Les vérités sont des illusions dont on a oublié qu’elles le sont.
Friedrich Nietzsche
Un samedi soir, alors que je rangeais quelques affaires qui avaient appartenu à mon père, je découvris au fond d’un carton, soigneusement emballé, un petit tableau de lui que je n’avais encore jamais vu.
Il s’agissait d’une aquarelle datée de l’année avant sa mort et qui représentait un paysage mélancolique : un petit bois au milieu duquel gisait une chapelle partiellement en ruines. Si je ne connaissais pas l’œuvre, je reconnu immédiatement le décor. La petite église abandonnée se trouvait tout près d’un village Franc-Comtois du nom de Clorey : j’avais passé l’essentiel de mes vacances de jeunesse dans cette région.
La peinture ressuscita en moi de vieux souvenirs mais en même temps, et cela en dépit de la tristesse qui s’en dégageait, elle ne me parut pas pleinement reproduire la foule de sensations que j’avais ressenti jadis devant cette curieuse bâtisse. Il y avait quelque chose dans cette aquarelle qui ne correspondait pas à la réalité. Un élément que je ne parvenais pas encore à identifier faussait la vérité de la scène reproduite par l’artiste… Emporté par ce mystère qui n’avait rien de palpable, j’abandonnai tous mes projets de la soirée pour me plonger dans la contemplation de la mystérieuse toile.
Après de longues heures passées à l’observation minutieuse du paysage, mon attention s’était doucement éclipsée et j’avais sombré dans un songe éthéré lorsque soudain, parcourant pour la centième fois la muraille de la vieille chapelle, mon œil s’arrêta net sur un détail insignifiant, presque invisible, mais un détail que je jugeai invraisemblable, extravagant et surtout étrange. Aussitôt, mon esprit s’enflamma car j’avais enfin identifié l’élément perturbateur du tableau : la porte de la chapelle était entrouverte !
Bien entendu, il fallait connaître cet édifice aussi bien que moi pour être à ce point étonné… J’avais observé cette chapelle durant de longues heures et cela, plusieurs années de suite, je connaissais le moindre détail de son architecture et aucun doute n’était permis : la porte avait toujours été fermée ! Et –le fait était connu dans toute la région- il était impossible de l’ouvrir. Dominant trois marches usées par les siècles, le battant de cette porte, immense, fabriqué dans un bois sombre et massif, était restée aussi solide qu’au premier jour et n’aurait cédé devant aucun assaut, pas même à celui d’un bélier si d’aventure une telle chose se serait produite. Et pas une âme dans cette partie de la Franche-Comté n’aurait osée pareil exploit…
Il faut dire que cette chapelle qui ne portait pas de nom -car même les anciens du village de Clorey ne lui en donnaient pas, jouissait d’une très mauvaise réputation et bon nombre de fables circulaient à son propos.
Pour l’essentiel, on pensait le lieu maudit et c’était toujours avec angoisse qu’on en parlait. Certains vieux du village aux talents de conteurs reconnus n’hésitaient pas, afin de captiver l’attention de leur public -pour le plus souvent enfantin, à décrire cette petite église abandonnée des hommes comme étant un mausolée renfermant la dépouille de quelque obscur démon voire d’un ange déchu. Cette conviction née de l’imagination avait d’ailleurs trouvé justification dans certains détails inquiétants de son architecture et au premier rang desquels la croix qui, étrangement, s’était détachée du toit pour venir se planter devant l’entrée du monument. Légèrement penchée, à la manière de ces vieilles tombes perdues, elle prenait la forme d’un avertissement au passant égaré.
Tout cela n’était surement qu’affaire de légendes mais vous et moi savons bien qu’il existe, aussi minime soit-elle, une part de vérité dans chaque bonne légende.
Pour dire vrai, et je l’avais moi-même souvent ressenti, plus on regardait cette bâtisse et plus son aspect inspirait un malaise qui allait bien au-delà de la désolation que l’endroit pouvait susciter. L’aquarelle de mon père avait su captiver l’essentiel de cette ambiance mais le détail de la porte ouverte, invitant à pénétrer dans les ténèbres séculaires et à découvrir l’effroyable secret enfermé dans ces murs, provoqua en moi l’irrésistible curiosité d’aller là-bas et de voir de mes propres yeux l’intérieur de ce temple. Une idée que je n’aurais jamais osé envisager étant enfant. Mais je me croyais en âge d’affronter de vieilles peurs et de faire fi des contes qui avaient sans doute trop nourri mon imagination. Et puis, soucieux d’employer utilement mon temps, je considérai que c’était l’occasion idéale afin de visiter les terrains que je venais d’hériter dans ce pays.
*
Je partis le lendemain, par le premier train à destination de Neuchâtel. Je descendis à la gare de Pontarlier : le village de Clorey était situé à moins d’une heure à cheval.
Je fis naturellement une halte dans la demeure familiale située à une lieue du vieil édifice. La première vue de cette maison qui m’avait abrité aux heures les plus heureuses et les plus insouciantes de ma vie me bouleversa. Et comment ne pas l’être quand on retrouve après tant d’années un trésor de son passé ! En m’approchant, je fus particulièrement ému de constater l’état pitoyable du lieu livré à lui-même depuis trop longtemps. Si à l’extérieur, le jardin laissé à l’abandon était un spectacle poignant, l’intérieur de la maison, sombre et poussiéreux, était plus particulièrement inquiétant avec ses meubles drapés qui donnaient l’impression d’autant de silhouettes fantomatiques et menaçantes.
Je ne restais pas longtemps car je me sentais comme étouffé par le silence pesant de ces pièces figées dans le temps…
Je repris donc mon cheval et me dirigeai vers la chapelle. A mi-chemin, d’épais nuages grisâtres commencèrent à s’accumuler dangereusement au-dessus de ma tête et je regrettai un instant mon empressement : je n’avais pas songé à prendre de couvre-chef mais j’étais à présent trop prêt du but pour revenir sur mes pas. La curiosité –ce savoureux petit défaut- me commandait de continuer la route et de trouver la réponse à l’énigme posée par le tableau, à savoir si la porte était réellement ouverte.
Je m‘enfonçai dans la forêt qui cachait ma destination et je fus stupéfait par le silence qui régnait dans cette nature verdoyante. C’était pourtant encore l’été et pas un oiseau ne chantait ! Mais je ne m’en inquiétai pas longtemps : j’étais trop heureux de retrouver des sensations perdues… L’odeur du bois, les couleurs intenses de la nature, le bruissement des feuilles.
Très vite, la vue se dégagea et, au loin, j’aperçu le vieil édifice. Il ne restait que quelques rangées de sapins à dépasser pour embrasser d’un même regard toute la perspective du bâtiment et enfin obtenir une réponse à ma question. Tout-à-coup, mon cheval ralentit la marche. Je lui ordonnai au contraire d’aller au trot mais il refusa et s’arrêta ! Je n’y comprenais rien. Ou plutôt, je ne devinais que trop la raison de ce revirement d’obéissance : la terreur ! Tout homme censé devrait écouter les peurs primitives de son animal… Mais je ne respectai pas cette devise et j’abandonnai là ma monture.
Quelques pas suffirent à me faire sortir du bois. Enfin, je vis cette chapelle qui avait hantée mon enfance ! Tout semblait pareil. Les murs gris et l’impression de désolation… Soudain, je m’arrêtai net, interloqué… Il commença à pleuvoir mais je restais immobile. Je voyais mais je refusais de croire : la porte de la chapelle était effectivement entrouverte ! Au loin, le tonnerre gronda.
Combien de temps restais-je là, pétrifié ? C’était une chose tellement invraisemblable ! J’étais pourtant venu pour en faire moi-même le constat mais je doutais à présent de mes sens, tant cette vision était fantastique. Soudain, un éclair zébra le ciel et jeta, une fraction de secondes, sa lumière blanche sur l’entrée du monument, comme une réponse divine à mes hésitations. Le doute n’était plus possible.
Je retrouvai tous mes esprits et repris possession de mes sens. J’étais trempé par la pluie et je me rendais compte de ce que ma situation pouvait avoir d’incohérent : j’étais planté là, sous un ciel déchainé, alors qu’un abri me tendait les bras, là-bas, à quelques pas… Je n’hésitai plus et me précipitai vers l’entrée.
A l’instant précis où je franchis le seuil de la porte, quelque chose se produisit. Encore aujourd’hui, après toutes ces années, je ne saurais habilement décrire ce que je ressentis à cet instant précis mais peut-être, qu’en vérité, je fus la victime d’une sorte d’hallucination... J’eu la sensation effroyable de perdre pied et d’être précipité dans un puits sans fond.
Je perdis connaissance.
*
A mon réveil, j’étais étendu au fond de la nef, juste à côté d’un pilier aussi épais qu’un chêne centenaire. Tout était paisible, silencieux et étonnement bien ordonné pour un lieu laissé à l’abandon pendant des siècles. Le soleil, filtré par une série de petits vitraux, inondait les bas-côtés de la chapelle d’une douce lumière bleutée.
Alors que je me relevai, des hurlements éclatèrent près de l’entrée. Aussitôt, une dizaine d’individus pénétrèrent dans la petite église. Ces hommes, curieusement vêtus et qui paraissaient être des villageois d’un autre temps, s’engouffrèrent d’un pas pressé dans la nef. Je pris garde à ne pas être vu car ils brandissaient d’une façon menaçante bâtons et fourches tout en hurlant : « vive la Révolution ; à bas les traîtres » ! Ce discours d’un autre temps était invraisemblable !
De l’autre côté du bâtiment, un vieux prêtre, légèrement courbé et les cheveux neigeux, sorti des ombres du déambulatoire. A sa vue, les villageois se précipitèrent sur lui. Mais le vieil ecclésiastique n’essaya pas de fuir cette horde sauvage. Au contraire, il s’avança vers la nef, le visage serein. Je voulu l’avertir mais tout alla si vite ! Les croquants se jetèrent sur le religieux sans même lui parler, comme s’il avait déjà été jugé, et se mirent à le rosser à coups de bâtons. Mon Dieu ! De quel crime cet homme était-il coupable pour recevoir un tel châtiment ?
Je ne pouvais supporter d’être spectateur d’un tel lynchage : je me levai et hurlai d’arrêter immédiatement cette folie. Mais, étrangement, personne ne prit garde à moi. Tout à coup, un des sauvages planta sa fourche dans la poitrine du curé. J’étais pétrifié. Les autres imitèrent ce premier meurtrier. Et chaque coup porté engendra une effroyable éruption de sang. Je fixai le visage du prêtre pendant qu’il agonisait et je le vis murmurer quelques mots alors qu’il portait un dernier regard sur la croix posée sur l’autel. Je ne pouvais pas l’entendre, c’était impossible car j’étais bien trop éloigné et pourtant, je savais ce qu’il disait : « Mon Dieu, pardonnez-leur car ils ne savent pas ce qu’ils font »…
J’éclatai en sanglot tandis que les bourreaux cessèrent leur massacre.
Soudain, un autre villageois pénétra dans la chapelle et s’approcha lentement du groupe. Les autres s’écartèrent du cadavre comme pour montrer leur œuvre au nouveau venu. Puis, sans un mot, tous sortirent, la tête basse, les uns derrières les autres.
Je ne pouvais rester plus longtemps à ma place. Je me précipitai vers la porte d’entrée et, après avoir jeté un dernier regard sur le corps qui baignait dans une flaque de sang, je traversai moi aussi le seuil de la porte.
Dehors, tout était calme : la pluie avait cessée et il n’y avait personne. Je me disais que les meurtriers avaient fait bien vite pour disparaître lorsque j’entendis derrière moi un grand fracas métallique. Je me retournai : la porte s’était refermée !
Depuis cet instant, aucun instrument n’est parvenu à la faire céder. Personne ne pu la franchir comme je l’avais fait ce jour. Je fus donc l’unique témoin de tout ceci et peu de gens –y compris parmi les villageois des environs – n’ont accordé sincèrement foi à mon témoignage.
Il m’arrive bien souvent de douter de ce que j’ai vu ce jour-là mais lorsque mon regard se pose sur le tableau de mon père, j’ai la conviction que cet immense sépulcre oublié du Temps dissimule une vérité qui n’appartient plus à ce monde…
Auteur : Stéphane Paul Prat