Jack l'Eventreur (The Lodger) de John Brahm (1944)

Jack l'Eventreur (The Lodger) de John Brahm (1944)

« Un homme peut détruire ce qu'il hait, et aimer ce qu'il détruit... »
« Dans le mal, il y a la beauté, si l'on retranche le mal reste la beauté »

- Slade -



The Lodger a été réalisé en 1943 et constitue la troisième adaptation du livre éponyme de Marie Belloc Lowndes. Publié en 1913, c'est la première nouvelle à offrir une solution à l'énigme des meurtres de Jack l'éventreur. Le postulat de départ réside évidemment dans les meurtres de prostituées, actes commis par un dément se faisant appeler « The Avenger » - le vengeur - dans un Londres de fin de 19ème siècle. Le thème de la nouvelle présente le locataire - « The Lodger »- comme un jeune homme étrange et un peu reclus qui finira par être suspecté d'être l'éventreur, artisan de l'horreur au sein du quartier de whitechapel, rôle qu'il finira par endosser...

Dès 1926, Alfred Hitchcock, débutant et non novice, adapte la nouvelle en réalisant « The Lodger: A story of the London fog » où l'attraction psychologique pour les meurtres et la sexualité apparaissent alors déjà comme des obsessions du cinéaste.
La version de 1932, réalisée par Maurice Elvey qui est en quelque sorte le premier remake sonore et parlant du film constitue une transition préparatoire au définitif Lodger de Brahm sorti en 1944.
Le cinéaste dirige ici George Sanders et Merle Oberon, ainsi que l'impressionnant Laird Cregar. Ce métrage n'est pas à proprement parler un remake mais une nouvelle adaptation, et fut un tel succès que la production de « Hangover Square », toujours de Brahm, débuta dans la continuité. Dans ce film, Sanders est confronté à Cregar y incarnant le rôle d'un tueur au début du 20ème siècle, dans une temporalité est une ambiance proche de celle du Lodger. Probablement dûes au travail d'écriture du même scénariste Barré Lyndon.
En outre, « Man in the Attic », une autre nouvelle de Lowndes, chérissant le thème du tueur résidant dans un grenier sera adapté au cinéma par Hugo Fregonese en 1953.

John Brahm, le réalisateur d'origine allemande né à Hamburg, est également connu pour ses mises en scène de théâtre à Berlin et Vienne. A l'instar d'autres réalisateurs européens, Brahm amène une sensibilité différente, une touche allemande où certaines images réminiscentes d'un cinéma expressionniste allemand contrastent avec l'ambiance frivole du music hall, et où le flirt amoureux entre Kitty et l'inspecteur de Scotland Yard contrebalance l'atmosphère pesante de terreur du film.
The Lodger constitue une oeuvre de terreur psychologique comme le fut M le maudit réalisé par un autre allemand, Fritz Lang, émigré aux états-unis à une époque pour fuir une ombre s'étendant en Europe.

1888. Le Londres de l'Angleterre Victorienne abrite un assassin insaisissable mutilant ses victimes, des femmes, toutes actrices ou l'ayant été. De leur côté, les Burton, un couple de gens respectables, ont décidé de louer une chambre dans leur demeure. Le soir du troisième meurtre, un personnage mystérieux émerge alors du brouillard en réponse à l'annonce de logement et loue la chambre à un tarif confortable pour le couple. Slade, dont une coïncidence troublante fait qu'il porte le même nom qu'une rue du quartier, se révèle être un homme inhabituel et détaché de même qu'un étrange locataire. Pathologiste de profession menant de curieuses expériences, Slade s'absente la nuit, rentrant parfois à l'aube proche. Sa courtoisie, sa politesse et ses manières de gentleman intrigueront Kitty, la nièce des Burton, actrice à l'affiche d'un music hall. Lors de l'une de ses éclipses nocturnes, un meurtre est à nouveau commis et le locataire, au rythme de vie étrange et à la discrétion maladive, attire alors sur lui de plus en plus de suspicions...

Long-métrage réalisé à Hollywood, The Lodger possède néanmoins une atmosphère très britannique grâce au travail remarquable en studio. L'ambiance ainsi créée et l'utilisation abondante d'un fog londonien artificiel permettent d'établir l'impression d'époque et de lieu.
La terreur est ici effectivement psychologique puisqu'elle a lieu hors champ et nulle scène de meurtre n'est montrée. De plus à cette époque la censure étant de mise, ceci explicite le fait que pour satisfaire les exigences du studio (la Fox), les victimes du tueur sont devenues des actrices locales (ratées, reconverties ou célébrités du moment comme miss Kitty) afin d'éviter de brosser un réel portrait de prostituées.
Ainsi, lors de la première séquence, la caméra suit la « chanteuse » ivre, future victime d'un tragique destin croisé au détour d'une porte cochère, puis la laisse s'éloigner offrant alors un point de vue distancié. Ce n'est qu'après l'agression perçue mais invisible au spectateur qu'un travelling avant est réalisée sur la bouteille brisée, tout comme la vie de cette femme, d'où un épais vin se répand.

Selon ses intentions, Brahm a réalisé de nombreux storyboards pour chaque plan et pour chaque angle de caméra avant que le tournage ne débute, considérant qu'il pouvait ainsi limiter les risques d'erreurs, et se dotant par ce biais d'un matériau de travail solide. Par ailleurs, certaines innovations techniques telles que des angles de caméra et certains mouvements d'appareil révélent une étonnante modernité par rapport à d'autres films tournés à cette époque. Des cadrages novateurs affluent lorsque Slade, blessé s'échappe du théâtre par des échelles ou des coursives et fonce, transpirant la menace, vers un spectateur impuissant.

Le personnage ambiguë de Slade est incarné par Laird Cregar, dont la carrière trop courte de 5 ans est scellée par la mort en 1944. Acteur d'une relative jeunesse, puisqu'il semble prématurément vieilli et marqué alors qu'il n'est âgé que de 26 ans à l'époque de The Lodger. Son physique gigantesque, contrastant avec sa voix posée au timbre détaché et froid ont conféré toute la dimension de Slade. Cregar débute sa carrière en 1940, mais sa présence et son aura n'auront jamais impressionné le plus vivement l'écran que dans The Lodger puis dans Hanover Square sortit en 1945 à titre posthume; dans ces métrages où l'Angleterre victorienne apparaît si savoureusement brumeuse et sinistre. Portrait et visage de tueurs intimes. N'acceptant pas son physique, luttant contre son propre corps, il entame un régime drastique afin de pouvoir changer son image, mais en mourra suite à une attaque cardiaque. A 28 ans, sa disparition des oeuvres sur pellicule sera désespérément définitive.

Le caractère de la mise en scène longe parfois la lisière du fantastique. Dès le début, une témoin disant avoir vu une ombre noire s'enfuir dans l'obscurité, ajoutera en voyant le cadavre que le tueur a sévi juste sous le nez des policiers; ceci attribuant d'entrée une faculté surnaturelle à l'assassin, spectre dans de sombres ruelles envahies de brouillard.
Le meurtre de Jenny est filmé selon la vision subjective du tueur face à sa pauvre victime, aphone de terreur et paralysée. Le corps est découvert rapidement, et l'alerte donnée, policiers et civils s'exténuent en recherches. De nombreux plans en plongée induisent alors une vision détachée de la masse grouillante et cafardeuse des quartiers, officiant comme un regard divin qui contemplerai l'oeuvre de son fléau. Puis un coup de sifflet retentit et l'annonce d'un autre meurtre confère une sensation de vélocité surnaturelle d'un tueur s'étant faufilé entre les mailles du filet.
De même lorsque la logeuse apportant nourriture à son locataire, et attirée par une odeur de brûlé à l'étage sera stoppée par les invectives d'un Slade émergant en haut de l'escalier par l'embrasure de la porte d'où s'exhale une épaisse fumée; tel un diable surgissant de l'enfer, un enfer personnel dans lequel il s'enferme...
Une force indicible semble également animer le tueur qui lors de sa fuite résistera à de nombreux coups de feu tirés sur lui.

La mise en scène place parfois habilement le spectateur aux côtés de Slade. En effet, dans la scène où l'inspecteur rend compte à Kitty de l'avancée de l'enquête, Slade descend et les rejoint. Kitty demande à l'inspecteur ses hypothèses, le locataire écoutant tout au premier plan. La composition du plan positionne alors le spectateur juste au côté de Slade, presque en posture de complice probable, comme si il en savait déjà plus que l'inspecteur et la jeune femme. De même, lorsque Slade ouvre la porte de la chambre de Kitty et lui fait face, un plan cadre par dessous son bras s'appuyant sur la porte, plaçant le spectateur juste derrière lui à nouveau comme un complice muet.

The Lodger constitue d'une certaine manière une sombre romance où se greffe l'accoutumé triangle amoureux: l'inspecteur convoite Kitty, Slade veut la préserver et Kitty est intrigué par Slade.
Cependant la scène où l'inspecteur de Scotland Yard (George Sanders) montre à Mr. Burton la manière dont le tueur a pu frapper, mimant ses gestes et ses postures selon des hypothèses de latéralisation, met un instant en abîme une direction que le film aurai pu emprunter. Celle de l'enquête et du détective de Scotland Yard, en héros affirmé, évoluant et découvrant au même rythme que le spectateur la pénible horreur et la trouble vérité. Ici il s'agit plus de l'étude psychologique du personnage de Slade et de sa découverte progressive; celle d'un pathologiste qui oeuvre sur des recherches inconnues et dangereuses ainsi que son intêret pour la Bible.

Laird Cregar domine The Lodger, effectuant une incroyable performance dans le rôle du locataire tourmenté qui pourrait s'avérer être l'éventreur...
Les plans en contre-plongée accentuent encore plus l'imposante stature de Slade et jouent avec l'ombre et la lumière sur son visage; car là où éclate la lumière, se trouve forcément un versant d'ombre. En effet, le visage de Slade éclairé lors de gros plans comporte toujours une part d'ombre, comme attestant visuellement l'idée que le personnage serait à la fois un locataire discret et un tueur sanguinaire. Représentation expressionniste d'une certaine dichotomie de la nature humaine.

Dans ce film le travail sur la lumière est remarquable, à la fois afin de restituer l'ambiance et l'imagerie victorienne, mais également comme substance et matériau propre. Ainsi torches et bougies éclairant les pièces ou portées par les personnages permettent la révélation d'un obscur...
Certains éclairages sont claustrophobiques, comme si la lumière ne provenait pas d'une source distincte. Comme si, se suffisant à elle-même, elle diffusait juste un halo morne de clarté glacée. Une illumination malveillante éclaire Slade, à n'en point douter dans la pure tradition de films expressionnistes. Un exemple manifeste figure durant le spectacle de Kitty (Merle Oberon), où les yeux subtilement cerclés de maquillage noir, Slade semble affronter ses terreurs.

Slade est différent des autres et intrigue son entourage. Retournant les portraits d'actrices de sa chambre, il se plaint de l'étrangeté de ces tableaux et a l'impression que ces femmes le suivaient du regard. L'évocation manifeste d'une certaine culpabilité ou alors d'un malaise d'un autre genre qui pourrait prendre source dans la mésaventure de son frère. Car Slade nourrit une aversion pour les femmes, surtout les actrices, poudrées, maquillées, sublimation de la féminité devant un public. Il s'interroge sur le statut de femmes s'exposant pour attirer les hommes.
A sa logeuse, il exhibera le portrait du frère qu'il vénére. D'habitude si avare de paroles, là les mots se bousculent et il ne tarit pas d'éloges sur un frère que l'on devine prématurement disparu. Il insiste sur la clarté de son regard, la sensibilité de la bouche. Cet amour traduirait-il une homosexualité refoulée où la perte de l'objet d'affection exacerberait sa névrose?

La perception des gens étaye alors les suspicions, fortifiées par le fait qu'une personne apparaisse mystérieuse et différente. Slade est-il l'éventreur ou ses problèmes comportementaux laissent à croire qu'il pourrait s'agir de lui, qu'il souffre des mêmes maux... voire qu'il endosse un rôle que les autres, le grand Autre ont déterminés?

Lorsque la logeuse lui apportera un grog afin de récupérer des empreintes, Slade n'apparaît alors plus que comme une silhouette sur le mur de sa chambre, cette fois pleinement invisible et signifiant à la vieille dame que son travail est bientôt terminé... Cette scène entérine la désincarnation de l'homme public, du chercheur au profit de sa conversion manifeste en forme d'ombre.

A la fin du métrage, la part obscur de Slade ayant pris le dessus, il a la possibilité de surgir du coin d'une rue, de frapper n'importe où, inquiétante silhouette dans les ténèbres. La lumière braquée sur son visage souligne une forme d'animalité dans son regard, mais oscillant à la fois entre la prédation et la bête traquée.
Pris au piège, armé d'un couteau, tel un animal acculé, la musique se stoppera brutalement installant le silence et le cadre se resserrera sur le visage de Slade. La cohorte de policiers s'approche, seule est audible la respiration de Slade qui s'amplifie de plus en plus. Au mouvement des autorités pour s'emparer de lui, il se jette à travers une fenêtre et tombe dans la Tamise...Une Tamise qui nettoie la ville aux dires de l'inspecteur.
A la fin, une forme sombre flotte dans l'eau noire, cela ne peut être que Slade; un léger doute qui accapare également la logeuse en pensant, à propos de l'assassin :« Espérons que c'était lui »...

Jack l'éventreur n'est certes pas le premier tueur, mais celui qui oeuvre initialement au sein d'une grande métropôle. Le caractère innommable et horrible de ses mutilations meurtrières ont forgé sa popularité mais bien moins que le fait que son identité soit demeurée inconnue. La légende de l'éventreur était née, se vouant en mythe au fil du temps, et ne cessera dès lors de déchaîner l'imagination d'écrivains et de cinéastes.

Christophe Girard

Retour à la liste des chroniques..


Ce site dans sa conception est libre selon les termes de la Licence Art Libre. Sauf si cela est mentionné, ceci ne concerne pas son contenu (textes et images) et vous n'êtes pas autorisé à les utiliser sans accord de leurs auteurs respectifs.

Ce site est déclaré à la C.N.I.L. sous le N°1135343.