Demain ne viendra jamais

Un homme était seul au milieu de la foule surexcitée du « Golgotha », le club le plus branché de tout Philadelphie. Nul ne semblait en mesure de déceler sa présence, car cet homme était une ombre. Ses longs cheveux noirs cernaient une paire de lunettes métallisées, et descendaient, tels les tentacules d’une pieuvre, sur le long manteau de cuir qui drapait la totalité de sa silhouette. Seule l’extrémité rougeoyante de la cigarette qu’il portait de temps à autre à ses lèvres sèches et ridées animait d’un semblant de vie son corps statufié.
Une serveuse au décolleté vertigineux passa devant ses yeux-miroirs sans capter le moindre reflet d’intérêt, tandis qu’un sexagénaire empestant le whisky ne rencontra presque aucune résistance en le bousculant. L’homme de la nuit restait là, impassible parmi ce ramassis bavant et hurlant de noceurs du Nouvel An, et il tirait simplement une fois toutes les minutes sur sa colonne de fumée cancérigène.
Il avait vécu ce moment des centaines de fois, mais jamais encore il ne l’avait abordé avec une telle résignation désabusée. Son esprit se contentait de divaguer, perdu dans les méandres de sa mémoire séculaire. Il eut le souvenir d’un bouffon médiéval aux calembours particulièrement amusants, et dut réprimer les prémices d’un fou rire du fin fonds de sa gorge aride.
Comment pouvait-il avoir envie de rire en un moment pareil ? Peut-être avait-il tout simplement sombré dans la démence depuis bien longtemps déjà…
Les assauts furieux de fréquences basses qui s’échappaient de la sono du club traversaient son corps sans provoquer la moindre vibration. L’homme regardait d’un œil distrait cette triste engeance humaine qui, de part et d’autre, se bousculait, se saoulait et transpirait dans son propre jus, telle une seule et même entité. Il eut la vision d’un bac grouillant d’asticots aux faces simiesques copulant à tout va dans un élan bestial et infernal.
Ils étaient vraiment sans espoir… Pire que la souche particulièrement coriace d’un virus mortel.
L’homme avait échoué une fois de plus, il le savait depuis des lustres. L’Inquisition, l’esclavage, les Nazis ou encore Hiroshima avaient été des signes avant-coureurs… Après les attentats terroristes du 11 Septembre 2001, il avait finalement perdu tout espoir et accepté sa défaite. Rien de ce qu’il avait pu faire au cours de ces longs siècles - aucune église construite par ses soins, aucune mission humanitaire accomplie - n’avait été à même de venir à bout du germe de violence et de cupidité qui semblait inhérent à l’homo sapiens…
Le Mal était indissociable de l’être humain.
Il écrasa ce qu’il restait de son mégot fumant entre ses doigts calleux et laissa sans tiquer la dernière incandescence lui brûler les chairs.
Un écran géant s’était allumé au fond du night-club, alors que quelqu’un avait baissé le volume des enceintes. L’image d’un journaliste en costume cravate fit son apparition, et les conversations se raréfièrent momentanément.
- Mesdames et Messieurs, c’est le décompte final ! Adieu 2032, bonjour 2033 !
Il y eut comme un roulement de tambour sortant des haut-parleurs alors que tout le monde faisait le compte à rebours tout en tapant des mains frénétiquement.
- 5… 4… 3…
L’homme retint son souffle et serra les poings. Cela n’allait pas tarder.
- 2… 1…
Il fallait se concentrer… Faire dévier à tout prix cette maudite trajectoire… C’était sa seule et unique chance de mettre un terme à ce cauchemar…
- ZERO ! BONNE ANNEE !!!
Des traînées de lumière commencèrent à zébrer l’air de toutes parts et les silhouettes s’allongèrent comme des filaments. Un sifflement semblant annoncer la fin des temps surgit du néant et vint se mêler au déluge d’applaudissements, de cris et de rires, tandis que des flashes de lumière violacée éclataient un peu partout comme autant de méduses atomiques.
Un vent cosmique et irréel se mit à balayer la salle devenue soudainement un wagon de grand huit lancé à pleine vitesse dans les sphères sidérales.
La voix des noctambules chantant « ce n’est qu’un au revoir » disparut dans l’infini, et l’homme sentit son bras entraîné irrésistiblement vers l’avant…

***

- NOOOOOOOON ! hurla t-il avec la voix brisée d’un damné.
Il vit sa propre main gantée agrippant solidement la hampe de la lance qui venait de transpercer le flanc du condamné fiché sur la croix, devant lui. Un filet de sang s’écoula aussitôt de la plaie, et avant de rendre de rendre son dernier souffle, Jésus de Nazareth plongea son regard bleu empli d’une bonté infinie dans celui du bourreau qui venait de lui donner le coup de grâce.
Le soldat romain fondit immédiatement en larmes.
Il n’avait pas réussi à épargner le Fils de Dieu !
Et en mourant, ce dernier l’avait regardé. C’était toujours ainsi… Ce regard délavé l’avait hanté depuis toujours.
Longinus savait à nouveau ce qui l’attendait… Il devrait une fois de plus passer les deux prochains millénaires à assumer le rôle de rédempteur de l’humanité, pour mener à bien la mission de celui dont il venait d’ôter la vie d’un geste stupide et irréfléchi… Et en cas d’échec, la malédiction le ramènerait perpétuellement à son point de départ. C’était un jeu dans lequel il n’y aurait toujours qu’un seul perdant : lui ! Et ce serait la renaissance éternelle de ses tourments…
Le centurion au service du procurateur Ponce Pilate s’assit sur le flanc de la colline et regarda de ses yeux éteints les croix qui s’étendaient jusqu’à l’horizon sous le ciel rougeoyant de Jérusalem.

Auteur : Charles Bitterson

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