L'étoile du Nord

Il naviguait seul depuis trois jours quand il réalisa que quelque chose clochait.
Tout avait commencé pendant la nuit. Il avait jeté l’ancre de l’Etoile du Nord dans une petite crique tranquille, à l’écart de toute civilisation. Il avait dîné sur le pont, accompagné d’un couché de soleil flamboyant. Il s’était endormi, et quelque chose l’avait brusquement réveillé, un doute, une intuition, une sensation bizarre. Il sentait la gîte légère du voilier sous la brise nocturne. Il entendait le tintement léger des ustensiles suspendus quand ils s’entrechoquaient entre eux dans la cuisine. Il avait allumé sa liseuse. Rien. Il avait poussé un gémissement. La lampe était grillée.
« J’espère qu’il y a des ampoules de rechange. Ce voilier m’a déjà coûté trop cher pour une semaine de location », pensa-t-il.

Il s’était levé et était passé dans le carré. Les hublots et le panneau de pont qu’il avait négligé de fermer laissaient passer quelques rayons de lune. Il appréciait le calme des nuits à bord ; l’isolement loin du monde que rien ne venait troubler hormis le lent remous des vagues. Les liens qui le rattachaient au monde se relâchaient imperceptiblement. C’était un espace de liberté qui devenait tangible, palpable, presque réel. Enfin, pour être honnête, il aurait préféré un peu de la compagnie, mais il était célibataire depuis un mois, et aucune fille ne s’était assez entichée de lui pour l’accompagner.
— T’as qu’à en profiter pour recharger tes batteries. T’en as sacrément besoin ! lui avait dit un collègue de travail qu’il n’aimait pas beaucoup.
— J’y compte bien, avait-il répondu, et il avait affiché un sourire aussi glacial que l’humour condescendant de cet énergumène un peu trop familier à son goût.

Enfin les vacances étaient arrivées et dans son sillage, l’aventure, le dépaysement et l’oubli des soucis du quotidien. Il avait embarqué pour une semaine de cabotage en solitaire. Le temps était clément, l’eau n’était pas trop froide, il longeait la côte d’Iroise avec, pour seule compagnie, ses souvenirs de vacances des années précédentes. Là, il s’était baigné avec Audrey l’année dernière ; ici, il avait fait escale avec Philippe et Nicolas. Plus loin, il s’était violemment disputé avec Sandrine.
Sandrine. A chaque fois qu’il pensait à elle, il se disait qu’il avait commis une belle erreur ; de celles qu’il était impossible de rattraper. Deux ans à vivre ensemble, et il l’avait un tout petit peu trompé. Elle avait pris ça très au sérieux et elle l’avait quitté.

« Hm… »
Il passa devant la table à carte et jeta un coup d’œil aux instruments de bord. Ils étaient éteints. Il essaya d’allumer les lampes du carré. Rien.

« Un problème électrique ? »
Il fit une grimace. L’électricité n’était pas son fort, mais il savait quand même changer un fusible. Il ouvrit le tableau électrique. Les diodes ne brillaient pas comme d’habitude. L’indicateur témoin de charge des batteries était en rade. Il tâtonna à la recherche de la boîte de fusibles et décida de remplacer celui de la cabine, du carré et de tous les instruments électroniques, au cas où…
Toujours rien.




Il retourna à la table à carte et appuya sur le bouton « on » du GPS. Aucun résultat non plus.
« Il est sur batteries rechargeables. Un court circuit l’a déchargé ? »
Il attrapa son téléphone portable, qu’il connaissait mieux que toutes les babioles électroniques qui équipaient le voilier. Il appuya sur le bouton. Rien. Il prit le cordon et vérifia qu’il était bien relié à une prise. Il brancha le téléphone. Encore rien !
« Mais le loueur m’a juré qu’il a tout vérifié ! Trois jours de navigation et tout le système électrique tombe en rade ? Si je me suis fait avoir… »
Il prit une respiration sonore qui balaya cette idée désagréable. Il passa dans la cuisine, attrapa un quignon de pain à la volée et l’avala pour enlever le mauvais goût qu’il avait dans la bouche depuis qu’il s’était réveillé.

« Pourquoi est-ce qu’il faut toujours que j’oublie de me laver les dents quand je suis seul ?... »
Il secoua la tête, grimpa les marches deux par deux et s’arrêta sur le pont. Le feu de mouillage en tête de mat ne fonctionnait plus, mais au-dessus de lui, la voûte céleste brillait d’une myriade d’éclats lumineux.
Il contempla un instant la sobriété de l’univers tout entier, admiratif, comme chaque fois qu’il croyait être en mesure d’appréhender l’expression brute de l’infini, immense et inconcevable. Ce fugace moment de discernement disparut dès qu’il cligna des yeux. Il ne voyait plus que des étoiles. Il reconnaissait la constellation de Céphée, d’Andromède et plus bas Cassiopée.
Il soupira :
— Au moins, on n’a pas à vérifier votre alimentation ! lança-t-il aux lointaines étoiles.
Puis il baissa les yeux sur l’horizon. Il chercha les reliefs familiers de la côte qui miroitait faiblement à la faveur du clair de lune. Il tourna la tête à bâbord, tribord ; impossible de la localiser. Le ciel était dégagé, l’horizon aussi, mais il ne distinguait pas le moindre caillou. Il comprit alors qu’il était en pleine mer. Il avançait en plus ! Deux à trois nœuds à vue de nez.
— L’ancre a cédé ?

Un picotement d’inquiétude titilla son estomac à l’idée que le voilier fût en train de dériver. Il courut jusqu’au gaillard d’avant. Le puits et le guindeau étaient vides. Il n’y avait plus de chaîne.
— Bon sang ! Lâcha-t-il.
Il avait refusé de prendre un kit de mouillage de rechange. Quel imbécile ! Il faisait de la plaisance le long de la côte d’Iroise une fois par an, en été, et seulement pendant quelques jours. Il n’avait pas voulu débourser plus d’argent qu’il ne fallait. Il ne partait pas faire un tour du monde !
« C’est tellement rare qu’une chaîne casse. En plus, le temps ne s’y prête pas. C’est étonnant d’ailleurs. Depuis trois jours, c’est le calme plat, et rien n’a changé pendant que je dormais. Qu’est-ce qui ?… »

Une idée lui vint à l’esprit. Elle était incongrue, mais elle avait le mérite d’expliquer ce qui lui arrivait. Il l’avait entendue de vive voix quand il était encore au lycée. A l’époque, un de ses amis était somnambule. Il lui avait raconté que ses parents le retrouvaient de temps en temps au volant de leur voiture, les clefs sur le contact, quand il faisait une crise. Une fois même, il avait roulé jusqu’au bout de la rue…
« Bon, j’ai peut-être laissé l’ancre et la chaîne filer en dormant. Ce n’est pas grave. Je n’ai plus qu’à retourner dans la crique… Sauf que je vais avoir un problème si je ne peux plus amarrer le bateau… »

Cette question le travailla un instant, mais la hâte de reprendre en main la situation était plus urgente. Il passa sur la plage arrière et alluma le moteur. Rien. Il réessaya une seconde fois. Rien ! Il recommença tant qu’il put, sans aucun résultat probant.
« Le réservoir est plein de gazole, j’en suis certain… »
Il se frotta machinalement le front.
« Qu’est-ce qui se passe sur cette coque de noix, bon sang ! »

Il était, tout d’un coup, beaucoup plus énervé qu’il ne l’aurait souhaité. Il n’avait aucune raison de s’alarmer, il le savait, car il pouvait encore naviguer à la voile, mais le besoin de reprendre le contrôle du voilier devenait plus important à chaque instant qui passait. Alors, sans plus penser, il attrapa la drisse, monta la grand-voile à la hâte et prit la barre. Il força une fois, deux fois et recommença encore. La barre ne bougea pas d’un pouce. Il la lâcha en jurant. Il se retourna, furieux et regarda la mèche à l’arrière du bateau. Tous les éléments du gouvernail étaient à leur place, en apparence, mais si le safran était bloqué par des algues ou un morceau de bois…






Il se retourna, penaud, et regarda l’Etoile du Nord qui avançait toute seule. Avant toute chose, il devait vérifier le gouvernail, mais il n’en avait pas envie. Il devrait se jeter à l’eau, en pleine nuit !… D’un autre côté, au point où il en était, c’était la seule chose qu’il pouvait encore faire, et ça valait mieux que les pensées mauvaises qui commençaient à remonter du fond de son esprit.
« D’accord, d’accord… », Pensa-t-il à contrecœur.

Il alla chercher une lampe torche étanche et un masque. Le mauvais goût était revenu dans sa bouche. Il attrapa vite fait un deuxième morceau de pain et le mâcha. Il se déshabilla sur le pont, passa sur la jupe arrière et descendit le long de l’échelle de bain. L’eau était froide. Il s’accrocha d’une main à l’échelle, et de l’autre, il ajusta son masque sur son nez, puis il respira profondément et passa la tête sous l’eau.

Il voulut allumer la lampe pour diriger le faisceau sur le safran mais aucune lumière n’en jaillit. Il passa la tête hors de l’eau, secoua la lampe, réessaya de l’allumer, en vain. Ça n’avait aucun sens. La veille encore, il l’avait utilisée. Il pouvait jurer qu’elle était en bon état de marche !
Il respira longuement. L’eau se rafraîchissait d’instant en instant. Il décida qu’il valait mieux remonter sur le pont au point où il en était. Il courut à sa cabine. Il se sécha avec toute la vigueur d’un homme qui grelottait de froid. Il enfila un jean, un pull-over, une vareuse et se frictionna jusqu’à sentir ses membres retrouver un peu de leur chaleur.

Il passa dans le carré. Il ouvrit un à un tous les tiroirs jusqu’à trouver celui où il avait vu, quelques jours plus tôt, trois piles de rechange. Il dévissa le socle de la lampe étanche, remplaça les piles, et essaya de l’allumer. Encore rien. !
Il enleva rageusement les piles et les remit en place, puis il changea l’ampoule au cas où, sans plus de résultats.

Il s’avachit sur la banquette, découragé. La situation lui échappait, il le sentait. Il avait utilisé toutes les solutions qu’il connaissait. Que pouvait-il faire de plus ?
Il ferma les yeux, et essaya de réfléchir, en commençant par faire mentalement le bilan de tout ce qui ne marchait plus sur le voilier.
L’électricité, les piles, les batteries, le moteur, l’ancre, la barre. C’était édifiant ! Même s’il était somnambule, il était sûr qu’il ne pouvait pas avoir endommagé les instruments électroniques ni le gouvernail de son seul fait, car il aurait été incapable de le faire en étant éveillé. Alors, quelqu’un d’autre était peut-être à l’origine de tout ça ; quelqu’un qui avait mis tous ses moyens de navigation en berne pendant qu’il dormait. Mais comment ? Et pour quoi faire ?
Bon sang ! Il était peut-être encore à bord ! Après tout, il devait avoir accédé au tableau électrique qui se trouvait dans le carré… Il espéra presque que ce fût le cas. Il pourrait au moins s’expliquer avec le fauteur de trouble les yeux dans les yeux !


Il courut à sa cabine, regarda sous le lit, dans les rangements le long de la coque, sous les banquettes du carré, jusque dans la cabine arrière et dans le cabinet de toilette. L’espace restreint du neuf mètres ne permettait pas à une âme étrangère d’y trouver un coin autrement caché qu’il eût oublié de contrôler. Alors, un peu déçu, il dut bien reconnaître qu’il était seul à bord.
Mais à y réfléchir un peu plus, il s’aperçut que rien n’empêchait le coupable de s’être enfui après lui avoir joué ce mauvais tour ; quelqu’un qui se serait trouvé très intelligent de voler l’ancre, saboter le système électrique, décharger toutes les piles, bloquer le gouvernail et disparaître, alors qu’il était inconscient du danger qu’il courait !

Cette idée le remua assez pour déranger son estomac. Il s’aperçut que le mauvais goût était revenu dans sa bouche. Sa gorge commençait à lui faire mal. Il risquait d’attraper un rhume à cause de sa baignade nocturne en plus de tout le reste ! Il jura et se leva lourdement. Il passa dans le cabinet de toilette. Il fit l’effort de se brosser les dents, prit un deuxième pull-over et se frictionna jusqu’à sentir la chaleur se répandre à nouveau dans son dos, ses épaules et ses jambes.








Il retourna dans le carré. Ses pas le guidèrent jusqu’à la table à carte où il joua un instant avec les instruments de bord inertes. La question de savoir si quelqu’un avait une raison de lui faire un mauvais coup pareil le taraudait, et il se disait en même temps qu’il devait être malade d’imaginer que quiconque pût lui en vouloir à ce point.
Bon, soit ! Il venait juste de commencer comme commercial chez DILWAVY, le spécialiste des produits d’entretiens industriels depuis trois mois. Il avait cru comprendre que la compétition n’était pas féroce entre commerciaux, mais il ne connaissait pas encore très bien les gens avec lesquels il travaillait, et depuis son arrivée, il avait eu la chance de décrocher un contrat porteur d’avenir. Alors peut-être qu’au final, il avait minimisé la vindicte de ses collègues. Quelqu’un pouvait en avoir pris ombrage. Toute la boite savait qu’il partait faire de la voile. L’un d’entre eux avait peut-être sacrifié ses propres vacances pour le suivre jusqu’ici, saborder son voilier et lui pourrir la vie dans l’idée de se venger.
« Hm, c’est quand même un peu gros… » Se fit-il réflexion.
Ses amis ? C’était encore plus insensé. Il leur arrivait d’être de mauvaise humeur, de chercher querelle ou d’avoir des idées divergentes des siennes, mais ils restaient avant tout ses amis. Ils n’avaient aucune raison d’en arriver là !

Sa famille alors ? Non, non. Ses parents l’adoraient, et il n’avait qu’un seul oncle, qu’il rencontrait rarement quand il venait sur le continent, expatrié qu’il était aux Canada où il vivait depuis neuf ans.
C’était peut-être une de ses ex alors. Mais la mécanique, l’électricité, les chaînes et les ancres… Ce n’était pas leur fort !

Alors qui ? Un inconnu, peut-être un voleur, car le voilier coûtait une somme assurément substantielle. Il n’avait pas vu le problème sous cet angle là jusqu’à maintenant... Tenait-il le fin mot de l’histoire ? Il en rit presque.

« Mystifié par un vulgaire voleur ! Bon sang ! Je ne vais pas me laisser faire ! Pas question ! »
Il se sentait mieux, presque ragaillardi, et il avait envie d’agir. Il remonta sur le pont, bien décidé à faire marcher ce foutu gouvernail qui devait forcément pivoter normalement.
Il prit la barre à deux mains. Il poussa, il tira, et recommença, mais chaque fois qu’il essayait de la bouger, il sentait cette résistance de mauvais augure qui l’empêchait d’aller plus loin… Il craignait de pousser plus fort. S’il cassait la barre, il ne pourrait vraiment plus rien faire.
Ses yeux scrutèrent l’eau noire aux reflets argentés qui ondulait sur les flancs du voilier. Ses mains se crispèrent à l’idée de ce qui pouvait arriver. Son esprit se mit fiévreusement en quête d’une autre solution.

Le voilier gîtait légèrement à bâbord. La barre tremblotait et la grand-voile restait inerte avec le peu de vent qui soufflait. Ses mains pourtant furent d’un seul coup violemment entraînées de côté. La barre avait fait une embardée.

Un instant plus tard, ce fut un autre sursaut, comme si elle se déplaçait toute seule.
« Non, non, il n’y a pas de pilote automatique sur l’Etoile du Nord. Ils me l’ont dit à l’agence de location. Ils me l’ont assuré !… »

Il se figea pourtant. Ses yeux allèrent fixer le gouvernail avec une lueur de défiance nouvelle au fond des pupilles. Une idée, qui n’avait rien à voir avec son affaire de voleur s’imposait à lui. Il ne voulait pas y penser, surtout à cet instant, mais la barre venait de bouger de son propre fait à deux reprises, il ne pouvait en douter non plus.

C’était un ancien copain, Pierrick, qui lui en avait parlé. Il était breton. Il était même du coin. Il lui avait dit un jour que les marins superstitieux croyaient aux vaisseaux fantômes. Et ici, en Bretagne, c’était une barque qui sillonnait la côte, de nuit, pour transporter les âmes des marins morts en mer jusque dans l’au-delà.

Il secoua la tête.
« …Des histoires comme ça, y en a des centaines, mais je n’y crois pas. Le surnaturel, les mauvais coups du sort, la sorcellerie, ce sont des fadaises !... Il vaut mieux que je pense à me sortir de cette… Oh ! Mais bien sûr ! » Réalisa-t-il alors.





S’il y avait un voleur, il avait peut-être placé dans le voilier un système furtif pour le contrôler à distance. Mais comment ? Et pourquoi ?… Ah ! Mais, il pourrait l’amener là où il pourrait le cacher, évidemment ! Etait-il bête ? Mais, et lui là dedans ? Qu’advenait-il de lui ? Etait-il prisonnier ? Allait-il devoir se défendre ?

La colère remplaça ses doutes. Il se leva, furieux, prêt à crier. C’était assez de ce jeu ignoble, sadique, pervers ! Une semaine de vacances et il se retrouvait prisonnier, pieds et poings liés sur son propre voilier ! Qui pouvait faire ça ? Bon sang ! C’était vraiment l’œuvre d’un lâche, un minable, un moins que rien !

Mais pourquoi ce traître ne l’avait pas neutralisé pendant qu’il dormait ? Etait-il peureux à ce point ? Il pouvait voler le bateau quand il voulait ! Il n’avait pas besoin d’être aussi infâme ! Il n’avait qu’à le neutraliser, l’obliger à partir avec l’annexe, ou le jeter par-dessus bord et le laisser rejoindre la côte à la nage !
Il s’effondra, vaincu de réflexions plus insensées les unes que les autres. Il avait besoin de comprendre ce qui lui arrivait, mais il réalisait que tout ce à quoi il pensait n’avait peut-être aucun sens.
Le mauvais goût empâtait à nouveau sa bouche. Le froid revenait le tourmenter et il avait l’impression d’être tout trempé, comme s’il venait de prendre un bain. La nausée le reprit brutalement et sans crier gars, il vomit des bouts de pains trempés, de la bile et de l’eau en grande quantité.

La crise passa mais il était maintenant frigorifié et il tremblait de tous ses membres. Ses yeux allèrent instinctivement fixer l’horizon. Il nota un peu à retardement que le temps changeait. Le ciel se voilait. Un épais brouillard était en train de tomber. L’Etoile du Nord avançait toujours, seule, sans personne pour la guider.

Il se força à se relever, laissa de côté sa poitrine douloureuse, le froid qui l’affaiblissait et ses trop nombreux tremblements. Avec le brouillard, un obstacle pouvait surgir de n’importe où, et cette idée l’effarait. Ses pas chancelants le guidèrent sur le gaillard d’avant. Ses yeux scrutèrent l’opacité de la brume, où l’Etoile du Nord risquait de se perdre. Il ne pouvait s’empêcher de craindre un choc à chaque clapotement d’eau contre la coque.

— Si tu ne peux pas changer de cap, tu es perdu ! se dit-il tout haut.
« …Alors, prends l’annexe et pars », s’entendit-il penser.
— Mais je ne peux pas faire ça ! se rétorqua-t-il à lui-même.
« Bien sûr que si ! Sauve-toi ! Il est peut-être déjà trop tard ! Laisse le voilier aller tout seul à son malheur »
— Non, non, non ! fit-il avec un relent d’opiniâtreté. S’il y a un voleur, il pourra s’emparer de l’Etoile du Nord, et alors, adieu la caution ! C’est moi qui payerais les pots cassés… Par contre… Par contre, si j’envoie un signal de détresse, on me retrouvera. Je ne perdrais pas ma caution ni l’Etoile du Nord !

Il resta un moment ahuri de ne pas y avoir pensé plus tôt. Il fit volte face, descendit dans le carré et attrapa le bidon de survie. Il en déballa le contenu. Il fit le compte de ce qu’il pouvait encore utiliser pour renverser la situation : une seconde lampe étanche qui ne marchait pas, deux couteaux, une couverture de survie qui ne lui était pas utile, mais aussi des fusées, des fumigènes, une balise, un téléphone satellite, une VHF et un GPS portable !
« …Que des instruments électroniques… »
Il observa la balise sous toutes ses faces avec une attention soutenue, fervente, presque religieuse. Il ferma les yeux. Il appuya sur le bouton, et les rouvrit. La balise ne marchait pas. Il s’affala sur la table.

Il aurait dû s’en douter. Ses espoirs étaient vains. Le voleur avait saboté jusqu’aux instruments de survie.
« Tu crois encore à ce voleur ? », s’entendit-il penser d’un air moqueur.
— Non ! Gémit-il piteusement.
Il se cacha le visage dans ses mains. Il ne voulait plus penser. Il n’était plus maître de ce qui se passait dans sa tête. Pourtant il était bien obligé de réfléchir pour trouver une solution, une issue, quelque chose ! Comment pouvait-il résoudre ce problème si ses propres pensées le contrecarraient ?
Elles lui soufflaient des idées incohérentes, incontrôlables, grotesques. Elles insinuaient qu’il devait prendre au sérieux toutes les possibilités qu’il voulait rejeter. Après tout, à quoi pouvait-il encore se fier ? Il n’y avait personne à mettre en cause.
Le voleur n’existait que dans son imagination. Il était victime de cette chose indicible, incompréhensible, que personne ne maîtrisait : le destin.





Sa peau était ruisselante d’eau, sa poitrine avait du mal à se soulever et il tremblait par à-coups mais il ne s’en rendait plus compte. La peur insufflait en lui des doutes critiques. Il n’avait plus assez de ressources pour les repousser et il les écoutait, stupéfait, incapable d’en arrêter l’afflux.

Il se souvenait d’une rumeur qui insinuait que lorsqu’on mettait le pied sur un bateau, on pouvait sentir au premier abord si quelque chose clochait, s’il attirait le malheur, s’il était ensorcelé.
— Mais je n’ai rien décelé quand je suis monté à bord de l’Etoile du Nord !
« Es-tu un vrai marin ? »
— Non, ce n’est pas mon métier mais…
« Donc tu ne peux pas savoir. Si l’Etoile du Nord est hantée… »
— Non ! Les vaisseaux hantés n’existent pas !
« Ah ? Et les vaisseaux fantômes, tu n’y crois pas non plus ? »
— Non ! Ça n’existe pas. Et puis, il faudrait être un fantôme pour être à bord d’un vaisseau fantôme, et pour être un fantôme, il faudrait être mort !
« Mais tu pourrais être mort au point où tu en es… »
— Non, je ne suis pas mort !... Je ne me sens pas mort !
« Vraiment ! Qu’en sais-tu ? Les fantômes savent-ils qu’ils sont morts ? N’est-ce pas pour cette raison qu’ils appartiennent à un autre monde, avec des airs maladroits, indécis, hagards ? Peut-être que tu es comme eux. Peut-être que tu es mort et que tu ne le sais pas ! »
— Tu n’es qu’un sot !

Il se leva d’un bond, piqué au vif par sa propre insulte et se rua sur le pont. Il chercha un point de repère au travers du brouillard, l’horizon peut-être ou un coin de côte à laquelle se raccrocher, mais il se rendit compte que c’était inutile. Le brouillard effaçait toutes traces.
Il s’assit à l’avant du bateau, désemparé. L’étau qui étreignait ses tripes ne relâchait plus son emprise. Le brouillard perdurait. L’Etoile du Nord l’emportait toujours vers des flots insondables. Il observait la proue du voilier qui fendait l’eau noire, carnassière. Il essayait de respirer lentement tandis que la peur se jouait de lui par vagues agressives, insupportables.
« …Et l’aube ? » Pensa-t-il soudain.

Il regarda sa montre. Elle indiquait dix heures du matin. Mais le brouillard ne se dissipait pas, et la nuit non plus ! Etait-elle cassée, sabotée, inutilisable, comme le reste ?
Il secoua la tête. L’aube viendrait. Pouvait-il en douter ? Le destin, la malchance, tout ce qui n’avait pas d’explication n’avait pas non plus de raison d’être détraqué à ce point… Il n’avait qu’à attendre. Et puis, s’il avait au final un tout petit peu de chance, les choses finiraient par s’arranger d’elles-mêmes.
Il se força à respirer lentement, pour retrouver un peu de maîtrise de lui-même. Il essaya d’arrêter les effets du froid qui le faisait trembler. Il reprit conscience de la douleur vive dans sa poitrine, de son envie de vomir, quand son cœur fit un bond prodigieux qui ruina tous ses efforts. Il entendait un grincement sinistre, annonciateur de tous les malheurs qu’il craignait. Il tourna la tête, sur que l’Etoile du Nord se brisait déjà sur un récif.
Le bruit venait de l’arrière où le brouillard s’effilochait contre la proue d’un navire qui se dirigeait vers le voilier.

Il se leva. Le bateau était massif. Son étrave risquait de passer à quelques mètres à peine de la plage arrière de l’Etoile du Nord. Il pouvait déjà en distinguer les contours. C’était un antique gréement, un trois-mâts, si vieux qu’il arborait une figure de proue comme on en faisait plus depuis des siècles. Le bois était terni, rongé par les embruns et l’eau salée, mais il distinguait les traits du visage d’une femme. Il voyait les bras, la poitrine et la robe qui n’en finissait pas de voilages ondulants sur les flancs de la coque.

— Hé ! hurla-t-il, tandis que le navire continuait imperturbablement sa course.
— Ohé ! hurla-t-il encore.
Il s’accrocha au bastingage.
— Bon sang ! Répondez ! hurla-t-il de plus belle.
Sur le pont, il voyait des marins courir en tous sens. Des gabiers montaient dans les gréements. Ils étaient accoutrés de cabans et de pantalons passés de mode depuis des lustres, mais ils l’avaient entendu, il en était sûr ! Ils devaient lui répondre !








Il hurla à perdre haleine, certain que le silence ouaté du brouillard amplifiait l’écho de ses cris, quand enfin une silhouette se retourna vers lui. Elle était engoncée dans une veste courte qui datait d’une époque révolue, avec, en guise de coiffe, un chapeau à bord relevé. Son accoutrement était ridicule, mais il n’en avait cure. Il était sûr d’avoir affaire au capitaine. Il était sauvé ! Sauvé !!!
Il recommença à hurler, éperdu de joie, et vit l’homme, en retour, le fixer de ses yeux mornes. La gîte du bateau s’intensifia, et le navire s’enfonça dans le brouillard, à l’avant du voilier. La silhouette du capitaine, imperturbable, devint floue, imprécise, et disparut à sa vue.
Il s’assit sur le pont, défait. Il avait froid, il était trempé, et son esprit s’engourdissait.
La crainte de comprendre ce qui lui arrivait le torturait. Il chercha dans la brume, un indice, un signe, une trace infime d’espoir de voir l’aube se lever, le brouillard se dissiper et la côte apparaître. Il se prit à penser qu’il avait divagué, et que rien de tout ce qu’il vivait n’était vraiment arrivé. Puis son esprit se mit à dériver comme le voilier, dans un état de continuelle perplexité.
Il se tenait debout sur le pont, les mains crispées sur la barre, les yeux à jamais rivés sur l’inconnu vers lequel l’Etoile du Nord l’emportait.

Auteur : Rebecca Kapistran

Illustration : Le passage de Anakkyn.

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