19 ans, meurtrière assassinée.

A 19 ans, on est jeune, on est folle, on est autre. Tout semble possible et les limites sont sans cesse repoussées, on a soif d’impossible. Pour moi, 19 ans est l’âge de l’éternité. A 19 ans, j’ai cessé d’exister, de respirer, de parler. Morte, on m’a assassinée. Qui ? Comment ? Pourquoi ? Que de questions ! Non, personne ne pourra vous répondre, pas même la police. Mon corps a été retrouvé le 15 mars 2003, par François de Lanoix, mutilé, empoisonné. Il parait que mon visage était couvert d’une bave mousseuse qui s’échappait de mes lèvres violacées. Les témoins disent que mon corps n’était pas reconnaissable, la putréfaction s’était déjà étendue. J’étais tombée pour ne plus me relever sur le bord d’un lac, au sortir de la ville.

À 19 ans, on s’amuse à rêver, aimer, faire des folies et tout oser. Suis-je allée trop loin ? Qui donc ai-je tué ? A 19 ans, on n’imagine pas la mort, on croit vivre pour toujours, à jamais. Simple jeu ? Personne hormis moi ne sait que j’ai tué. Le crime parfait : pas de victime retrouvée, pas d’indices, on ne soupçonne même pas la disparition de celui que j’ai assassiné. Machiavélique ! Dommage que je sois déjà morte. J’aurais aimé savourer ma victoire, regarder bien en face la famille du disparu, défier les policiers d’un jour imaginer mon abject crime ! Rien ne sera jamais découvert, et je ne risque pas de parler : ma bouche à présent baveuse s’est tue pour toujours. Qui donc osera m’inculper ? De toute façon, un cadavre n’est jamais accusé !

Ah mais c’est qu’ils ont pris leur temps avant de me retrouver ! Personne ne se promène jamais de ce coté. Un coin isolé que j’aurais dû connaître, moi qui aime les refuges de solitude… Ainsi, seule, morte, j’ai vu la lune et le soleil se succéder bon nombre de fois. Par moment volait un oiseau au loin et je l’enviais de planer si léger. Mon agonie a été longue. Des heures à essayer inutilement de respirer alors que mon poumon opprimé se vidait lentement. C’était inéluctable, j’aurais préféré cesser tout effort et laisser la mort venir, mais les instincts ne pardonnent pas. Je ne suis pas de nature à lutter ou à me battre. Je cherchais la mort depuis si longtemps ! Et maintenant qu’elle venait, mon idiot de corps se refusait à mourir. Heureusement que j’étais à moitié droguée… Une sensation de moiteur et de faiblesse s’était emparée de mon corps et je dois avouer que c’était assez agréable que de se sentir ainsi glisser doucement vers le non être, comme bercée par quelque dieu lointain. Le soleil entrait dans mon oeil et je le fixai jusqu’à en devenir aveugle. Après tout, c’est bien ce soir que j’allais mourir ! J’ai toujours rêvé de fixer le soleil ainsi, quel bonheur !

La nuit, je gémissais encore, déjà fatiguée des efforts inutiles de mon corps. Je me savais perdue mais le coeur ne voulait pas cesser de battre… La lune est venue me regarder… Les arbres dansaient doucement, prenant vie, murmurant dans le vent ! Je comprends mieux les cérémonies des sorcières au clair de lune. Quelle spiritualité ! J’aurais dû venir danser une nuit de Sabbat, goûter tous les mystères de cette terre ! Une drôle de secousse m’enlève à mes pensées. Ça y est ? Je meurs enfin ? Non, un renard est venue renifler cette future charogne et lorgne déjà de son oeil gourmand les meilleurs morceaux. Va-t-il arracher mes fesses ? Pense-t-il plutôt à dévorer mes entrailles ? Désolé mon ami, faudra attendre que la flamme s’éteigne. C’est qu’il est têtu ce corps ! J’aimerais dormir… Tomber inconsciente, ne plus penser, commencer le long voyage vers l’éternité ! Je suis vraiment impatiente, curieuse de voir ce qui se trouve de l’autre coté ! Peur ? Angoisse ? Regrets ? Oh que non ! J’aurais aimé remercier mon assassin d’accomplir une si belle oeuvre… C’était excitant de crier, lancer des regards apeurés, lui faire croire à sa puissance alors que ce n’était qu’une ruse. Je le voulais heureux, fier de son travail. Il fallait attiser sa haine, je n’avais pas peur, je savais que je devais mourir. Pas de regrets ! Et personne pour me regretter d’ailleurs, c’est bien mieux comme ça. À 19 ans, on ne laisse rien derrière soi, on n’a pas le temps de marquer l’histoire.

20 avril 2002, quelques mois après ma mort, un enfant crasseux, sucette à la main pousse des cris affreusement stridents. Arrive une mère effarée. Adieu la paix et la tranquillité ! C’est une autre époque qui commence… J’aimais bien contempler la lune et les étoiles pourtant… Mais taisez-vous ! Je suis morte depuis un moment, vos cris ne risquent sûrement pas de me réveiller ! Je suis horrible à ce point là ? Ne me regardez pas alors. Et si vous agissiez ? Non ? Vous n’avez jamais vu de films à la télé ? Quand on retrouve un corps, il faut téléphoner la police ! Mais non, la mère idiote s’est évanouie. Son enfant court d’un coté à l’autre, sans pour autant lâcher sa sucette. J’imagine déjà les longues séances de psychothérapie qui attendent cet enfant. Trop drôle ! Ah ? La mère revient à elle ? Elle se relève… Je ne dois vraiment pas être belle à voir… Elle détourne les yeux et se bouche le nez. C’est vrai, j’avais oublié que les cadavres puaient… C’est ça, oui, va chercher ton enfant, il doit déjà être à moitié fou à l’heure qu’il est… Ça t’apprendra à traîner avec ton enfant dans des endroits abandonnés comme celui-ci ! Mais… Qu’est-ce qu’elle fait ? Faut appeler la police ! Je te l’ai répété combien de fois ? Non ? Oui ? Tiens… elle fouille dans ses poches. C’est bon signe ça ! Ah… je comprends mieux… Une droguée et son enfant. Super. Je pourrai encore regarder la lune et les étoiles pendant un moment ! C’est ça, sniffe ta coke, il y a rien de mieux dans la vie. Pauvre enfant, moi qui pensais qu’il allait être traumatisé, il en a sûrement vu d’autres… Ah non hein ! Laisse pas tes seringues pourries par ici ! Moi je ne me suis jamais piquée ! Ils vont penser quoi à la maison ? J’ai une image à défendre moi !

Voila, embarque ton enfant et tes drogues. Vas-t-en bien loin et de préférence ne reviens pas ! De toutes façons, tu ne sauras jamais si tu as déliré cette scène horrible ou si c’était vrai. Laisse moi tranquille dans ma contemplation. Dire que j’imaginais déjà la tête des policiers quand ils viendraient récupérer mon corps… Je m’en faisais une fête ! Quel plaisir que de subir l’autopsie, suivre en détail toute l’enquête ! J’aurais tellement aimé voir leur tête lorsque toutes les hypothèses s’avéreraient fausses et qu’ils ne sauraient plus que penser ! Les fausses pistes, les mauvais témoignages, toutes les thèses seraient improbables ! Un mystère à jamais ! C’est que je ne fais pas les choses à moitié ! Et puis mon ravisseur, vous pourrez toujours chercher, il est mort depuis un moment : c’est moi qui l’ai tué.

La victime aurait tué ? A 19 ans, on peut vraiment tuer quelqu’un ? Une fille jeune et frêle comme moi peut donner la mort ? Un crime parfait ? Vous voyez ? C’est là tout le mystère ! Il semble toujours peu probable qu’une jeune fille innocente, aux antécédents impeccables se livre à des atrocités, à des barbaries ! Surprendre, éconduire, donner de fausses impressions. Je suis actrice, manipulatrice, joueuse et menteuse. Possédée par le démon ? C’est possible, pensez ce que vous voudrez, chacun a besoin de se rassurer, de trouver une raison, une explication quelconque. À 19 ans, une jeune fille comme moi a tué.

Mais qui ai-je tué ? Pourquoi ? Comment ? Non, je n’ai pas froidement assassiné mes parents, ils n’en valaient pas la peine. C’était déjà comme s’ils étaient morts pour moi : je ne comptais pas sur eux, ne pensais jamais à eux, tellement banals, j’ai préféré les traiter comme des fantômes. Ils étaient déjà morts pour moi, alors à quoi bon les tuer ! Et puis, je ne pensais pas que j’allais tuer quelqu’un. Je ne cherchais pas de victime potentielle pour nourrir une folie meurtrière ! C’est l’amour qui a guidé mes mains, la force de sentiments que jusqu’alors je croyais faux. L’amour était pour moi une hypocrisie avec un grand H. Le summum du mensonge de l’humanité. Je pensais que les hommes avaient inventé ce mythe de l’amour pour donner sens à leur vie. C’est ce même amour qui a donné sens à ma mort. Je n’aurais jamais pensé aimer quelqu’un. Personne ne m’avait prévenu qu’entre la misère et les cris le bonheur existait…

J’étais masque, froideur et contrôle. Tous mes gestes étaient calculés pour faire bonne impression, écarter les regards, éviter les jugements. Deux vies en une, amante de ma liberté, actrice afin de défendre mon secret. Enfant modèle à l’école, je disparaissais soudain une semaine et repoussais les limites. Amorale, inconsciente, je goûtais a tout, prenais tous les risques et, lorsque complètement droguée je rentrais chez moi, je prenais un malin plaisir à découvrir que personne ne pouvait imaginer ma folie ! Et je repartais, loin de chez moi, pour fuir les cris, les reproches et les problèmes. Chez moi, c’était l’enfer. Alors je partais à la recherche du paradis, des refuges cachés, des endroits magiques. Évidemment, un pointe d’ironie amère guidait mes pas : le bonheur n’existe pas, je jouais à cache-cache avec un espoir qui n’existait mais, mais je faisais comme si… Tout était vide de sens. L’absurde était ma religion.

Et un jour, comble des combles, l’amour a sonné à ma porte. Un bel homme, grand, fort, ambitieux ! Il me faisait rêver, m’a promis le paradis. J’y ai cru. La vie soudain prenait un sens, je voulais vivre, aller loin, marcher sur le sentier en se tenant par la main. C’était mon tour de devenir ridicule, romantique, éphémère et idiote. Chaque jour était une fête, je ne cherchais plus à me cacher, à mentir, à fuir. La drogue, je l’ai jetée. Un baiser valait toute la coke du monde, une caresse me faisait frissonner bien plus qu’un bon verre de whisky. J’étais heureuse, le monde était beau, le bonheur était possible ! J’ai alors commencé à lutter, définir un destin hors de commun, construire une vie de bonheur ! J’ai tellement espéré… L’amour, ce n’est pas comme on le décrit, les mots ne sont pas assez forts. J’ai essayé toute sortes d’alchimies, toutes sortes de langues, aucune n’exprime ce qu’est le véritable amour. Cette impression de ne faire qu’un avec l’autre, de ne respirer que son air, d’être incapable d’imaginer sa vie sans l’autre. Une fusion totale ! C’est rare, peut-être impossible mais cela m’est arrivé. C’est tellement beau, pur, intense ! Non, pas juste une passion qui vite s’éteint. Un véritable amour, une communion de l’esprit et de l’âme, une légende devenue réalité je ne sais par quel hasard ! Un ange, un dieu, un être supérieur m’a offert le plus beau des cadeaux. Je le savais : rien n’est gratuit sur terre. Tout se paye. Oh, non ! Je n’y pensais pas ! Je me limitais à profiter des moments si purs qui m’étaient offerts ! Je n’étais pas faite pour le bonheur, mais je comptais bien changer mon destin.

Nous sommes partis en voyage, partager chaque instant de notre vie, prendre une douche ensemble comme deux enfants, rire du café versé sur nos vêtements, pleurer en toute confiance… Des moments magnifiques que peu peuvent connaître… Des jaloux, il y en avait par centaines mais cela nous laissait de glace. Sur terre, il n’y avait plus que nous. Pas de “je” ni de “tu”, juste “nous” ! Mais quel malheur guettait un couple aussi heureux ? Quel maléfice ? Aucun jaloux ne réussit à casser notre amour, il était fait pour durer une éternité. Le paradis sur terre existait, et c’est moi qui l'avais volé. Mon trésor, je l’ai protégé, je l’ai caché. Je l’ai nourri. Il ne fallait pas que je sois séparée de lui. Sans lui, la vie pour moi était impossible. Servante et esclave s’il le fallait, mais jamais loin de lui, je vous en prie. Chaque seconde était une éternité de bonheur, de rires et de charmes. Le monde qu’on s’était construit était pur, innocent, bien loin des cris, de la misère et de la pauvreté, bien loin de l’enfer terrestre. Une planète à nous.

Et je l’ai tué. De mes mains, de mes yeux, de mon corps. Je l’ai tué. Je l’ai tué d’amour. Un soir, un matin, je ne sais plus. Je ne le regrette pas, je savais que tout devait se payer. Je rentrais chez moi, il m’avait accompagnée. On avait toujours du mal à se séparer, la peur de se perdre, de ne plus se revoir rendait ces moments particulièrement durs, longs. On se retournait souvent pour envoyer un dernier baiser en se demandant si le jour suivant, cette belle histoire continuerait ou si on se réveillerait d’un long rêve… L’amour était trop beau et tous les deux touchés par le malheur, on avait du mal à croire a tellement de bonheur.

Nous étions tous deux sur le carrefour à échanger un dernier baiser fougueux et empli de passion. Une étrange inquiétude opprimait mon coeur, comme toujours. Lui aussi avait du mal ce jour-là, on aurait dit que notre adieu était définitif. Qui donc aurait pu imaginer… Son tramway arrivait à l’autre bout de la rue, mon bus était déjà là. Je suis donc montée, collée à la vitre pour lui crier mon amour. Il m’embrasse, se retourne, commence à courir vers son tramway qui attendait de l’autre coté du carrefour. J’admirais sa démarche si agile et rapide… Une dernière fois il se retourne pour m’envoyer un baiser de la main. C’est la dernière fois que je le vis. Son dernier regard fut pour moi, sa dernière pensée fut pour moi. Si j’avais su ! Quelques secondes plus tard il volait sur le carrefour, comme un pantin désarticulé… Crissements de pneus, quelqu’un crie. Je ne sens plus rien, n’entends plus rien. Il gît là-bas, sur le carrefour. Une foule curieuse se presse déjà autour de lui. J’aurais voulu crever à sa place. Pas de larmes, pas de cris. Je suis comme hébétée, ne réalise pas ce qui arrivait. Je descends du bus, le regard fixé sur lui, étendu, comme endormi. Je guette le moment où il ouvrira les yeux et ainsi pouvoir recommencer à respirer. Il va se réveiller, je ne conçois pas qu’il puisse mourir. Au coin de la rue se lamente la femme qui conduisait la voiture coupable de cet accident. Elle est belle, sa robe est très élégante. C’est une femme de bien avec beaucoup d’argent et sûrement autant d’amants. Tout l’argent du monde, tous les amants de la terre ne remplaceront jamais celui que j’aime.

Je le regarde. Il est plus pâle que d’habitude. Il ne bouge toujours pas. Une vieille femme lui tient la main et lui donne des petites claques pour le faire revenir à lui. Place ! Allez-vous en ! Laissez moi seule avec lui ! Disparaissez, il n’y a que lui et moi sur terre, allez-vous en. J’écarte la vieille qui tombe sur le côté en poussant un hurlement scandalisé. La police et l’ambulance arrivent déjà. Je protège mon amour, ma vie, mon bonheur de tous ces gens dépourvus de sens, idiots et insensibles. Arrière ! Loin ! Reculez bon dieu, il a besoin d’air ! Arrivent les ambulanciers et leur professionnalisme immonde. Une côte cassé, pouls à 4.6, tachycardie ! Je n’y comprends rien… laissez-le tranquille, il va se réveiller bientôt…. Ils ne m’écoutent pas. Lui font des piqûres, ils ont même glissé un tube dans son nez… Il ne bouge toujours pas. Moi, je ne comprends toujours pas. Je le tiens par la main, je ne veux pas le lâcher, j’ai si peur qu’ils me volent mon amour ! On s’aime ! Laissez-moi avec lui… Je monte dans l’ambulance avec lui. On va à une allure folle, une course contre la montre, un combat contre la mort. Il ne bouge pas, semble si heureux endormi comme ça ! N’oublie pas notre amour, reviens, je ne peux vivre sans toi ! Les plus beaux poèmes d’amour je lui ai soufflé à l’oreille, des mots que le monde n’imagine pas !

Il est tard, il fait nuit. J’attends depuis si longtemps ! Le docteur m’a dit qu’on devait l’opérer de je ne sais trop quoi, que ça allait être long… Je vois mon amour, mon trésor sur ce lit d’hôpital, ils l’ont emmené le long d’un corridor. Il a disparu dans une salle au fond et j’ai éclaté en sanglots. Un pleur étrange, sans cris ni suffocation, une rivière de larmes qui coulait incessamment, la douleur était trop forte, j’en restai muette. Assise sur ce siège inconfortable, immobile, incapable de penser, je ne savais qu’une seule chose : je l’avais tué. Il ne reviendrait pas. Pourquoi ? Pourquoi ? Je ne comprenais pas, c’était tellement injuste ! Jamais plus je ne pourrai aimer. Déjà, je commençais à me sentir coupable de respirer… Il était parti, il m’avait abandonné, et moi je restais ici, idiote, seule, désespérée. Il ne reviendra pas et c’est moi qui l’ai tué. Il était de l’autre coté, à l’autre monde, et moi ici, impuissante, déchirée, meurtrie… Assassine, j’avais commis mon premier crime. Sans le vouloir, sans l’espérer, sans même l’imaginer. Honte à moi, quelle horreur j’ai commise ! Et la haine doucement en moi se glissait. Comment ai-je pu ! Si seulement j’avais vu la voiture… Si seulement…Tellement de détails auraient pu changer cette histoire ! Il n’est plus là, je ne peux vivre ainsi ! Peut-on imaginer tuer l’homme qu’on aime ? Je l’ai tué d’amour et lui à son tour va m’achever.

Le docteur est là, mi-figue, mi-raisin. C‘est la fin, le verdict sera prononcé. Il est sauvé, mais il ne marchera plus, ne verra plus, n’entendra plus. Un légume ? Une chose inerte qui respire encore ? Non ! Je veux le voir le toucher, l’aimer ! Ce n’est pas possible ! Sale docteur, comment ose-t-il laisser mon amour dans cet état ! Il aurait mieux fait de le laisser mourir plutôt que de “faire l’impossible” comme il dit. Je t’aime ! Mon Pauvre amour, on t’a enfermé dans une prison de vide… Mais quel est donc ton crime ! Je refuse. Je suis allée te voir sur ce lit d’hôpital, immobile, absent, des larmes coulaient doucement. Une épave, voici donc tout ce qui reste ? Un corps magnifique mutilé à jamais ? Une bouche qui ne dira plus jamais je t’aime ? Des oreilles qui n’entendront plus jamais le son de la nature ? Tu ne mérites pas une longue vie de souffrances… Je contemple mes mains… Elles te caressent doucement et soudain, tu prends ma main. Je suis horrifiée lorsque je comprends : tu as pressé fortement ma main contre ta gorge, tu réclamais ta mort… Encore un baiser, encore une caresse, je t’aime tellement ! Et doucement, je pose ma main sur cette gorge, j’ai pressé ta gorge fortement. Tu ne t’es pas débattu, tu es resté immobile à me sourire, tu étais si beau ! Et puis plus rien. Le silence. Pas un souffle ne s’échappait de ta bouche. Comme une automate je me lève, je ne me rends pas vraiment compte. Je vais chercher une infirmière, je lui dis qu’il y a un problème, qu’un des patients est mort… Je pars pour ne plus revenir.

Si à présent je gis au bord de cet étang, seule et perdue dans la contemplation, croyez-vous que la mort est un châtiment ? Non, il ne s’est pas vengé, n’a pas cherché à me punir. Mon amour venait la nuit dans mes rêves. On ressuscitait ainsi les chers instants, on revivait notre bonheur. Il ne m’a jamais reproché sa mort, juste sa solitude, là-bas, si loin de moi… Il lui tardait que la nuit vienne afin de me hanter, retrouver les instants magiques de cette vie qu’il chérissait. Parfois il m’apportait des fleurs venues du paradis, me racontait son monde à lui. Là-bas, tout est si beau ! Je ne vivais que la nuit, mes journées s’écoulaient toutes pareilles, toutes vides, toutes absentes et inutiles, absurdes. Le réveil était si dur ! Je pleurais, prenais des somnifères pour dormir encore et encore ! Un beau soir, alors que je l’attendais comme convenu sous le saule du lac où l’on s’était rencontré, quelque chose est arrivé. Il est venu, plus triste que d‘habitude, escorté par un ange d’une beauté éblouissante. Je ne pourrai plus revenir… Le royaume des morts a remarqué mes escapades, les deux mondes ne doivent pas se mélanger… C’est la dernière fois que je te verrai… Mon coeur s’est déchiré, explosé en mille morceaux et les larmes sont venues. Non ! Sans toi je ne peux vivre ! C’est si dur à présent que tu n’es pas là… Non… Je n’avais plus la force… Je me suis réveillée et je savais que j’allais mourir.

Tu m’as tué. Tu n’es plus revenu et je savais que je ne pourrai continuer à vivre ainsi… Longtemps j’ai tenté de résister, je n’étais pas prête… Je me saoulais de photos, de souvenirs et de musiques qui avaient accompagné notre histoire. Je n’étais qu’une morte vivante, j’avais perdu goût à toutes choses, Bonne actrice, je feignais le bonheur, le plaisir et le goût à la vie. Je ne voulais pas des regards compatissants, ni de la pitié. Je préférais donner l’image d’une fille sans sentiments, faite de froideur et d’insouciance, comme avant… Fêtes tous les soirs, folie et boisson m’aidaient à cacher mon désarroi, je prenais plaisir à ainsi choquer : “et moi qui croyais qu’elle l’aimait vraiment, elle a l’air de s’en foutre !”. Courent des rumeurs, personne ne comprend et moi, je provoque. Seul passe-temps, seule ironie encore permise. J’ai entrepris un voyage sans but et je ne sais où j’arriverai. Pas d’espoir, pas de rêves, plus de vie pour moi, tout est fini. Tu es parti, je suis restée. Et me voici encore, ballottée par le courant de ce monde immonde, enragée et rongée par ton absence… Meurtrière meurtrie par le temps, chaque seconde sans toi est une éternité d’horreur, de cauchemar et de solitude. Je suis si seule ! Seul toi savais qui je suis…

Alors je suis partie moi aussi. Pas comme tout le monde, pas soudainement, pas sur un coup de tête. J’ai longuement réfléchi aux circonstances de ma mort, au décor, à l’illusion que cela provoquerait ! Je préparais ma mort comme un artiste prépare son entrée en scène, le dernier rôle que je jouerai jamais devait être parfait ! Tout a été calculé, minuté, réfléchi. Je ne voulais pas d’une mort banale, pas de suicide flagrant, je voulais un mystère, une enquête, des fausses pistes, narguer le monde jusqu'à la fin, faire croire à ce qui n’est pas ! Tout est illusion, je suis magicienne. J’ai pris tout mon temps, imaginé plusieurs scénarios, créé mille histoires tantôt romanesques, tantôt tragiques, je ne savais quelle fin choisir, quel décor. J’en oubliais que c’est de ma mort qu’il s’agissait. Je voulais une oeuvre d’art, un spectacle, un crime parfait.

Finalement j’ai opté pour le plus simple, et le plus dur. Si c’était son amour qui me tuait, qu’il le fasse pour de bon. Que sa main que j’ai toujours aimée étrangle ma vue, que son corps que j’ai si souvent caressé meurtrisse le mien. Que son regard que j’ai tellement adoré observe mon agonie. Je t’ai donné la mort, donne-moi la vie… Je sais que tu pourras me tuer, me rendre enfin libre, me laisser te rejoindre à jamais dans ce monde où, sans le savoir, je t’ai envoyé… Ton amour m’a tué. Je rêve chaque soir de ton souffle, ton regard, tes mains, je t’aime tellement !

La magie m’a été d’une grande aide. Il y avait une voyante qui habitait dans une banlieue éloignée, une espèce de sorcière aux pouvoirs étranges. Je savais qu’elle pourrait m’aider. Avec son aide, j’invoquais les esprits une nuit de pleine lune. Je jouais avec un feu que je ne connaissais pas, j’allais bientôt découvrir le pouvoir de la magie ! Les esprits étaient là. Mon amour était là ! Il savait tout de mes plans, il était d’accord. On a alors convenu que le 15 mars, jour de mon anniversaire, il m’offrirait le plus beau des cadeaux, il me donnerait enfin la mort pour que nous ne soyons plus qu’un pour l’éternité ! Comment ? Il incarnerait le corps d’un homme quelconque pendant deux heures. En deux heures il aurait le temps de me tuer et bientôt je serais à nouveau dans ses bras, quel bonheur ! Le contrat était le suivant : je serais fantôme, je ne rejoindrai mon bien aimé que le jour où mon corps serait retrouvé.

À nouveau heureuse, je n’avais aucunement besoin de jouer un rôle, de cacher ma souffrance, car tout était espoir, bientôt la fin. Pour mon anniversaire, j’ai demandé à faire une fête le matin, et que l’après-midi on me laisse tranquille car j’allais me promener dans les bois. Comme cadeau, j’ai demandé les objets les plus insolites, les plus rares, toutes les folies je voulais les réaliser ! Je me suis tellement amusée et puis, j’étais tellement impatiente ! Un cadeau de toute autre nature m’attendait ! Oh, j’aurai sûrement mal mais après tout, ce ne sera pas bien long. Ce soir, je vais mourir. Merci mon amour, je t’aime ! À la fête j’étais radieuse. J’avais mis ma belle robe blanche, celle que je ne mets que dans des occasions spéciales, je l’ai un peu tachée avec le gâteau mais qu’importe ! Bientôt elle serait recouverte de boue, de sang. Dans mes cheveux, j’ai glissé une marguerite sur mon chignon, comme tu aimais du temps ou tu étais encore vivant. Je voulais être belle pour toi, digne de toi !

L’heure était venue, bientôt le soleil ne brillerait plus pour moi ! Qu’importe, c’est l’astre de ma vie, mon soleil à moi que j’allais rejoindre ! Je partis donc, l’esprit léger. Un bref au revoir à cette famille qui, je n’en doute pas, aura vite fait de m’oublier. Je m’amusais à regarder le soleil filtrer à travers les feuilles toutes nouvelles des arbres. Le printemps est la saison de la vie. Le sentier était fin, la nature toujours alerte ! Un écureuil passa juste à mes pieds, quelle beauté ! Au loin, derrière moi, se faufilait une ombre. Mon ravisseur serait-il déjà là ? Ma mort est-elle imminente ? Espérons que tout se passe comme prévu ! Lorsque l’ombre se rapproche, je commence à courir, tellement excitée ! Non, fausse alerte, ce n’est qu’un vieil homme qui promène son chien… C‘est joli de mourir dans la forêt alors qu’elle est en pleine renaissance… C’est vraiment poétique : la fille aux dix-neuf printemps… Je continue ma marche à travers cette forêt ensoleillée, magique, ancestrale. Que d’esprits et de légendes autour de moi ! Je n'avais jamais remarqué combien éternelle pouvait être une forêt. Le soleil commence à décliner, le dernier que je verrai. Une certaine mélancolie autour de moi, en moi. Je continue lentement ma progression à travers ce sentier, je sais que lorsque le chemin disparaîtra, le chaos commencera. Je fais durer le plaisir, l’impatience, l’expectation ! Un aigle hurle au loin, et je sais que mon heure a sonné.

Le chemin s’arrêtait net, personne à l’horizon, mais caché devant moi, dans les broussailles, mon bourreau, mon tortionnaire et mon libérateur attend. Encore un pas et que commence le massacre. Un homme sort des buissons, bâton en main. Pas de revolver ni d’arme tranchante, la mort la plus brutale et la moins saignante fera horreur rien que par son animalité. Il a des yeux vitreux, il pue l’alcool, ce n’est qu’un ivrogne sale. Notre crime ne pourra pas lui faire de mal. C’est à travers le corps de cet homme que mon amour va enfin me libérer. Que la mort soit ! Je cours, je crie, sachant qu’il va me rattraper et me tuer. Ce n’est qu’un jeu, histoire de rendre l’histoire plus réelle. L’ivrogne ne dit rien, il s’approche lentement, sûr de son coup. Il m’entraîne un peu plus loin, sur les rives de ce magnifique lac que je ne soupçonnai pas. Là où notre amour de la vie a commencé, là aussi notre vie devait finir.

Je tombe une première fois, il ne m’a pas encore frappée. Je sais mon amour, ça doit être si dur ! Aie confiance, n’hésite pas ! Je dois mourir, ma place est à côté de toi ! Mon genou est écorché, il saigne comme il l’a fait si souvent quand j’étais enfant. Je me relève et repars en boitant. Il faut que cela ait l’air d’un véritable crime, si je me laisse faire, les policiers le remarqueront. Je repars de plus belle, et, bonne actrice, je lance des regards apeurés, désespérés. Je crie : s’il vous plaît, s’il vous plaît ! On ne sait jamais, il pourrait y avoir un témoin. L’ivrogne titube, lève son bâton, et l’abat lourdement sur ma tête. Je tombe. Il sort une aiguille et me pique avec je ne sais quel poison. Je frissonne, ma tête tourne ! Je tente de me relever encore, je retombe. Encore un coup, sur les côtes cette fois-ci, je me tords sur le sol. Ça fait si mal ! Mes sens sont comme pétrifiés, je ne sens que la douleur, tout le reste a disparu. Mon amour, achève-moi ! Que je parte vite à ta rencontre… Des coups pleuvent sur ma tête, mes jambes, mon ventre, je crache du sang, me relève, retombe, titube, me demandant quand sera assené le coup final. L’injection commence à faire son effet, un froid ignoble envahit mes membres, engourdit mes jambes. Je reste ainsi immobile, laissant échapper de ma bouche une étrange bave gluante et amère.

Soudain, l’ivrogne s’en va. Il lâche son bâton et disparaît. Hey ! Je ne suis pas encore morte, reviens ! Trop tard, les deux heures s’étaient écoulées, et ce têtu de corps ne voulait toujours pas mourir. Un jour et une nuit sont passés. Tout ce temps passé à gémir et délirer, je savais que j’allais mourir, mais qu'est ce que ça a été long ! Le crime était parfait : brutal, violent, et on ne m’avait même pas achevée, mon agonie aura été longue, je suis une parfaite martyre, j’aurai enduré toute la violence et l'animalité de l’humanité ! Ensuite, la contemplation. Les longues journées passées à attendre.

Et je suis toujours la, étendue au bord du lac, la mâchoire démise, le visage couvert de bave séchée. Les renards sont revenus et à présent, je ne suis vraiment pas belle à voir : les bleus, le visage violacé, les membres à moitié arrachés. Un corbeau a mangé mes yeux. J’ai trouvé cela drôle car, comme je suis morte, je n’ai pas besoin des yeux pour voir. Je n’avais jamais remarqué combien profondes sont les orbites… C’est dans cet état que m’a retrouvée cette femme droguée. La conne ! Au lieu de téléphoner la police… C’est bien joli d’assister à ma décomposition, mais c’est mon amour que je veux rejoindre ! Chaque jour et nuit qui passent me rapprochent de ce moment magique où je serai à nouveau dans ses bras. Jamais je n’aurais cru aimer comme ça… C’est toi qui me donnes espoir. Je suis en gestation, bientôt promue au bonheur d’être avec toi.

Est-il permis d’aimer à ce point-là ? Les coups, la douleur, même la mort j’ai accepté. Est-ce la passion éternelle ? Une malédiction ? Personne ne saura jamais à quel point je t’ai aimé. J’ai toujours caché mon secret. Tu es ma drogue, ma vie, ma mort. J’ai tout donné pour toi ! Est-il mauvais d’être folle de toi à ce point là ? Une légende grecque raconte que les hommes jadis étaient tous siamois : un homme et une femme collés, ils ne faisaient qu’un. Un jour, Zeus jaloux divisa tous les siamois et depuis, chaque homme cherche sa moitié femme, chaque femme cherche sa moitié homme. Rares sont ceux qui se retrouvent, la plupart s’arrêtent en chemin avec l’illusion d’avoir rencontré l’âme soeur. Moi, j’ai trouvé ma véritable moitié ! Combien de siècles ai-je erré de par le monde à ta recherche ? Peu importe, l'éternité n’est rien si c’est le prix à payer pour te retrouver. Je t’aime. Et je reste étendue au bord du lac, à remémorer tous les instants de notre amour, tous nos rêves, tout notre bonheur… Cela m’a l’air si lointain ! Tu me manques tellement…

J’espère que la femme ou que son enfant criera, finira par alerter le monde, que la police viendra ! Que quelque chien au fin odorat me retrouvera. Ils pensent quoi chez moi ? Ont-ils remarqué que je ne suis plus là ? Imaginent-ils l’horrible nouvelle que la police va un jour leur annoncer ? Ils ne sauront jamais quelles mains m’ont donné la mort et je resterai à jamais la gentille fille exemplaire et innocente que la brutalité d’un homme a trop vite enlevé à ce monde. Tellement d’espoirs reposaient sur moi ! Désolée de vous décevoir, je ne sauverai pas le monde, je ne rivaliserai pas avec mère Teresa, je ne serai pas présidente d’un nouveau pays. Je suis partie, et personne ne comprendra pourquoi. Et c’est ce même mystère qui me rendra célèbre : je serai légende. Un jour un livre sera écrit, une nouvelle, un film qui racontera mille épopées à mon sujet, des élucubrations fausses et qui se valent toutes. L’homme a toujours besoin d’explications. Moi, je ne veux plus jamais rien comprendre. Laissez-moi rejoindre mon bonheur ! L’ivrogne a bien fait son travail mais à présent, je suis trop éloignée de la route et pas de témoins, personne pour admirer mon chef d’oeuvre, s’horrifier de ma carcasse.

Ah ? Du bruit ? Des enfants, un sifflet pour sonner le rassemblement. C’est des scouts. Parfait ! Des enfants découvriront mon crime ! Les pauvres, je me fais une joie de voir leur visage se tordre par la peur. Vous imaginez ? Puis le chef scout et son ridicule short vert kaki viendrait, incrédule, tiré, poussé par l’enfant horrifié. Va-t-il vomir ? S’évanouir comme une demoiselle ? Je suis vraiment curieuse… Des pas tout près de moi… Combien de temps s’est écoulé depuis ma mort ? Mon amour, j’arrive ! Les enfants jouent et poussent des cris d’amusement de temps a autre, c’est joli à entendre… Dire que bientôt ils crieront de peur. Je n’y peux rien, ils avaient qu’à me retrouver avant, c’est la faute de la femme et son enfant, de vrais inutiles ces deux-là ! A présent je pourris ici depuis presque un an je crois… Je suis sûre que les amis pensent à une fugue, ils m’imaginent bien loin, droguée et folle sur les rues de quelque capitale lointaine. La famille finira par se demander si j’ai vraiment existé. J’aime cette impression de dissolution, de non-existence graduelle… Après tout, je n’existe que pour mon amour, le reste ne compte pas. Depuis le temps, j’avais oublié ce que voulait dire le mot animation. Je me demande à quel jeu ils jouent.

Cache-cache ! Je sais ! Y a un enfant qui s’est caché dans un buisson tout près de moi, on ne tardera pas à me découvrir ! Je frémis déjà d’impatience ! Il avance, il recule… Il ne sent donc pas ma pestilence ? Un cadavre comme le mien, en milieu humide, faut pas être un génie pour savoir que ça pourrit vite ! Aujourd’hui est mon jour de chance, aujourd’hui je pars pour toujours au paradis de l’amour ! Ah, enfin une réaction ! Mais, ça pue ici ! Oui, oui, petit, approche ! Tu n’es pas curieux ? Tu veux pas découvrir d'où vient cette puanteur ? Viens ! Je sais, t’auras du mal avec la vie plus tard, mais le monde est fait d’horreurs, alors autant commencer dès le plus jeune âge, tu ne crois pas ? Comme ça, t’auras une chance de t’y habituer et de résister. Viens, tu le regretteras mais moi je serai enfin heureuse. Il y a que mon amour qui m’importe. S’il te plaît, viens… Je suis pas belle à voir, mais toi seul me libérera et si tu veux, je te protégerai, je serai ton ange de la garde, si on me le permet là-haut. Viens…

Il est venu, le gamin, il s’est approché. Maladroit et hésitant, chaque pas le rapprochait inéluctablement de mon horrible spectacle. Il allait bientôt m’apercevoir mais non, la malédiction me poursuit ! “Jacques, reviens tout de suite !” Heureusement le gamin est têtu, il ne répond pas et voici bientôt le chef scout qui vient aussi à ma rencontre. Il est grand, il m’a vu. Incrédule, il s’approche. Tiens, c’est François, un ami… Il me reconnaîtra ? Il recule, se cache le visage, vomit tandis que l’enfant ne cesse de lui demander : qu’est-ce qui se passe ? Qu’est-ce qu’il y a ? Tu es malade ? Mais non, il n’est pas malade, juste un peu choqué par ce spectacle : un cadavre tout pourri, rongé par la vermine et mutilé, c’est pire qu’un film d’horreur ! Ma robe blanche n’est plus que loques ensanglantées et boue. Moi qui voulais être belle quand on me retrouverait ! La marguerite de mes cheveux avait complètement disparu. François ne m’a pas reconnu, peu importe. C’est vrai que dans cet état, difficile à dire qui je suis ! Je n’y peux rien si la police est totalement inutile et ne m’a pas retrouvée ! Ils n’avaient qu’à faire des efforts. Et moi qui suis restée ici tout ce temps alors que mon amour m’attend de l’autre coté !

Ah, François se remet de ses émotions. Que va-t-il faire ? Et hop, un coup de sifflet, rassemblement ! L’air de rien, comme s’il n’avait rien vu, il explique à ses petits scouts qu’il est temps de rentrer. Faite une ligne deux par deux, en avant, marche ! Sa voix tremble, il n’arrive pas à contrôler ses mouvements maladroits et pantois. Hey ! Tu vas appeler la police au moins ? S’il te plaît… Ca fait si longtemps que je traîne sur ce bord de lac ! L’endroit est merveilleux, d’accord, mais le paradis qui m’attend de l’autre coté, mon amour ! Laisse-moi les rejoindre, je suis fatiguée de contempler le ciel…

Le 15 mars 2003, exactement un an après ma mort, sont arrivés des policiers et leurs chiens. C’est François qui les avait prévenus ! Ils ont pris des photos, un médecin légiste est venu. Ce n’était pas comme dans les films, ils n’étaient vraiment pas habitués à un cadavre comme le mien. Ils vomissaient, se bouchaient le nez. Hébétés, ils se savaient pas qui j’étais et on prenait tellement de photos que je me demandais bientôt si j’allais paraître en première page du journal. Célèbre après ma mort, comme bon nombre d’artistes ! On me touche, on me retourne mais j’y laisse un bras. Enfin, ce qui restait de mon bras : quelque chair noircie sur un os déjà mou. On me met sur un brancard, on me monte sur une ambulance. Moi, il n’y a personne qui me prend la main, personne qui se soucie de mon état, je suis morte.

Je me demande à quel moment vais-je m’envoler vers ce paradis que mon amour m’a si longtemps décrit… Quelqu’un referme un sac sur moi, et soudain tout devient noir. Je suis enfermée dans un sac ! Sûrement que je vais aller à la morgue, je sens le moteur de l’ambulance qui commence à ronronner. Adieu lac de ma mort ! A bientôt renards affamés ! Belle vie à l’oiseau qui volait jadis si loin ! Adieu terre, soleil, lune ! Adieu parents, amis, misère et cris ! L’entre-deux mondes est bien joli, mais je suis impatiente de revoir mon amour ! Quel futur ? Quelle éternité ? Mais ne me secouez donc pas ainsi, ne voyez-vous pas que mon corps va se disloquer ? Tiens, un accident… L’ambulance bascule, des hommes crient. Un coup sec, l’un d’eux meurt en poussant un râle immonde. Mon corps se brise en mille morceaux, bonne chance pour tout remettre ensemble ! Et puis le silence, plus rien. Je ne vois que le plastique noir qui recouvre mes restes.

Un drôle de bruit… Comme un coeur qui bat… Tiens, j’ai comme une impression de flotter… Comme si j’avais un corps à nouveau… Mon amour ? Tu es là ? C’est donc ça le paradis ? J’étends mon bras à tâtons et je sens une chair gluante. Tout est noir, je ne comprends rien…Quel calme ! Quelle paix ! Je continue cette exploration pour essayer de comprendre où je suis. Je sens un autre corps à proximité. Il flotte, tout comme moi. C’est vraiment ça l’éternité ? C’est étrange, je l’imaginais autrement… Et ce bruit infernal ! Un son grave qui se répète à l’infini ! L’autre corps me prend la main. Mon amour ! Je me sens défaillir, je n’arrive pas à le croire ! Tu m’as tellement manqué… Il me regarde et me sourit. Soudain, je vois à nouveau. Nous flottons dans une eau poisseuse, je le regarde… Un bébé ! Un petit enfant à la chair rose et fraîche me tient par la main. Mais que s’est-il passé ? Tu as tellement tardé qu’il nous a fallu retourner sur terre…Je suis désolée… Mais, nous sommes alors jumeaux ? Nos âmes sont liées pour toujours ! Une vie à tes cotés, que demander de plus ! Oh, les cris et le malheur, je connais ! Le paradis, ce sera pour la prochaine fois… Je t’aime ! Il me sourit, on se sent si bien ici, au chaud, bercés par le son du coeur de notre mère… À quoi ressemble-t-elle ? On ne sait pas, on verra bien ce que nous réserve le sort. Tant que nous restons ensemble, rien ne peut nous arriver. Je me serre contre lui. Ca faisait si longtemps que j’attendais ce moment ! Au loin, j’entends des voix étouffées : “Vous voyez madame ? Ils se tiennent par la main !” “Oh que c’est mignon !”. Et de longs mois de tranquillité se sont écoulés dans le bonheur le plus absolu. Juste toi et moi dans une planète rien qu’à nous. J’aurais aimé ce moment éternel ! La mort me semble interdite, mais je ne regrette rien. Une vie entière à ses cotés est le plus beau des cadeaux ! Me pardonnes-tu ? Voudras-tu oublier ta mort ? Oublier ma mort ? Reprenons tout depuis le début et défions le sort de nous séparer ! Toi et moi, c’est à la vie, à la mort. Et jamais personne ni rien ne pourra nous séparer. À jamais, pour toujours.

Un tremblement, une secousse. Je panique et lui aussi. Le coeur de mère bat très fort, je sens de voix étouffées qui lui donnent des conseils. La secousse se poursuit, on a peur ! Un long tunnel éblouissant s’ouvre à nous. L’eau sur laquelle nous flottons se déverse à flots et nous entraîne irrésistiblement au dehors. Je me serre très fort à mon amour, j’ai si peur ! Tout devient brusque, dire qu’on s’était habitué au doux mouvement de la respiration de mère… Je vais regretter cet astre de paix et de bonheur, je ne suis pas sûre de vouloir à nouveau exister ! Reste avec moi mon amour ! Sinon, je n’aurai pas le courage… Au bout du tunnel, un homme, un dieu que sais-je nous tend les bras, comme pour nous inviter. On meurt ? On vit ? Tout ce que je demande, c’est de rester avec toi. A nous la vie ! Je me sens tirée, arrachée. Séparée de mon amour ! Non ! Je suis horrifiée et je crie, éblouie, on m’a attiré au bout du tunnel lumineux et des bras gigantesques me serrent très fort, mère pleure des larmes salées. J’entends un autre bébé crier et je me calme : mon amour est en vie aussi ! Ils l’ont mis à coté de moi, dans les bras de mère. On se regarde, on ne se lâchera plus jamais. Mon amour déborde, m’envahit, m’étouffe d’émotion… Et Puis après, je ne me souviens plus de rien. Un bruit assourdissant, une explosion, des cris. Plus rien. Plus rien. Je ne sais pas.

Auteur : Carmen SILVA

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