Alter Ego

Cette silhouette qui court sur le chemin de halage, pas de doute, il l’a déjà vue quelque part. Cette allure fragile mais décidée, ce blouson de cuir noir un peu rétro et ces vieilles baskets usées font soudain resurgir en Jonas d’anciens souvenirs bien qu’ils demeurent encore assez confus. Tout en la regardant s’éloigner, il est saisi d’une étrange sensation de déjà vu mais ne parvient pas à comprendre clairement la raison de son trouble et encore moins à donner corps à cette infime réminiscence. Pourtant intrigué, il suit la silhouette un long moment des yeux, scrutant l’obscurité naissante jusqu’à ce qu’elle ne s’évanouisse totalement, absorbée par les ombres grandissantes qui emplissent à cette heure les chemins habituellement déserts qui bordent le canal. Déjà troublé de faire une rencontre dans ces lieux désolés où jamais personne ne s’aventure hormis quelques solitaires amoureux comme lui de la nuit, du silence et des vieilles pierres, il avait été encore plus surpris de croiser un jeune homme qui parcourait au pas de course cet étrange chemin jonché de débris d’anciens chalands aujourd’hui rongés par la rouille et qui semblaient désormais s’ériger naturellement du sol recouvert d’herbes folles, ombres fantasmatiques d’un passé aujourd’hui oublié. Il connaissait ce garçon, il en était intimement convaincu : depuis l’instant où ils s’étaient croisés quelques mètres plus haut, il n’avait pu se débarrasser d’un étrange sentiment, d’une sorte de malaise qui le poussait à s’attarder sur cette rencontre. Il fallait qu’il sache où il avait bien pu croiser ce jeune homme auparavant pour comprendre ce qui pouvait l’intriguer à ce point... Mais malgré tous ses efforts, il ne parvient absolument pas à se rappeler en quels lieux et en quelle circonstance il a pu faire sa connaissance. Pris d’une soudaine curiosité, Jonas se mit alors à augmenter peu à peu l’allure. Et malgré son âge, il se mit enfin à courir à son tour, comme contraint par une force invisible qui le poussait à rejoindre cet inconnu. Il ne parvenait pas à chasser de son esprit le regard qu’il lui avait lancé au moment où il le dépassait en courant, juste avant d’amorcer la descente vers le chemin: ils s’étaient presque heurtés et Jonas, surpris par l’arrivée inattendue et silencieuse du jeune homme, n’avait pu réprimer un sursaut accompagné d’un juron. Mais l’insulte s’était éteinte entre ses lèvres quand il avait croisé le regard du garçon : des yeux d’un vert profond, malicieux et rieurs, qui avaient semblé s’excuser pour lui avec espièglerie de l’affront qu’il venait de commettre. Alors Jonas s’était simplement écarté du chemin et avait laissé passer l’individu en oubliant aussitôt toute colère à son égard. Il était resté quelques instants immobile, les bras ballants, à regarder le jeune homme s’éloigner d’un train alerte, s’engageant avec un plaisir manifeste sur le chemin pierreux et sauvage aujourd’hui presque ignoré de tous. Après l’avoir accompagné du regard un long moment, il avait donc pris l’étrange parti de se mettre à sa poursuite car il ne pouvait supporter l’idée de l’avoir laissé s’enfuir sans réagir. Mais qu’allait-il lui dire ? Allait-il même oser lui adresser la parole ? Et pour lui dire quoi, d’ailleurs… Jonas sentait pleinement tout le ridicule de sa situation mais il était intimement convaincu qu’il devait le retrouver pour en savoir plus, quoiqu’il arrive.

Tout en augmentant l’allure, il fouillait fébrilement des yeux le décor qui l’entourait : des arbres massifs se découpaient en ombres gigantesques sur le ciel opaque de ce début de nuit où ne perçait aucune étoile et le bout du chemin où avait disparu le jeune homme s’évanouissait à présent dans les ténèbres. La seule lueur qui trouait désormais l’obscurité à plusieurs mètres devant lui ne provenait plus que du reflet languide des eaux stagnantes et de la lune naissante. Jonas s’aventura alors un peu plus profondément dans le chemin et déboucha directement sur la berge, juste à côté d’une ancienne écluse. L’endroit semblait absolument désert et il se sentait particulièrement angoissé, bien plus qu’il n’aurait certainement dû l’être, à l’idée de ne pas retrouver le jeune homme. Après quelques pas hésitants en direction de l’eau, il allait se décider à continuer un peu plus loin sur le chemin qui bordait la rive, quand il aperçut au loin une silhouette accroupie sur la petite passerelle formée par l’un des bras de l’écluse qui plongeait dans les eaux glauques du canal : il reconnut tout de suite l’allure si particulière du garçon et le contempla un instant alors qu’il paraissait absorbé dans quelque rêverie. Mais il ne put retenir un léger frisson en voyant l’adolescent se passer lentement une main dans ses cheveux mi-longs pour en tortiller une mèche avant de la lisser méthodiquement d’un air absent, d’un geste à la fois doux et impérieux, avant de la porter à sa bouche. Bien qu’excessivement commun, ce geste le bouleversa pourtant car il évoquait en lui un sentiment, une sorte d’appel inconscient. Cette nonchalance, ce regard perdu dans la nuit, le goût légèrement âcre des cheveux sur la langue, tout cela le ramenait soudain à sa propre existence, à sa jeunesse et à sa propre contemplation du silence, à son amour de la nature, dans ce qui n’était en cet instant non plus un rêve mais plutôt un souvenir.

La gorge nouée d’appréhension et de doutes, Jonas se dirigea alors à son tour vers l’écluse pour rejoindre le jeune homme. Il avançait lentement, le souffle retenu, progressant aussi discrètement qu’il lui était possible afin de ne pas manifester sa présence, pas encore… Mais malgré tous ses efforts, il vit bientôt l’étrange garçon tourner son visage vers lui, très lentement, comme au ralenti. Chacun de ses gestes semblait durer une éternité, comme privé de consistance et de réalité, mais tout cela n’était peut-être qu’une illusion des sens de Jonas qui demeurait pétrifié, ne sachant encore s’il devait rebrousser chemin sur le champ ou tenter d’expliquer du mieux qu’il le pouvait l’incongruité de son comportement au jeune homme. Mais celui-ci ne semblait aucunement effrayé ou surpris de la venue du vieil homme. Bien au contraire, c’est d’un regard plein de chaleur et de complicité qu’il accueillit le nouvel arrivant : d’un geste, il lui intima de venir s’asseoir à ses côtés et ils restèrent ainsi de longues minutes sans échanger un mot, les jambes ballantes au-dessus de l’onde. Ce fut Jonas qui rompit en premier le silence, gêné de la tournure que prenaient les événements :

« __ Excusez-moi. Euh…Je ne voulais pas vous déranger, jeune homme. En fait, je ne sais pas vraiment pourquoi je suis là, pourquoi je vous ai suivi jusqu’ici…. Mais n’ayez surtout aucune crainte et n’allez pas me prendre pour un dérangé, je ne vous veux absolument aucun… »
Le jeune homme l’interrompit d’un sourire et lui fit signe de garder le silence d’un geste doux et amical. Il se tourna vers Jonas et le regard qu’il lui lança parut à celui-ci le plus tendre et le plus pur qu’il ne lui eût été donné de recevoir et de partager. Il fut instantanément empli d’une chaleur si puissante qu’il aurait pris le jeune homme dans ses bras pour le serrer très fort contre son cœur, si la décence et la gêne de ressentir de tels élans à l’égard d’un inconnu ne l’avaient pas retenus. Son cœur battait la chamade dans sa poitrine et la situation lui semblait si grotesque qu’il n’osait regarder le garçon. Un nouveau silence s’établit alors entre les deux hommes, le vieil homme et l’adolescent fixant tous deux les profondeurs du canal et les eaux boueuses qui charriaient des formes rendues obscures par la nuit. Quelques minutes s’étaient écoulées ainsi quand la voix du jeune homme s’éleva tout doucement dans la nuit, presque timidement. Jonas frémit en l’entendant mais elle lui parut aussitôt extrêmement familière et il fut de nouveau empli de cette inquiétante et troublante sensation d’intimité. Son compagnon avait entonné une vielle comptine aux paroles désuètes et Jonas fut quelques secondes avant de la reconnaître. Il se glaça pourtant d’un coup en réalisant que cette chanson était la même que celle que lui chantait sa mère pour qu’il s’endorme lorsqu’il n’était encore qu’un tout jeune enfant, sa vielle maman disparue depuis déjà bien longtemps. Il n’avait jamais réentendu cette chanson. D’ailleurs, il n’avait jamais pensé que quelqu'un d’autre que lui pouvait la connaître et la chanter. Et cette voix, cette voix…

Puis tout devint subitement très clair… Etrangement, Jonas se sentit extrêmement serein, apaisé par cette révélation. Il se tourna vers le jeune homme, plongea ses yeux dans les siens et poursuivit la comptine avec lui. Les paroles lui revenaient naturellement, comme s’il ne les eût jamais oubliées… Puis lorsqu’ils eurent terminés, il se saisit de la main de son compagnon, la serra très fort et lui demanda :

« __ Quel âge as-tu ? Pourquoi es-tu ici ?… 
 __ A ton avis ? Lui répondit doucement l’adolescent, le regard désormais voilé d’une infime tristesse. Tu dois bien le savoir, n’est-ce pas ? J’ai bien changé à ce que je vois, ajouta-t-il dans un demi sourire. Et moi, quel âge ai-je donc maintenant ?
__ J’ai soixante deux ans. Et toi, tu ne dois pas dépasser les dix sept, si je ne me trompe pas. J’ai toujours adoré ce vieux perfecto, dommage que je l’ai perdu l’année de mes dix huit ans…
__ Que nous l’ayons perdu, Jonas, pas toi ni moi, nous…
__ Qu’est ce qui me prouve que tu es bien moi. C’est incroyable après tout…
__ Justine, la fille de la voisine au 19 de la rue des Bons Enfants, le baiser sous le porche. Elle était si belle… Tu ne peux pas avoir oublié ton premier amour. Et cette étoile que nous avons découverte un soir, rappelle-toi, comment l’avons-nous nommée pour que personne d’autre ne s’empare de notre galaxie ?
__ Speranza, répondit Jonas après une courte hésitation, Oui, c’est cela, je venais d’apprendre ce mot en espagnol… Mais alors, pourquoi es-tu revenu ? Est-ce que je vais mourir ? Oui, c’est cela, hein ? Je vais bientôt mourir et tu viens m’emporter avec toi ?
__ Non, non, calme toi ! Ce n’est rien de tout cela ! Le jeune homme effleura du bout du doigt la joue de Jonas et le contempla quelque temps en silence. A ce frêle contact, des myriades de souvenirs affluèrent dans l’esprit de Jonas. En regardant cette face juvénile qui avait été sienne et qu’il avait été bien près de ne pas reconnaître, toute son enfance, toute sa jeunesse lui revenaient, plus vivaces que jamais, tandis que son jeune compagnon apprenait tout ce qui allait être sa vie future. Une larme roula soudain le long de la joue de Jonas et vint s’échouer sur la main du jeune homme restée en suspend, sur la main de l’autre qui partageait son propre corps, sa propre pensée et qui devenait juge de ses futurs égarements.
__ Cette larme, c’est une de moins que je n’aurais à verser, prononça lentement l’adolescent, les yeux rivés sur la minuscule goutte opaline qui semblait suspendue au bout de son doigt, figée, atemporelle. Un minuscule sourire se dessina alors sur ses traits qui se détendirent enfin pour redevenir tout à fait sereins. En fait, je crois que je peux te laisser continuer pour nous deux, j’ai confiance désormais.
__ Comment cela ? Que veux-tu dire par là, tu es venu juger de ma conduite, tu es venu ici juger de ton avenir ? Qui prétends donc tu être, ma conscience, peut-être ?
__ Non, ce n’est pas cela. Ne t’énerve pas, je t’en prie, ne gâche pas ce moment... En réalité, je suis mort, déjà. Ta jeunesse est morte, Jonas, et tu le sais très bien… Mais tu sais aussi que tu ne dois pas en être malheureux car c’est ainsi ; tu as fais ta vie et nous avons dû nous séparer. Mais comme tous les morts, j’ai eu le choix de revenir un instant sur terre et j’ai décidé de te rendre une dernière petite visite… Et j’aime ce que je suis devenu. Oui, j’ai donné naissance à quelqu’un de bien, je crois. En tout cas, à quelqu’un de fidèle à ce que j’ai été et à mes sentiments, à nos sentiments. Et c’est sûrement pour cela que les jeunes ont des idéaux parfois incompréhensibles pour vous : pour vous donner les moyens, si ce n’est l’envie, de les réaliser. Et c’est pour cette raison que j’ai confiance… En fait, je crois que je suis simplement venu me rassurer. Me donner la chance de croire en un avenir ; un avenir qui passerait par toi, par ce que tu as vécu et ce qui te reste encore à vivre. Et désormais je peux me retirer en paix. Merci…
__ Et maintenant, que va-t-il se passer ? Tu ne vas pas me quitter encore une fois ?
__ C’est à toi d’en juger, Jonas… Souviens-toi seulement que je ne suis jamais bien loin…
Sur ces mots, le jeune homme lui sourit une nouvelle fois, une dernière fois, un sourire radieux et complice qui s’évanouit à mesure que la silhouette du garçon disparaissait dans les ténèbres du canal, engloutie par les ombres difformes qui se mourraient au pied de l’écluse abandonnée.

Jonas fut bientôt de nouveau seul et il reprit lentement son chemin, les yeux rivés sur un objet ou un endroit dont lui seul avait connaissance. Il fredonnait une étrange comptine qu’il avait entendu il y a maintenant bien longtemps de cela, sûrement à l’époque où sa mère vivait encore. L’air fraîchissait et il se mit en devoir de presser le pas pour regagner sa demeure. La promenade avait été agréable, une fois de plus. Depuis qu’il avait douze ans, il avait toujours adoré venir marcher seul au bord du canal : c’était l’un des rares moments où il se sentait vraiment libre, vraiment en paix. Pourtant, ce soir, une question le tourmentait un peu, sans qu’il ne puisse réellement trouver de raison particulière à cela : pourquoi donc avait-il en tête ce vieil air qu’il avait oublié depuis tant d’années et qui semblait ce soir ne plus vouloir le quitter ? Il chassa bientôt cette idée de son esprit et enfouit ses poings bien au fond de ses poches. Il contempla un dernier instant le ciel qui commençait à se perler d’étoiles et il sourit. Pour une fois, il était heureux. Un peu seul, certes, mais vraiment heureux…

Auteur : Peggy Van Peteghem

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