qu'elle soit orientée socialement. Irina se débat entre frigidité et une forme d'appétit sexuel (nymphomanie), entre répulsion et agression. L'animalité a ici une valeur métaphorique, animal qui est en outre une panthère, associé en esprit à la femme et connotant une certaine sensualité, le désir, l'interdit . L'apparition de « Sa soeur » au cours du repas de noces symbolise le retour du refoulé. La séquence où Irina apporte, telle une offrande, l'oiseau mort à la panthère du zoo, évoque quant à elle la libération de son appétit sexuel. Irina est donc cette femme douce, distante mais en un certain sens charnelle, où le manque de tendresse qu'elle s'inflige côtoie une violence contenue jusqu'à l'explosion. La répression du désir interdit ne faisant qu'exacerber sa névrose.

Mais cela repose aussi sur le personnalité sociale d'Irina, car elle est confrontée à une société dans laquelle elle apparaît presque étrangère à tous les niveaux: cette société opposant l'homme et la femme, l'américain et l'individu d'origine étrangère (elle est slave), la civilisation et l'humanité à l'animalité (de par sa malédiction). La jeune femme est alors sous le joug d'un conflit intérieur permanent, tiraillée entre l'envie de se conformer, d'être une épouse aimante, et par l'impossibilité d'y parvenir dûe à sa condition.

En 1982, le réalisateur Paul Schrader a livré un remake du Cat People de Tourneur. Là où la suggestion et l'implicite conféraient toute la finesse, l'intelligence et la saveur de l'original; le parti pris ouvertement plus gore, notamment avec les scènes de métamorphoses, et affichant une sexualité plus crue dans la conception du remake offre une version différente, imprégnée de la mouvance des années 80.


Cat People constitue quant à lui un magnifique mélodrame fantastique, un métrage intimiste, où le quotidien se retrouve être un terreau propice aux doutes, et où les codes du film noir (un homme face à une situation problématique, le désir, le meurtre, la jalousie, une issue inéluctable, un pessimisme ambiant) et la richesse d'éclairages parfois empruntés à l'expressionnisme allemand provoquent l'identification du spectateur au(x) couple(s) d'amants. Par cette intimité psychique, ce dernier sonde alors les tréfonds de leurs craintes, de leur inconscient, de leurs âmes.

Christophe Girard

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