Là-bas

Illustration : lettre

Triste sort que celui réservé aux vieilles branches et autres bois morts. Jadis robustes et haut perchées, elles ne peuvent à présent qu'aspirer à une chute, lente et pleine de solennité.
Celle du jeune Nathanaël fut des plus longues et des plus mouvementées; vide de sens, sa vie ne pouvait qu'être tourmentée; je me vais de ce pas vous la conter.

Un soir de juillet dix-huit cent quinze alors que l'astre solaire peinait à céder sa place à la plus fidèle de ses amantes, Nathanaël et Pauline avaient décidé de se retrouver au bord de la rivière au sortir du village. Respectivement âgés de quinze et seize ans, ils venaient régulièrement se retrouver dans des lieux isolés, loin des regards afin de n'attiser aucune curiosité. Ils justifiaient leurs agissements en affirmant qu'ils ne leur été possible de se faire confiance qu'à eux-même et que rien ni personne n'aurait été capable de leur apporter ce que l'un et l'autre pouvaient avoir à offrir. Ils s'aimaient, c'était évident et Nathanaël ne s'en cachait pas, bien que Pauline ait toujours été plus discrète à ce sujet. Une amie, un amour, une confidence, voilà à quoi se résumaient les journées de notre ami. C'était un jeune garçon sans histoire, malhabile et rêveur, qui n'avait que faire des autres; Pauline était tout ce qu'il avait. Délaissé par sa famille, il avait carte blanche et pouvait donc faire ce que bon lui semblait. C'est ainsi qu'il invita sa Pauline, ce fameux soir de juillet.
Il savait qu'elle ne pouvait venir qu'après en avoir fini avec ses corvées et il avait pris soin de se dépêcher afin de lui cueillir quelques fleurs sauvages, avant de grimper dans le vieux saule pour y faire le guet. Il s'agissait là de son poste d'observation privilégié qui lui permettait de suivre Pauline du regard, de chez elle à la rivière. Il s'installa et resta immobile une heure durant sans qu'aucune silhouette n'apparaisse. Naïf et patient, il ne s'en inquiéta pas, après tout, elle avait bien des choses à faire, et jamais elle ne le ferait attendre sans raison. La nuit approchait et Nathanaël avait de plus en plus de mal à voir et à se repérer. Il décida donc d'abandonner son poste pour rejoindre le vieux sentier sur lequel il était certain de ne pas la louper. Arrivé au milieu du chemin, il vit le ciel s'éclairer avant qu'un tonitruant vacarme ne vienne l'alarmer. On sonnait la grande cloche, les gens hurlaient, toute la ville s'agitait. Le jeune garçon retourna au village à grandes enjambées, ne prêtant aucunement attention à ce que l'on entendait crier; après tout, il n'était venu que pour offrir son aide, espérant que cela ne soit pas le cas, de manière à pouvoir aller au près de sa bien aimée. Quelle ne fut pas sa réaction lorsqu'il s'aperçut qu'on venait de repêcher celle qu'il attendait. L'horreur, l'incompréhension, la colère, puis le silence. Elle s'était noyée. Pressée, elle avait trébuché et s'était fendue le crâne avant de tomber à l'eau. Elle était morte.
Nathanaël ne pouvait vivre sans sa dulcinée, Nathanaël ne pouvait exister sans sa Pauline; il souhaita disparaître mais ne le put, résigné, il devint muet. Il n'y avait rien à faire, il semblait définitivement perdu.
Un jour pourtant, survint un événement d'apparence anodin qui ramena le jeune homme meurtri à la raison. Cinq années s'étaient déjà écoulées depuis la mort de Pauline. Il fut recueilli par une modeste famille, il s'en accommoda et devint l'un des leurs tout en n'étant que l'ombre de lui-même. L'automne était déjà bien avancé, pas une âme ne s'aventurait au dehors et Nathanaël regardait les cieux déverser leurs funestes flots sur les chaumières voisines. Alors qu'ils n'était en contact avec personne, on vint lui porter une lettre soigneusement cachetée. Son nom était joliment écrit sur l'enveloppe. Il ne sut que faire. Pourquoi lui écrirait-on? Il l'ouvrit tout de même. Une dénommée M. souhaitait lui témoigner toute son affection ainsi que ses plus sincères condoléances, avouant qu'elle aussi était passée par là et que personne ne pouvait imaginer l'étendue de leurs souffrances. Il n'avait pas la moindre idée de qui il pouvait s'agir mais il faut avouer que malgré qu'elle ait été succincte, cette lettre avait le mérite de lui remonter le moral, momentanément du moins. Malheureusement pour lui, cela ne dura qu'un temps et il ne reçut plus la moindre nouvelle de cette mystérieuse M. avant l'année suivante à la même date. Ses sentiments furent partagés au moment de recevoir cette seconde lettre. Il ne connaissait pas sa correspondante mais il lui en voulait terriblement. Comment avait-elle pu le contacter de la sorte, feignant de le comprendre, avant de disparaître?
Il soupçonna un instant Pauline, pensant qu'elle cherchait à le faire culpabiliser par l'intermédiaire de cette maudite lettre, mais très vite il s'en voulut d'avoir pu imaginer pareille chose. Il vit le désespoir le plus profond le happer une seconde fois et il ne lut la seconde missive qu'une semaine plus tard. La dénommée M. le requinqua à nouveau et l'absence de lettre qui s'en suivit s'en trouva d'autant plus violente. Il ne pouvait en supporter plus et il se jura de brûler la prochaine sans même la lire. Cette année d'attente fut la plus éprouvante; il était devenu méconnaissable pour ses bienfaiteurs, il en voulait à Pauline de l'avoir délaissé et s'en voulait à lui-même. Il devint intenable. Le jour du courrier était arrivé, il savait à quoi s'attendre. Il était plus déterminé que jamais, mais rien n'arriva, pas la moindre lettre, pas le moindre mot. Une fois de plus il était perdu. Il décida d'aller au cimetière afin de rendre visite à sa regrettée Pauline. Il poussa le portail, pénétra dans le cimetière et se dirigea vers la tombe en question. Un bout de papier gisait là près d'une branche ... il le lut. Fou de rage, il prit une pierre et brisa la croix avant de disparaître. M. s'en était allé.

Auteur : Richard Schilling

Illustration : lettre de Xavier Ernout.

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