Des Fourrures et des Couleurs

Illustration : dan nounours

Emery, abrité par une bâche décolorée tendue entre quatre arbres, observait avec mélancolie la pluie s’écraser sur les pavés. Dans la cour intérieure du bâtiment, un cadavre de voiture scintillait sous l’eau, face à lui. Gardien des lieux, cette carcasse, si elle avait eu une voix, aurait eu des milliers d’histoires à raconter. Les pneus avaient disparu, du lierre les remplaçait, d’un vert éclatant.

Les gamins du quartier venaient souvent s’amuser sur les sièges éventrés, rire et pousser des soupirs, se confier leurs secrets et jouer avec les garçons qui habitaient dans la grande demeure. Cette cour était un sanctuaire pour bien des âmes, brandissant d’épais murs couverts de graffiti à la ville et sa cruauté.

Le havre de Emery, quant à lui, était bien différent.

Abandonnant son abri, le garçon s’aventura sous la pluie, ses yeux bleus se tournèrent vers le ciel tourmenté, les nuages noirs qui l’emplissaient. L’eau apaisa sa tourmente comme des larmes, mouilla son visage pâle et ses cheveux bruns emmêlés.

Emery aimait respirer le grand air ; malheureusement, dès qu’il posait pied hors de ses appartements, l’angoisse se mettait à le ronger tel une maladie. Son trouble devenait presque insoutenable quand il avait à franchir les remparts apaisants de l’édifice pour se fondre dans la cité et sa population.

Lorsque son t-shirt noir trop grand pour son corps élancé lui colla à la peau, dessinant deux échelles de cotes saillantes, Emery passa une main sur son visage pour en balayer les perles, et se tourna vers la porte de la bâtisse.

*


Emery posa le doigt sur un interrupteur, un faible halo de lumière jaillit d’une ampoule suspendue au haut plafond décrépi. Wolfgang leva faiblement ses petits bras dont la fourrure bleue tombait en lambeau.

- Emery ! Lança-t-il joyeusement, tu nous as manqué ! Son museau frétillait.

Le garçon s’approcha de Wolfgang et lui posa une main sur la tête avec tendresse, lui gratta ses oreilles rondes comme des soleils. Wolfgang se trémoussa de contentement.

- Et moi mon beau Emery, n’ai-je pas droit à une caresse ? Murmura Hansel en enroulant sa longue queue rouge à sa cheville.

- Bien sûr, vous y aurez tous droits. Laissez-moi me déshabiller d’abord, souffla Emery de sa voix rauque mais suave.

Il quitta son t-shirt et son jean dégoulinant qu’il mit à sécher sur le montant d’une chaise. Sa peau était si blanche que l’on voyait ses veines tracer une carte bleutée sur la majeure partie de son corps. Vêtu d’un slip distendu par de trop nombreux usages, il s’accroupit et les créatures qui envahissaient le matelas posé à terre s’écartèrent pour lui laisser place.

Une fois confortablement installé, Emery prit le corps de Hansel dans ses bras et fit courir ses doigts dans son dos.

- Comme ça, c’est bien ?

- Oui mon cher Emery, je t’aime.

Un sourire déforma la longue bouche écarlate de Hansel.

- Je t’aime aussi, ajouta Wolfgang.

- Moi aussi je t’aime, enchérit Henrick dont la tête crémeuse jaillit d’entre deux coussins.

Ludwig, à quelques centimètres de lui l’imita puis ce fut au tour de Ulrich et Rüdiger. Tous lui avouèrent leur amour sans pudeur, avec sincérité. Les couleurs de leurs fourrures formaient une palette dont bien des peintres auraient été jaloux.

Roderick, aux grands yeux noirs de verre, grimpa sur son épaule et lui déposa un tendre baiser sur la joue.

- Je vous aime aussi, tous.

Et Emery écarta les bras pour les attirer à lui dans une chaude étreinte.

*


Emery tira son slip sous ses testicules rétractés et combla son début d’érection d’une paume avide. Les créatures embrassaient son corps, mordillaient ses tétons, massaient sa nuque. Leurs gestes étaient d’une délicatesse sans précédent.

Dans ce havre de couleurs et de chaleur, le prépuce d’Emery glissait, émettant de faibles battements, accompagnés de ses gémissements. Les ronronnements des créatures s’y assemblaient.

- Nous vivons pour toi, lui susurra Wolfgang à l’oreille.

- Pour toi, répéta Ludwig.

Emery avait délaissé sa peur d’un monde bien trop cruel, l’angoisse immodérée qui le saisissait lorsqu’il regardait les édifices de bétons s’accouder en rangées ordonnées au bas de la colline. Ici, sur ce matelas et parmi ses êtres aux formes étranges, Emery oubliait. Seuls les étreintes comptaient, seuls les longues discutions au fil des heures avaient leurs importances.

Emery poussa un léger cri et de courts jets de sperme maquillèrent son nombril.

Avec précaution les langues de Henrick et Hansel se déroulèrent et vinrent cueillirent ce précieux met.

*


Emery se réveilla en sursaut lorsque l’on frappa de violents coups à sa porte. Jimmy pénétra dans la pièce, hoquetant et toussant, un nuage de fumée à sa suite.

- Emery, faut sortir de là, le squat est en feu ! Lança le garçon en s’approchant du matelas.

Emery, presque nu au milieu de ses peluches, d’une blancheur hivernale, l’observa d’un regard affolé.

- En feu !?

- Allez viens ! Lui ordonna Jimmy en l’attrapant par le bras.

Emery se leva précipitamment, mais lorsque Jimmy lui intima l’ordre de le suivre d’un mouvement sec, il s’arrêta.

- Non ! Non mes nounours, je ne partirais pas sans eux !
Les créatures étaient silencieuses, immobiles.

- Emery ! Cria Jimmy, on va griller si on ne sort pas d’ici tout de suite !

La fumée qui s’engouffrait dans la chambre était de plus en plus épaisse, dans le couloir que l’on apercevait par la porte entrebâillée des flammes grignotaient un pan de mur. Jimmy tira une nouvelle fois sur le bras d’Emery qui s’effondra en larmes.

- Non ! Cria-t-il. Mes nounours !

Jimmy connaissait l’importance qu’Emery portait à ses peluches, il lui était même arrivé de lui en offrir une, grâce aux rentes qu’il percevait en tant que dessinateur.

- La fenêtre !

Jimmy ouvrit les battants en grand alors qu’Emery se précipitait vers sa couche pour s’emparer de quelques peluches qu’il lança sur la grande bâche tendue dans la cour. Jimmy l’imita et alors qu’Emery s’apprêtait à nouveau à exécuter la même manoeuvre, de longues flammes s’engouffrèrent dans la pièce. Le matelas, non loin de la porte prit feu.

- Wolfgang ! Hurla Emery.

Mais déjà une chevelure flamboyante couronnait la tête du nounours.

- Emery ! Emery ! Cria Jimmy en secouant le garçon, c’est trop tard !

Jimmy prit le garçon dans ses bras, qui observait en pleurant son lit dévoré par les flammes.

- Accroche-toi !

Emery, sans aucune volonté, suivit Jimmy lorsqu’il grimpa sur le rebord de la fenêtre. Des sirènes résonnaient, un camion pénétrait dans la cour, de nombreux regards étaient rivés sur eux, les mâchoires étaient crispées.

Enfin Jimmy poussa de toutes ses forces sur ses jambes.

*


Jimmy enlaça Emery avec tendresse parmi les nounours, sous les branches des grands arbres. Les larmes coulaient à foison.

- Wolfgang, Henrick et Rüdiger sont morts, ils sont morts, ne cessait de répéter le garçon.

- Emery, je t’achèterais d’autres nounours, ne sois pas si triste, essaya de le consoler Jimmy.

Emery se redressa brusquement et planta ses yeux bleus dans ceux du garçon :

- Comment peux-tu remplacer une personne par une autre ? Lui demanda-t-il avec chagrin et hargne.

Jimmy ne lui répondit pas mais glissa une main dans ses cheveux ailes-de-corbeau et l’attira à nouveau contre lui.
Par la fenêtre du rez-de-chaussée Jimmy aperçut Emery au pied de l’un des chênes vider le contenu d’un petit bocal, des cendres, dans le trou qu’il avait creusé à cet effet. Les nounours rescapés de l’incendie étaient disposés en demi-cercle face à la scène funèbre.

Emery leur murmurait des paroles, ses joues étaient humides. Dans les lumières des bougies qu’il avait allumées pour les funérailles, ses larmes brillaient sur son beau visage.

L’un des nounours finit par basculer sous un coup de vent et tomber sur le dos. Emery s’en approcha, lui caressa la tête et le positionna à nouveau tel qu’il était avant sa chute.

Auteur : JAIME

Illustration : dan nounours de JAIME.

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