L'Ange de la Mort, l'ignominie emphatique

Illustration :

Les formes d’un château jadis grandiose se dessinaient sur les cieux où glissaient de lourds nuages voilant parfois l‘orbe lunaire. De grands arbres décharnés déterminaient les limites de cette sinistre et secrète propriété. Tout autour du castel, la végétation était fournie et riche, en pleine floraison, mais tout aussi lugubre et morne.
Par terre, du lierre avait poussé densément et s’était étalé sur la mousse accumulée par les mois éternellement humides. Ce gigantesque cimetière perdu loin de la ville était tout entier envahi par ce vert cancer, toujours drapé d’un brumeux et ineffable linceul. Émergeait parfois la pierre des mausolées, des statues ou des pierres tombales aux épitaphes depuis bien longtemps effacées.
Un hibou chantait dans cette nuit triste et ténébreuse. De sa macabre ritournelle se dégageait un envoûtant rythme chargé de mélancolie.
Une silhouette errait souvent dans les méandres de la cité mortuaire. C’était un homme à l’allure noble, toujours en riche livrée, tenant une canne noire au pommeau sculpté, un vieux chapeau noir le coiffant invariablement. Son visage était ridé, sa peau flasque, et il était si maigre qu’on aurait pu le prendre pour un mort sorti de son caveau venu voler l’âme d’une jolie jeune femme. Son teint blafard et ses yeux cernés ne faisaient que renforcer cette funeste impression.
Quand le gardien le voyait ainsi arriver, il ne prenait même plus la peine de le chasser tant il connaissait l’acharnement qu’employait le gentilhomme inconnu à se livrer à ses macabres discussions (à peine l’avait-il chassé qu‘il revenait). En effet, lorsqu’il venait ici, c’était pour parler aux tombes, pour monologuer pendant des heures d’une voix feutrée à l‘adresse d‘une terre muette, rien de mal en soi.
Jamais le gardien ne put connaître le contenu de ces conciliabules étranges. A peine s’approchait-il du marginal, que celui-ci prenait peur et s’enfuyait en se tordant de douleur. De toute manière, la sentinelle funéraire ne voulait jamais voir cet individu à l’étrange apparence, surtout depuis qu’il avait découvert que ses yeux étaient crevés et qu’il semblait pourtant y voir parfaitement.

Au début, il avait bien essayé d’en connaître plus long sur le mystère entourant le personnage nocturne. Il alla d’abord se renseigner auprès des voisins qui refusèrent de prononcer un seul mot à son propos. Ensuite il se rendit à la mairie mais nul ne sut l’informer correctement. Bien vite, le gardien comprit que l’homme vivait dans le castel que l’on voyait depuis le cimetière, mais jamais il n’y avait vu luire la moindre flamme.
Un jour, il s’y rendit mais n’osa jamais s’en approcher tout à fait tant son allure était inquiétante et inspirait peu confiance. De grandes statues de satyres, d’anges fous ou de démons trônaient sur des piédestaux. Mais il y avait aussi ces cris qu’il entendit, des supplications infernales, des hurlements de damnés.

Ce soir là, le gentleman était arrivé de son habituel pas lent et hésitant. Souvent il s’arrêtait pour sonder les vespérales environs, humer l‘atmosphère silencieuse; et reprenait son chemin lent et hasardeux.
Il s’était agenouillé devant une stèle presque renversée et avait un peu creusé la terre qui l’entourait pour la prendre dans le creux de sa main et en respirer la fraîche odeur.
Il chuchotait imperceptiblement depuis quelques minutes lorsqu’il s’arrêta, terrifié par le bruit d’une branche sèche qui se brisa derrière lui.
« Y a-t-il quelqu’un? Demanda-t-il avec des trémolos dans la voix.
- Je suis le nouveau gardien du cimetière. Que faites-vous là?
- Je suis un… habitué des lieux si nous pouvons dire. Mais où êtes-vous? Et qu’est-il arrivé au précédent gardien? Est-il parti ou enfin mort?
- Il est mort, et je suis juste en face de vous ».
Ces derniers mots firent littéralement trembler l’homme. Son teint devint encore plus blême et diaphane qu’à l’accoutumée. Le gardien, lui, ne cilla pas et ne montra absolument aucun signe de faiblesse face à l‘importun.
Le nouveau surveillant de la dernière résidence n’avait rien à voir avec son prédécesseur; il en était même la plus parfaite antithèse. Son teint était aussi lunaire que celui de l’intrus, il paraissait taciturne et semblait prendre plaisir à apprécier la solitude. Ses traits étaient ceux d’une race rude et raffinée, des attributs que l’on ne pourrait ensemble accorder à nul peuple. Quant à ses habits, ils étaient tout aussi raffinés que ceux de l‘égaré.
Après un instant de profonde réflexion, l’homme engagea ainsi le dialogue :
« Je vous prierai de ne point prendre peur de mes propos et de bien vouloir répondre à ma question malgré son insolite caractère: êtes-vous mort?
Face à la manifeste absurdité de cette question le gardien répondit quand même, plus sérieusement que la normalité aurait pu nous le laisser prévoir :
« Et vous l’êtes-vous?
-Je ne sais pas si je le suis, mais si j’ai franchi le Styx, je suis alors dans les enfers…
« Mais je vois à votre absence de réponse que vous ne voulez répondre, peut-être appartenez vous au monde de l’au-delà ou vous riez-vous de moi. Qu’importe! Vous êtes peut-être celui que je cherche depuis si longtemps.
-Et qui recherchez-vous donc au sein d’un cimetière en pleine nuit?
-Une oreille attentive, quelqu’un qui entendrait mon récit sans me faire voir sa mort. Je crois, monsieur, que je suis celui qui tient les clés de la mort et du séjour des morts, ou du moins celui duquel on tient l’œil dans la lucarne de la pièce où la camarde besogne. Par pitié, m’offrez-vous votre attention le temps d’une nuit?
-S’il vous plait de m’ennuyer de votre récit faîtes donc, mais la mort n’a plus de secret pour moi, quant à ses clés je les détiens déjà, fit-il en faisant ironiquement tinter son trousseau. Quoi qu’il en soit je suis d’humeur à entendre le pitoyable récit de celui qui sera peut-être mon voisin. (Je vous ai entendu venir depuis votre castel, vous avez failli réveiller les morts tant vous faites du tapage.)
-Soit, je vous ennuie, je l’ai bien compris, mais cela m’importe peu du moment que votre attention m’est accordée. De plus je cesserai enfin de venir hanter ces lieux lorsque mon récit sera achevé, car je crois que je ne cherche plus à m‘évader de la geôle où je suis enfermé, seulement à partager mon calvaire. Voilà, je souhaite partager mon fardeau, faire connaître le mal qui m’accable, car c’est la seule chance pour moi de trouver mon salut. »
Après un instant de silence où seul le chant du rapace nocturne se faisait entendre, l’homme entama sa narration mêlée de sanglots et de rires démentiels :
« Je ne sais par où commencer. Peut-être devrais-je d’abord à nouveau citer la bible en vous disant que j’étais mort; et voici, je suis vivant aux siècles des siècles. Hélas ce n’est point au sens divin que je suis en vie, mais au sens profane.
« Lorsque j’avais atteint l’âge adulte, je m’étais marié à l’une de mes cousines pour laquelle je n’éprouvais absolument rien. Je crois d’ailleurs n’avoir jamais éprouvé le moindre sentiment, n’avoir jamais ressenti la moindre émotion atteindre mon cœur pierreux.
« Notre mariage n’a jamais été consommé. Nous vivions d’une existence d’ennui ponctuée par quelques mascarades festives qui ne réjouissaient que l’esprit des autres, ces pitoyables humains à l’inclinaison uniquement hédoniste.
« Le sommeil m’avait délaissé un soir et j’errai dans les corridors vides de ma demeure. Je songeai au sens de la vie, au pourquoi de la naissance, à la consistance de l’esprit, à la Foi, et une rage soudaine m’imprégna soudainement.
Je réveillai tous mes gens et ma femme, et leur ordonnai de partir à jamais, de me laisser seul. Comme ils ne régissaient pas tant leur incompréhension était profonde, je pris les armes et allai même jusqu’à blesser certains d’entre eux avec la pointe d’une épée, les autres, je les menaçai de mon LeFaucheux.
« Ils partirent donc tous sous mes ordres, ma femme y compris, je crois même qu’elle avait attendu cet instant depuis toujours elle aussi. Je leur avais indiqué une cachette où se trouvait une réserve d’or familiale dont-ils remplirent leurs poches avant de prendre la fuite. Ma cousine aussi en prit, et aucun ne revint jamais, pensant certainement que j’avais perdu la raison et que je les punirai d’avoir accepté ma richesse; car je dois avouer que mon attitude fut souvent celle d‘un maître tyrannique et méchant. Pourtant je ne regrettai rien, il me semblait même avoir enfin trouvé ce que je cherchais depuis toujours : la fontaine qui aurait raison de moi, celle à laquelle je pourrais boire le nectar du repos éternel.
« Vous l’ai-je dit? J’avais perdu toute foi en l’éternel, je pensais que le néant était le seul monde après que la faucheuse aurait eu raison de moi. Je brisai tous les symboles divin qui pouvaient se trouver dans mon antre.
« Combien de jours s’écoulèrent alors dans la déréliction et dans l’affliction la plus profonde? J’étais en dehors du temps, perdu dans le dédale intérieur de ma tristesse, face au mur de questions que soulève la découverte de l’Absurde. Et, enfin, une nuit je trouvai quelque part en moi le courage de me pendre.
« Pourtant je ne suis pas mort. Un voile noir s’était bien levé devant mes yeux après que la douleur intense eut fait son œuvre, mais je me réveillai pourtant. Je me réveillai après être mort entendez-vous! Mon visage était bleu, mes yeux injectés de sang, le bout de mes doigts noir, la trace de la corde sur mon cou encore visible.
« Je sortis après avoir empli un sac de bijoux qu’il restait dans un coffre et me rendis en ville. Là, je fus pris de nausées, des images insensées défilaient devant mes yeux : des meurtres, des souffrances, des maladies. Les fléaux se mêlaient dans mon imagination torturée. Je voyais chaque personne à portée de vue mourir, son dernier instant se peignait devant moi dans une horreur toute Boschienne.
« Le plus vite que je pus, je me rendis à l’armurerie et achetai des munitions pour les armes que je détenais chez moi. Toute action était entachée de visions macabres dont je ressentais chaque supplice.
« Enfin revenu chez moi, j’armai un fusil et tirai. Il n’y eut aucun effet à cet acte final. Pas même la moindre secousse n’ébranla ma tête. Je tirai une seconde fois pour le même résultat. Mon Lefaucheux eut le même effet.
« Imaginez la folie qui s’empara alors de moi!
« Lorsque j’essayai de dormir, je repensai à mon drame. Quand j’étais éveillé, je n’avais plus rien d’autre à faire que d’essayer de comprendre pourquoi la mort m’était interdite.
« Je me plongeai alors dans la lecture de la bible afin d’y trouver une réponse. Je n’y trouvai que mort et souffrance, aberrations incohérentes et dégoût. La genèse à elle seule réussit à me rendre fou un long moment tant l’ignominie y est représentée.
« Lorsque j’eus fini ma lecture, je me retrouvai toujours aussi perdu.
« Durant une certaine période, j’essayai de me promener la nuit afin de sortir de ce chaos intérieur. Je devais aussi parfois aller acheter de quoi manger. Mais à peine mettais-je les pieds dehors, à proximité des habitations, que je voyais défiler de terribles morts. Dans un instant de démence je me suis crevé les yeux, espérant ainsi ne plus voir, ne plus percevoir. Évidement cela n’eut aucune autre conséquence que de rendre plus laborieuse encore mon existence. Depuis, je ne peux plus manger que des insectes ou des fruits sauvages, car encore mon corps m‘avilissait par la faim et la soif.
« Un jour, certaines connaissances vinrent chez moi, qui ne devaient pas savoir ce que j’étais devenu et ce qui s’était passé avec ma femme et mes gens. Je leur ouvris et lorsqu’ils virent mon état, ils se mirent à crier et déguerpirent sur-le-champ. De quoi devais-je avoir l’air alors?
« J’essayai de me noyer, de me jeter sous les sabots de chevaux, bus des décoctions de datura, de digital et de belladone, et usai encore d’autres méthodes, mais rien n’y fit. Mes visions semblaient avoir pris possession de moi et dirigeaient mes actes dans ces instants de désespoir.
« Alors j’imaginai que peut-être d’autres que moi avaient essayé de mourir mais n’y étaient pas parvenus. Je vins dès lors au cimetière passer mes nuits. Je parlai aux seules personnes qui ne m’évoquaient pas de lugubres mirages : ceux dont la mort était déjà passée. Peut-être espérai-je aussi rencontrer un maudit qui aurait été enfermé depuis des décennies dans son cercueil par mégarde, à lui j‘aurais asséné mon récit.
« Parfois, hélas, je croisais votre prédécesseur et le voyais mourir d’ivresse dans un bordel de la ville. Un décès certes aussi déplaisant qu’un autre par la douleur qu’il m’évoquait, mais moins pire que celui de la plupart des gens, et surtout plus supportable pour moi par la relative douceur de la douleur qu‘elle impliquait. De plus ce gardien était souvent occupé avec l’une de ses maîtresses, dans son logis, et ne sortait donc pas m’importuner ces soirs-là. C’était le seul écueil que je devais encore endurer dans cette dernière quête qui devait me permettre de trouver un allié.
« Des années durant je suis venu ici dans l’espoir de trouver une oreille attentive, des conseils avisés.
« Quiconque était vivant allait irrémédiablement mourir, et je voyais alors comment cela allait se dérouler, je partageais ses épreuves et ses détresses. J’aurais bien essayé d’écrire mais à peine le faisais-je que j’étais assailli par une vision morbide de celui à qui j’adressais ma missive. Imaginez-vous cette existence que j’ai endurée depuis cet amer soir où j’ai voulu mettre fin à mes jours et où j’ai trouvé une éternité de calamités?
« Voilà donc mon récit que j’ai tenté d’abréger tant que possible afin de ne pas vous importuner. Pourtant je souhaiterais comprendre un élément qui m’échappe : pourquoi ne puis-je voir votre mort? »
Le gardien ne répondit rien à tout cela, il donna juste une petite tape sur l’épaule de l’éploré qui avait alors vécu à nouveau toutes ses peines. Un sentiment d’apaisement avait gagné l’âme de cet être qui avait enfin trouvé celui qui ne mourrait pas.
Avec douceur et force, le gardien prit la gorge de l’homme dans ses mains et y planta ses dents alors que la nuit prenait fin. Un sanglot de joie accompagna la mélopée du hibou avant que le silence n’eut effacé le dernier râle d’une agonie qui durait depuis des années.
Derrière eux était un trou rectangulaire vide au fond duquel se trouvait un cercueil grossier. Le cadavre y fut jeté et la fosse fut rebouchée avant que le soleil n’eut dardé ses premiers rayons. L’Œuvre avait commencé, et l’homme qui était revêtu d’un vêtement teint de sang s’en alla.
« … et les anges l'emportèrent » Luc 16



Le Faucheux : revolver de l’époque Napoléon III
Citations:
je suis celui qui tient les clés de la mort et du séjour des morts Apocalypse 1:18
l’homme qui était revêtu d’un vêtement teint de sang Apocalypse 19:13>/droite>

Auteur : Nihil Messtavic

Illustration : de Arianne de Blenniac.

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