Cédille

Un jour où je me promenais le long d’un sentier sinueux bordant le lac d’Elthor, j’aperçu cet immense saule pleureur sur la berge d’en face. Ses branches touchaient la surface de l’eau et s’ouvraient sur elle, mimant un visage encadré par deux rideaux de cheveux longs.
Cet arbre exerçait sur moi un attrait mystérieux. Je distinguai à peine le tronc tant les branches feuillues ne filtraient que peu de lumière solaire pour éclairer ce cercle magique. Le sol autour du tronc sombre était parsemé, ici et là, de quelques tâches lumineuses, ajoutant encore au charme de l’endroit.
Derrière le saule, s’élevait une falaise parcourue par d’autres marcheurs. Ils passaient au-dessus du saule sans le remarquer.
Vu d’ici, le décor me faisait penser à un embryon de forêt se développant dans le ventre maternel de la Terre. Je voulais trouver le cordon ombilical pour communiquer avec cet arbre.
Je mis plus d’une heure à faire le tour du lac et parvenir au lieu dit. Je m’avançai au bord de la falaise, m’allongeant sur le ventre, la tête dans le vide. Je n’aperçu pas la cime de mon saule.
J’entrepris alors de longer le flanc gauche du promontoire naturel et découvris un buisson de ronces – certainement plantés là pour dissuader les marcheurs d’approcher, alors que le chemin se rapprochait du vide. Je pensai avoir trouvé l’entrée secrète. Ce qui me fut confirmé quand je jetai un œil par-delà le végétal et notai qu’en réalité, une allée de ronces semblait descendre vers le lac d’Elthor. Vers le saule. Je regardai autour de moi, m’assurant de ma solitude avant d’enjamber prudemment les premiers buissons pour ne pas marquer mon passage. Ignorant la douleur cuisante de mes chairs mises à vif, je poursuivi ma lente et épineuse descente vers le lac. Les épineux étaient arrêtés par les lianes du saule, lianes qu’il m’a suffit d’écarter pour me frayer un passage vers l’Eden retrouvé.
Le lac se soulevait par de fines vagues comme s’il voulait reconquérir son territoire empiété par le saule. Les branches de l’arbre recouvraient parfaitement les limites de la petite lande de terre dont le sol était couvert d’un tapis verdoyant d’herbe douce et fraîche sous la plante des pieds. D’ailleurs, le sol était vierge de toute fleur.
Au centre de cet espace céleste, se trouvait le tronc noueux parcouru de lianes tombantes, comme si l’arbre avait voulu atteindre le ciel. Ce ciel si haut que le saule avait finalement désespéré l’atteindre un jour et s’était mis à pleurer ses branches vers la terre, formant ainsi un cocon le préservant de l’extérieur.
Au fil du temps, je vins passer de plus en plus de temps sous cet arbre. Je pouvais rester des jours sous ses lianes bienveillantes qui me protégeaient du soleil brûlant de l’été. J’étais comme un fuyard ayant trouvé un refuge où me reposer tranquillement, loin de l’agitation permanente et bruyante du village. Ici, je me laissai aller à la nature, ne me préoccupant de rien, laissant simplement le temps couler le long de mon existence.
Souvent, je m’allongeai dans l’herbe durant des heures où je rêvais. Sous ce saule, je fis mes plus beaux songes, comme s’il m’aidait à voir un autre monde où la vie serait différente. Parfois, j’avais la nette impression qu’il me parlait. Je ne saurais dire s’il s’agissait d’impressions réelles ou oniriques, mais je ressentais son appel au plus profond de mon être. Je ne comprenais pas ce qu’il me transmettait, j’essayais de me concentrer, de saisir ses murmures, mais rien n’y faisait, j’y restai sourd.
Cependant, j’en vins à penser que l’arbre avait autrefois été un homme nommé Elthor, lui-aussi venu se réfugier ici. Il y serait mort et de sa dépouille aurait surgi ce saule pleureur.

*

J’étais ici depuis quelques jours quand il m’arriva quelque chose d’incroyable.
Un matin, je prenais un bain dans le lac, en veillant à rester dans l’ombre d’Elthor, dans l’espoir que l’eau me protégerai des relents de la civilisation où je devais retourner, chercher de la nourriture. Voulant retarder au plus ce départ, je décidai de me sécher et de méditer assis, le dos appuyé contre le tronc du saule.
Je fus sorti de ma rêvasserie au son d’un plongeon, trop fort pour provenir du saut d’un poisson. Toutefois, à cause de ma torpeur, le son a pu avoir un effet de surprise sur mon organisme qui l’aurait alors amplifié. Mais les remous concentriques parvenant à franchir la barrière des lianes traînantes sur l’eau, vinrent confirmer que ce n’était pas un poisson. Ou alors, c’était un poisson particulièrement gros qui aurait fait la joie d’un pêcheur chanceux.
Après quelques instants, je discernai un changement dans les remous. Ils étaient moins agités et plus fins. Moins concentriques et plus elliptiques, comme si un bateau s’approchait.
Sur le qui-vive, je me levai, masquant de ma main la lumière aveuglante du soleil couchant braquée sur moi à travers l’ouverture des lianes, pour espérer apercevoir l’intrus potentiel. C’est alors qu’elle apparue, flottant au-dessus de l’eau tel un fantôme errant sur Terre. Sa barque s’approcha et je pu mieux la distinguer. Ses cheveux noirs claquaient dans l’air, s’alliant à merveille avec son visage laiteux. Ses iris étaient comme deux îles bleues au milieu d’un océan de nuages blancs. Son corps fin et élancé se dressait par-dessus la barque, telle la reine des ténèbres… Il ne lui manquait que des ailes la propulsant, elle et son navire.
Lentement, l’embarcation toucha la berge sous mes yeux ébahis, sans que la femme ne vacille. Ses yeux se fixèrent aux miens pendant qu’elle descendait de la barque avec une grâce convenant parfaitement au lieu. Elle s’avança vers moi et je découvris l’horreur se balançant au bout de son bras droit. Un crochet d’argent. Ne me sentant pas l’âme d’un Peter Pan, je restai pétrifié, telle la mouche prisonnière de l’araignée, devant cette mystérieuse et inquiétante créature.
Après quelques pas seulement, elle s’arrêta et observa les alentours avant d’accrocher à nouveau son regard au mien. Elle pointa son unique index dans ma direction et me fit signe d’approcher. Mes jambes se mirent en marche, sans l’aide de ma volonté... Envoûté, je m’arrêtai tout de même à une distance respectable en face d’elle, ne sachant pas si c’était l’œuvre de son souhait ou de ma peur. C’est alors qu’elle chuta comme une feuille à l’automne, levant ainsi le sortilège. Cependant pas assez vite pour me donner le temps de la rattraper. Je me mis à genoux et lui fit signe de ma main, n’osant entrer en contact avec cet être parfait. Malgré mon bain purifiant, j’avais peur de la souiller avec mes mains. Comme elle refusait d’ouvrir les yeux, je lui tapotai délicatement les joues, les effleurant presque. Pourtant, la culpabilité s’empara de moi à la mesure de mes doigts secouant son visage d’ange.
Lentement, elle ouvrit ses yeux qui me firent plonger dans un abysse profond et hypnotique. Sa bouche s’ouvrit et souffla :
 Où suis-je ?
 En sécurité, répondis-je ne sachant pas si je parlai à elle ou à moi-même… Sur le domaine de mon ami Elthor, le Pleureur.
Elle porta la main à son ventre. Je retins ma respiration, me préparant à supporter la vue de n’importe quelle blessure sanglante et exubérante inscrite sur sa peau qui devait être si blanche sous sa tunique sombre.
 J’ai faim. Quatre jours que j’erre sur cette barque sans rien manger…
Soupir de soulagement.
 Je vais aller chercher de quoi vous nourrir au village, je serai de retour dans une demi-cloche
 Ne me laissez pas seule, il pourrait surgir de n’importe où !
Froncement de sourcils. Mon ton devient grave et sûr, protecteur et confiant. La pauvre devait délirer. Quatre jours sans manger, ça ne devait plus tourner rond dans sa tête. Qui serait assez fou pour s’en prendre à pareille beauté ? Pensai-je.
 Ne vous affolez pas, mon ami Elthor vous protègera. De ses lianes il fouettera n’importe quel intrus.
Elle allait riposter alors ma folle confiance m’entraîna à barrer sa bouche de mon index, dans un geste qui se voulait apaisant. Je la regardai dans les yeux et lui chuchotai :
 Ne dites plus rien, nous en rediscuterons quand vous serez rassasiée et reposée. N’ayez crainte, je serai bientôt de retour.
Je partis immédiatement, ne lui laissant pas le temps de répondre.
Malgré les ronces, je rejoignis rapidement le chemin caillouteux, l’esprit assailli de mille questions sur cette mystérieuse femme. D’où venait-elle ? Qui était-elle ? Où allait-elle ?
Heureusement, la maison familiale était en périphérie du village. Cependant, au plus je m’éloignais d’elle, au plus je me sentais fou de la laisser seule. Et si elle s’enfuyait ?
Je sentis alors mon cœur s’alourdir et mon corps se couvrir de chair de poule. Comment diable était-ce possible ? Je ne l’avais vu que quelques minutes avant de partir et déjà, c’était comme si je la côtoyai depuis des jours. Aussi idiot que cela puisse paraître, elle me manquait.
Je couru encore plus vite les derniers mètres, pénétrai dans la maison et me dépêchai de prendre quelques provisions et de l’eau à la cave avant de repartir en sens inverse, heureux que mes parents n’aient pas été présents.
Le cœur palpitant sous l’effort, je sentis la pression se relâcher. J’allai bientôt la rejoindre. Je n’avais même plus conscience de la lourdeur de mes jambes, j’avais l’impression de voler. Toute ma conscience était dirigée vers elle, cette créature envoûtante… Où alors étais-je à ce point naïf, de me suggérer le coup de foudre ? Non, cela venait forcément d’elle, de nous, notre rencontre. Deux âmes sœurs se retrouvant dans un endroit abandonné à la mystique. Quoi de plus romantique ? Même mes fantasmes n’osaient s’aventurer si loin.
Je me jetai littéralement dans les ronces, insensible à la douleur et me préparant à la voir, les yeux exorbités. Dans la pénombre du refuge, j’aperçu son bras étincelant le long du tronc d’Elthor. J’arrivai sous le saule pleureur et la vit, appuyée contre le large tronc, les yeux fixés sur le rivage, à épier la brume qui tombait sur les eaux.
Je voulais m’asseoir furtivement à côté d’elle, comme l’amant se glisse dans l’intimité de sa dulcinée, rejetant ainsi le reste du monde. Mais le monde se manifesta lourdement et je m’affaissai littéralement contre elle, la faisant vaciller.
Mon corps se raidit et le sang afflua sous mes joues. Une chaleur intense se propagea partout dans mon corps et me fit transpirer abondamment. Mes muscles, sous l’emprise de multiples crampes, m’empêchèrent de me redresser. Je dus faire un gros effort pour articuler des paroles d’aide.
 Vous auriez pu prendre votre temps ! Dans quel état êtes-vous ! me dit-elle d’un ton malicieux et pouffant de rire. Ce n’est pas quatre jours de jeûne qui allaient me tuer. Laissez-moi faire…
Elle m’allongea au sol avant d’étirer l’ensemble de mes muscles. Ses douces mains parcourant mon corps meurtri eurent le don de me détendre. J’eus cependant la désagréable impression que mes crampes migraient vers mon sexe… Je me redressai immédiatement. Ma tête était une véritable fournaise, difficilement soutenable avec cette femme qui jetait du bois dans ce brasier de par sa simple présence, et avec cette eau devant moi. Cette eau qui pourrait m’éteindre, à condition que je sois nu… Ce n’était pas le moment. Aussi, ramenai-je mes jambes contre mon torse en évitant soigneusement de la regarder dans les yeux.
 Vous me faites rire. Si on m’avait prédit ce qu’il vient d’arriver, je n’y aurais jamais cru ! Mais c’est efficace ! Je vous rencontre en étant à la limite de la panique totale et finalement, c’est moi qui vous viens en aide. C’est un comble. Ca sent bon ce que vous avez ramené… Je peux ?
J’acquiesçais de la tête, me trouvant encore honteux et incapable d’articuler le moindre mot. Je la regardai manger. En silence. Hypnotisé par son visage… Je n’arrivais plus à penser. Elle s’était imposée dans mon esprit.
Quelques bouchées plus tard, elle me demanda de sa voix douce et fluide qui était Elthor.
 Elthor est mon ami. C’est l’arbre sous lequel nous nous trouvons. Il est à l’écart de la forêt, comme je fuis l’agitation de mon village. C’est mon frère végétal. Je passe beaucoup de temps ici. Seul le bruit du vent filtré par ses lianes m’apaise et me donne l’impression qu’il me parle.
 Mon sauveur est un poète ami des arbres ! J’ai vraiment de la chance ! Je ne sais comment vous remerciez…
 En me donnant votre prénom. Je suis Sylvain.
 Et je suis Cédille. Enchantée.
 Comment êtes-vous arrivée à moi ?
Alors que je reprenais courage, son visage à elle s’assombrissait.
 Je ne suis pas sûre que vous ayez envie d’entendre cette histoire… Je ne veux pas vous faire de mal…
 Vous n’en seriez pas capable !
 N’en soyez pas si certain, me dit-elle en passant son crochet le long de ma joue. Mais pour le moment, il vaudrait mieux dormir, je suis exténuée…
A peine effrayé et plus amusé de son comportement, je lui montrai mon coin d’herbe préféré pour qu’elle s’y allonge. J’y faisais toujours des rêves magnifiques, mais cette nuit-là je pouvais m’en passer…
Je l’a laissée s’installer et allai tremper mes pieds dans le lac, pensant toujours à ce qui m’arrivait. Depuis toujours, cette impression d’être un puzzle auquel il manquait une pièce m’obsédait. Ce trou se transformait peu à peu en néant, comme si son diamètre s’élargissait de façon à pouvoir m’y aspirer un jour. Cédille venait de mettre fin à cette angoisse en comblant le vide de mon puzzle. Je ne pouvais pas l’expliquer, c’était la bonne pièce. Après des années à chercher celle qui m’achèverait en tant qu’être existant, sans jamais la trouver, je n’étais plus au stade du désespoir, mais à celui de l’oubli, de la résilience. Et voilà qu’une merveille de femme me tombait du ciel. Comme une évidence.
Qui aurait cru qu’en réalité, c’était le pire cauchemar que l’on puisse imaginer ?

*

Le lendemain matin, alors que le soleil se levait, j’ouvris les yeux et… Elle avait disparu.
Observant plus attentivement le refuge, je vis une deuxième barque… Alors, elle était réellement poursuivie. J’avais complètement oublié cet avertissement qu’elle m’avait donné après avoir accosté. J’aurais du m’en souvenir et veiller toute la nuit. Mais l’humeur frivole de Cédille hier soir avait éclipsé cette menace.
Il n’y avait qu’un seul endroit par où s’enfuir – sans nager, bien évidemment. D’ailleurs, les lianes séparant le refuge du chemin de ronces étaient arrachées, gisant au sol. L’intrus avait osé mutiler Elthor !
Poussé par la haine, je gravis le chemin dégagé par l’intrus – ce qui rendait l’ascension nettement plus facile, mais risquait de révéler le passage aux marcheurs. Adieu ma tranquillité !
Je fus vite sur la piste caillouteuse et embrumée, si bien que je ne voyais pas très loin devant moi. Par où étaient-ils partis ? A gauche ou à droite ? Ou alors… Tout droit, dans la forêt ? C’était le lieu idéal si Cédille voulait échapper à son poursuivant. Il était plus facile de perdre quelqu’un au milieu des arbres que sur un chemin dégagé.
J’observai d’un œil noir la lisière de la forêt. On la prétendait hantée par toutes sortes de monstres. Certainement des légendes. Les forêts sont propices à un climat de peur, il suffit d’entendre un bruissement soudain provenant d’un buisson pour s’imaginer une bête immense et assoiffée de sang. Mais tout ragot à son fondement. Je ne m’y étais jamais aventuré très loin, préférant rester sous les branches rassurantes d’Elthor. Mais cette fois-ci, je devais affronter mes peurs, et partir à sa recherche.
Elthor… Pourquoi ne m’avait-il pas prévenu de cette intrusion ? Moi qui l’estimait tant. Il m’avait trahi.
Si je voulais revoir le visage de Cédille, je ne pouvais me fier qu’à moi-même. Elthor n’avait pas de jambes pour partir à la poursuite de cet être certainement malveillant. Il était temps pour moi d’assumer mon existence et de m’enfoncer dans cette forêt.
Soudain, un hurlement s’échappa des arbres, en même temps qu’une dizaine de corbeaux. Mauvais signe. Sûrement les loups ! J’étais pétrifié. Ces animaux étaient sensément exterminés dans la forêt. Les louvetiers l’avaient assurés l’an passé.
Seul le deuxième cri fut apte à me propulser en avant… C’était le sien ! Cédille. Vite, je franchis les premières lignes d’arbres. Au bout de quelques mètres, ressentant les vieilles crampes d’hier soir prêtes à se manifester, je m’arrêtai pour reprendre mon souffle… Où étais-je ? Je me sentais oppressé. La lumière du jour était éclipsée ici. Seuls subsistaient la brume, les craquement lugubres des branches et l’inquiétant souffle de l’air.
Un bruissement à droite me sortit de la torpeur, et je repris ma course acharnée. A force de courir et de me cogner contre les tronc d’arbres rugueux toujours plus près les uns des autres, mes vêtements étaient en lambeaux. La peur nouait mon ventre, mais je devais l’affronter et continuer malgré tout.
J’entendis alors un cri suivi d’un râle et d’un corps qui tombe. Je ralentis ma course jusqu’à une marche sur la pointe de pieds pour découvrir une dépression dans les arbres, au milieu de laquelle, un corps effondré se faisait dévorer par un loup.
 N’aies pas peur. Il ne te fera aucun mal.
Cédille avait prononcé ces paroles, assise à quelques pas du festin, dans l’ombre d’un arbre mort. Quel soulagement de la savoir vivante, mais en même temps, la situation avait changé. Elle m’avait tutoyé. Comme si, d’un seul coup, elle se trouvait dans un environnement familier. Comme si, sous cet arbre dépéri, elle était en sécurité, en confiance. Peut-être était-ce l’endroit qui me faisait voir le mal partout, mais quelque chose retentissait dans mon âme, comme un avertissement. Cependant, une question se formait déjà à mes lèvres, éjectant de mon esprit mes nouvelles craintes sans fondement :
 Qui est-ce ?
 Mon père. C’est lui que je fuyais ces derniers jours. Ne sois pas horrifié, il voulait me tuer. Je voulais te garder sain et sauf… C’est pour ça que j’ai fui. Heureusement, le loup m’a sauvé la vie !
 Pourquoi voulait-il vous tuer ? C’est votre père. Enfin, je ne comprends pas. Avez-vous fait quelque chose de…mal ?
 Je ne pensais pas qu’il me suivrait si longtemps…, murmura-t-elle. J’ai quitté le foyer familial. Mon père a assassiné ma sœur dans son sommeil, parce qu’elle voulait se marier, malgré l’Enseignement.
Elle s’arrêta là. Je lui laissai le temps de la réflexion, mais elle ne continua pas. J’étais abasourdi, n’importe quel père aurait été heureux de marier sa fille ! Peut-être que le prétendant était un homme mauvais, mais pourquoi tuer sa propre fille alors ? Et Cédille, cette inconnue amie des loups, avait-elle un prétendant ? Un homme à qui elle aurait donné rendez-vous en un lieu loin de son père, pour éviter le massacre ?
Mon regard se fit fuyant, cherchant un élément sur lequel se fixer et lutter contre cette impression d’équilibre instable. Je retombai alors sur le loup, babines saignantes et dégoulinantes de salive, occupé à festoyer, sans faire attention aux deux humains présents et toujours vivants. J’étais écœuré, tant par cette vision que par l’odeur. Il fallait que je me recentre sur l’important.
 Quel est cet enseignement ?
 Je ne suis pas sûre que tu veuilles entendre cette histoire. Il vaudrait mieux que tu sois préservé…
 Je veux vous aider, c’est vous qu’il faut préserver. Et pour ça, je dois connaître votre histoire, et vous mener à votre amant.
 Mon amant ? Mon père nous a appris, ma sœur et moi, à n’être dépendante de personne. Le mariage est tabou chez nous. D’ailleurs, pour parer à toute éventualité, il nous a coupé la main droite le jour de nos sept ans, pour ne pas qu’on les lui demande. C’est pour cela que j’ai ce crochet. Mais ce n’est rien, mon père nous avait tout expliqué, je trouvais ça normal. Maintenant, à dix-sept ans, j’ai compris qu’il avait trop de pouvoir… Après la mort de mon aînée, j’ai décidé de partir, mais il m’en a empêchée. Je ne sais pas ce qui l’a retenu de me briser les jambes. Il aurait mieux fait car j’ai fuit pendant la nuit. Mais, il m’a entendu et poursuivi jusqu’à cette forêt. Jusqu’à ce soir.
Elle racontait cela avec un calme remarquable. Mais, après avoir subi tant d’atrocités, je comprenais qu’elle ne soit pas émue de cette mort. Je comprenais pourquoi elle avait fuit la folie de son père. Elle recherchait avant tout la vie ! Je pouvais lui offrir. Pour commencer, je devais la ramener auprès d’Elthor.
Je m’approchai d’elle, prenant soin d’éviter de passer trop près du loup, et lui tendis ma main. Elle l’a refusa et resta accroupie dans l’ombre. Les yeux rivés sur le carnage, elle me dit :
 Je ne sais pas si j’ai bien fait de tout te raconter. Tu m’as l’air d’un brave jeune homme. Je ferais mieux de quitter ta vie au plus vite, avant que cela ne devienne dangereux pour toi…
 Je… Je ne comprends pas… J’aimerai retourner auprès d’Elthor, cet endroit me donne vraiment la chair de poule. Et l’odeur devient très nauséabonde. Comment ce loup peut-il manger ce cadavre ? C’est absolument immonde.
 Si tu étais un loup, tu ferais de même. Il ne fait pas de manière pour manger sa pitance. Il est loin de partager notre superficialité. Ce n’est pas un humain, alors ne lui attribue pas des raisonnements humains… C’est un loup !
 C’est vrai, après tout, le loup est un animal bien inférieur à l’homme ! chuchotais-je de peur qu’il ne m’entende.
 Ce loup m’a sauvé la vie. Je ne te croyais pas capable de penser ça, toi, l’ami des arbres.
 Je suis désolé… Je ne suis pas tranquille dans cet endroit. Partons !
Après un moment d’hésitation pendant lequel je cru qu’elle n’allait pas me suivre, elle attrapa ma main et se leva.
Nous marchions entre les arbres depuis près d’une cloche, sans mot dire, quand j’aperçu enfin la lisière de la forêt et les buissons de ronces protégeant l’entrée du refuge.
Une fois sous Elthor, les pieds dans l’eau, elle me parla de l’humain et de sa place dans la nature. C’était pour cela, m’expliqua-t-elle, qu’elle avait décidé de me suivre. Mon propos sur le loup l’avait heurtée. Elle voulait me convaincre que l’homme n’est pas supérieur à l’animal. Selon elle, l’humain est un animal qui ne supporte pas sa condition. Alors, il a inventé la raison pour échapper à ses émotions et croire que son but est de dominer les animaux, de leur être supérieur. L’homme a renié ses origines et se berce d’illusions.
Je lui répondis qu’il ne se croit pas supérieur à tout, que l’homme est gouverné par Dieu. Elle me rétorqua, narquoise, que Dieu est une preuve de plus de en faveur de la mauvaise foi humaine, pour ancrer la suprématie de l’homme sur l’animal…
 L’homme, au même titre que les animaux, est soumis aux lois de la nature et non le contraire.
Elle finit par me convaincre et je me dis que cette femme était vraiment merveilleuse ! J’avais la certitude d’avoir achever mon puzzle.
Nous parlâmes toute la journée de l’humanité, de son passé mais surtout, de son avenir. Cédille était si intelligente.
La nuit tombée, elle alla se coucher. Au bout de quelques minutes, tenaillé par l’envie, je me décidai à me blottir contre elle. Le cœur battant à tout rompre, je caressai ses cheveux, son visage, ses bras… Lentement, elle se retourna, son regard était changé. J’eus la nette impression d’être de retour dans la forêt. Elle me repoussa violemment et m’entailla le bras de son crochet. Le sang se mis à couler…
 N’as-tu donc rien compris ? Si j’ai quitté mon père, c’est pour être indépendante. Il ne voulait pas me laisser partir, alors que je suivais son enseignement : ne dépendre de personne, pas même de mon propre géniteur.
Elle se tut, comme pour me laisser le temps de réaliser et… d’anticiper. Elle se leva brusquement et je m’agenouillai en pressant ma plaie.
 Je croyais que tu avais compris, reprit-elle. Mon loup était dans les parages, heureusement, cela m’a permis de te mentir et de te préserver. Enfin c’est ce que j’ai cru… Tu as tout gâché. Bientôt tu voudras que je sois tienne… Comme pour mon père, je vais te laisser une chance de t’en sortir. Cette fois-ci, ce n’est pas le prétendant qui va courir après son aimée, non. Ce soir, c’est la chasse. Cours ! Sois fort, sois rapide et tu sera libre !
Mon sang ne fit qu’un tour ! Folle ! Elle était folle ! Son père avait du s’y prendre très tôt pour la convaincre ainsi.
J’ai couru vers les bois, pleurant et me sentant lamentable. Elthor ne m’avait été d’aucun secours. Toutes mes illusions avaient pris fin ce soir. Cédille devait être une sorcière ! Elle devait avoir tué Elthor la nuit dernière. Je ne savais comment mais elle l’avait tué ! C’était la seule explication. Et maintenant, c’était moi qu’elle voulait tuer !
Je jetai un regard en arrière : elle venait de s’élancer à ma poursuite, ne me laissant qu’une dizaine de mètres… Quelques secondes après, je sentais déjà son souffle dans mon dos. Je redoublais d’effort pour la fuir.
Quelques foulées plus en avant, dans la forêt, je ne l’entendais déjà plus derrière moi. J’étais libre ! Elle avait tort, Dieu existait, il venait de me sauver.
Soudain, un craquement de branche sur ma droite. Des bruits de pas précipités s’éloignant devant moi. Et puis plus rien. Elle m’avait ratée ! Je m’apprêtais à repartir en sens inverse, à rejoindre le village et organiser une battue pour la capturer, quand j’entendis un grognement. Je me retournai et aperçu le loup bloquant le chemin du retour. Il avança une patte… Puis deux… Je pris à nouveau la fuite, m’éloignant du village. Devant moi, un arbre se dressait. Pas le temps de le contourner. J’accélérai le pas et y sautai de toutes mes forces, m’agrippant à la branche la plus basse. Je commençai à grimper, le loup aboyait au pied de l’arbre quand, d’une branche au-dessus de moi, un crochet apparu…
Tout alla très vite. Je n’avais plus le temps de l’éviter et je sentis mon œil crever au contact du fer. Je n’eus pas le temps de hurler. Au moment de l’impact, Cédille se redressa sur sa branche et le crochet transperça…
*
… sa boîte crânienne et lacéra son cerveau.
Cédille libéra son crochet avant d’éviscérer le cadavre de Sylvain et de le jeter dans la gueule du loup.
Elle sauta de l’arbre et disparut dans la brume, retournant à sa barque en emportant dans ses filets la vie du jeune rêveur. La beauté pour appât, le crochet pour hameçon, Cédille était prête pour une nouvelle partie pêche.

Auteur : Sébastien Delannoy

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