Dans la remise de la bibliothèque, Emma avait trouvé un sachet de cinq cent grammes de café. Cinq cent grammes pour elle seule qui en pesait à peine une centaine toute habillée. Elle en avait pour toute la vie ! C’était l’un des rares avantages d’être miniaturisé. On avait de bonnes réserves devant soi et on pouvait se nourrir de trois fois rien. Depuis qu’elle vivait dans le sous-sol de cette bibliothèque, protégée des bombardements, Emma se nourrissait presque exclusivement de souris, qu’elle chassait avec un arc, de sa propre fabrication, et des flèches qui n’étaient autre que des aiguilles de couture. Une seule de ces bestioles lui permettait de subsister pendant une semaine. Emma plaça au dessus de la bougie le bouchon de bouteille métallique qui lui faisait office de casserole. Une fois l’eau portée à ébullition, elle y versa un peu de poudre noire. Après infusion, elle remplit le gobelet de fortune qu’elle avait fabriqué à partir de papier aluminium ainsi qu’un deuxième récipient en aluminium qui lui servait d’encrier. Emma trempa sa plume (il s’agissait en fait d’un os de souris qu’elle avait taillé) dans l’encrier. Tout en sirotant son café, elle se mit à l’écriture de son journal intime, commencé à l’âge de douze ans. Elle avait noirci, depuis cette époque, des milliers et des milliers de pages, qui représentaient toute sa vie. En relisant les plus anciennes, elle souriait parfois, à cause d’une anecdote amusante, ou s’étonnait d’une réflexion qu’elle avait notée à l’adolescence. Elle était souvent surprise de ce qu’elle lisait. Se relire des années après, c’était pour elle comme rentrer dans la tête d’une inconnue. A chaque page, elle faisait la connaissance d’une nouvelle Emma. Elle qui n’avait jamais eu d’amis, c’était sa manière de se confronter à l’altérité et de se sentir moins seule. Lorsque sa miniaturisation avait atteint le stade ultime, des années auparavant, elle avait recopié son précieux journal à sa nouvelle échelle. Elle n’aurait pas pu transporter l’ancien, devenu trop volumineux pour elle. Elle ne l’avait jamais fait lire à personne, et maintenant que ses écrits étaient des pattes de mouches, il était certain qu’aucun humain ne poserait jamais son regard dessus. Il était loin le temps où elle s’imaginait écrivain. Pourtant, elle en aurait eu des choses à raconter. Son histoire n’était pas banale. Il lui semblait qu’elle était écrite depuis son enfance et qu’elle ne demandait qu’à être lue. Emma regarda son reflet dans son gobelet de café. C’est avec ce liquide noir que tout avait commencé.
Sa mère l’avait initiée au café alors qu’elle n’avait que six ans. A cet âge-là, on préfère en général les boissons sucrées qui flattent le palais, mais en buvant ce breuvage d’adulte, elle se sentait plus forte que les autres enfants, notamment cette bande d’imbéciles qui s’en prenaient à elle pendant les récréations. Aux antipodes des sucreries, le café et son amertume lui procuraient une sensation étrange ainsi qu’un pouvoir imaginaire. En l’avalant, elle avait l’impression d’absorber toute la dureté du monde. Cette dureté devenait sienne et faisait d’elle quelqu’un d’inébranlable. Du coup, les imbéciles de la cour de l’école en étaient réduits à pas grand-chose. Elle aimait les imaginer rapetissés à une échelle ridicule. Ah ! Si ce pouvoir avait pu être réel ! Peu après sa découverte du café, sa mère lui avait appris que son père allait avoir un enfant d'une autre femme. Emma savait que depuis qu’il les avait quittées, son père avait trouvé une nouvelle amoureuse. Ca, au fond, elle s’y était fait, mais la nouvelle de cette future naissance lui semblait une deuxième trahison qui la touchait plus intimement encore. Que son père remplace sa mère par une autre femme, passe encore, mais qu’il remplace Emma par un autre enfant, voilà qui lui était insupportable. Désormais, lorsqu’elle prenait son café, ce n’était plus les méchants de la cour de récré qu’elle miniaturisait dans son esprit, mais ce futur frère ou cette future sœur qu’elle détestait déjà.
A la naissance de Lucie, lorsque sa mère lui annonça l’évènement, elle lui dit :
- « Voilà. Tu as une demi-sœur, maintenant. »
- « Comment ça ? », demanda Emma, blême.
- « Ta demi-sœur est née », répéta sa mère. Elle s’appelle Lucie.
Demi-sœur. Ne connaissant pas le sens de cette expression, elle l’interpréta littéralement. Ce fut un choc pour Emma. Elle avait donc véritablement ce pouvoir de réduire la taille des gens par la simple force de l’esprit ! Finalement, elle se serait bien passée de ce don.
Les parents d'Emma n'avaient quasiment plus de rapports entre eux depuis des années, et monsieur Desnombres habitait désormais à l’autre bout du pays. Ainsi, Emma et sa mère, qui n’avaient pas les moyens de voyager, n’eurent pas l’occasion de voir le nouveau-né. Pour cette simple raison, Emma vécut pendant des années avec la conviction que la pauvre Lucie était née infirme par sa faute, diminuée de moitié car elle l'avait souhaité. Elle avait même prié pour que ce fléau s’abatte sur la pauvre enfant. Pauvre Lucie! Maintenant, elle ne la détestait plus autant. Elle la plaignait même, l’imaginant victime de brimades dans la cour de l’école, les autres enfants la traitant de naine ou de demi-portion. J’ai bien de la chance d’avoir une taille normale, pensait Emma. Même si elle était dure à vivre, sa culpabilité lui permettait de relativiser ses propres souffrances. Elle aurait pu utiliser son pouvoir pour se défendre des gamins de l’école qui la harcelaient, mais elle préféra s’en abstenir. Elle ne voulait surtout pas provoquer une autre catastrophe. Elle décida de se laisser faire et de prendre sur elle. Lors de son entrée au collège, en sixième, elle continua à jouer ce rôle de victime passive. « Je pourrais t’écraser entre mes doigts, minipouss ! » disait un imbécile qui aimait s’en prendre à elle. C’était une référence à un dessin animé qui mettait en scène des humains miniatures, vivant dans les murs des maisons. Ce surnom ridicule marqua durablement l’esprit d’Emma. Tout s’était passé par la suite comme s’il avait agi à la manière d’un sortilège, ou comme si le pouvoir réducteur du café s’était retourné contre elle.
Emma pénétra dans son repaire constitué de livres, des piles de romans en guise de murs et un grand atlas posé par-dessus faisant office de toit. En cas de bombardement, une encyclopédie eut représenté une meilleure protection que cet atlas peu épais, mais avec sa taille, il lui aurait été impossible de manier un livre de ce volume et de ce poids. Dans un monde en guerre, les livres pouvaient vous sauver la vie de multiples manières. C’est pourquoi Emma avait décidé d’élire domicile dans cette bibliothèque municipale depuis longtemps abandonnée. Depuis le début du conflit, elle avait été atteinte de différentes affections. Les manuels de médecine tombés du rayonnage sciences naturelles lui avait permis, à plusieurs reprises, d’établir un autodiagnostic et lui avaient indiqué les médicaments à se procurer pour se soigner. Elle les avait trouvés, par chance, dans une pharmacie désaffectée toute proche. Il y avait des dizaines de bibliothèques abandonnées dans toute la capitale, et Emma en avait visité un certain nombre avant de découvrir celle-ci. Après avoir fouiné méthodiquement dans tous ces registres, elle avait fini par découvrir, dans une section reculée du sous-sol, un livre qu’elle avait longtemps cherché. Il était temps de mettre la main dessus. Emma fouina dans son bric-à-brac et fourra dans un sac l’équipement qu’elle avait prévu pour son escalade. Puis elle s’éloigna en direction des archives municipales.
Après quelques minutes d’une ascension fatigante, Emma accéda enfin au septième et avant dernier niveau du rayonnage B-219. Elle glissa son pied sur la planche en aggloméré, entre le montant en bois et le livre situé sur sa droite. Se plaquant à la paroi, elle agrippa le montant. Le but de son ascension, « Célébrités des cimetières parisiens » était tout proche, au huitième niveau. Elle leva la tête et regarda un moment quelle était la meilleure voie d’accès. Le livre sur sa droite « Rénovation des monuments du Patrimoine 1990 - 2005 », était protégé par une couverture de plastique transparent, dérapante à souhait. Impossible de passer par là ! A droite, par contre, deux livres après le montant en bois, il y avait un vieil ouvrage, relié de cuir, « Actes de naissance du XXème arrondissement 1884 – 1927 ». Les inscriptions gravées sur sa tranche et les cannelures de la reliure offraient d’excellentes prises. En outre, l’épaisseur de la relique lui permettait de placer ses mains de part et d’autre de la tranche. De sa main libre, Emma décrocha l’hameçon fiché dans la planche en aggloméré. Elle remonta le fil de nylon qui en pendait, puis fit tournoyer le grappin et le lança en direction du plafond. Le fil suivit, glissant entre ses mains. Accrochage parfait, le grappin se ficha tout en haut de l’étagère, sur le rebord horizontal. Enfin arrivée à destination, elle se hissa dans l’espace laissé entre « Célébrités des cimetières parisiens » et « Grandes figures de la Capitale ». Une chance que les livres de ce niveau ne soient pas serrés les uns contre les autres, comme c’est trop souvent le cas, songea Emma. Sans cela, il lui aurait été impossible de dégager celui qui l’intéressait. Tout en scrutant le fond de l’étagère, plongé dans l’obscurité, Emma dégagea de son paquetage un petit morceau de carton abrasif ainsi qu’une boule rouge de souffre, qu’elle avait arrachée à une allumette. Elle cala le carton sous son pied gauche, y posa le morceau de souffre, et mit son pied droit dessus. D’un geste sec de la jambe, en même temps coup de pied et frottement, elle envoya la tête d’allumette vers le fond de l’étagère. Le morceau de souffre prit feu aussitôt. La boule de feu fut stoppée net par la paroi qui habillait le dos de l’étagère. Et la lumière fût, révélant qu’il n’y avait aucun danger à craindre, pas le moindre prédateur.
Emma longea le livre qui l’intéressait, s’enfonçant dans l’obscurité, et s’arrêta devant la paroi du fond de l’étagère. Elle sortit de son fourreau l’aiguille de couture qui lui servait d’épée, et qu’elle avait équipée d’un manche de sa propre fabrication. Elle emmenait cette arme partout avec elle, surtout dans les recoins sombres. La lumière de la boule de souffre n’avait rien révélé, un instant auparavant, mais il convenait d’être prudent. Emma glissa l’épée dans l’espace laissé entre le livre et la paroi en bois, et en balaya tous les recoins, avec des gestes amples. Il n’y avait décidemment rien. C’est alors qu’un crissement, juste au dessus d’elle, lui hérissa les cheveux. Elle releva la tête juste au moment où le monstre s’abattit sur elle. Emma tomba à la renverse, accusant le poids de l’araignée, qui, une fois à terre, plaça ses huit pattes sur les bras et les jambes de sa proie, de manière à l’immobiliser. Dans la panique et dans l’obscurité, elle lutta pour dégager son bras droit, et réussit à mettre la main sur le manche de son arme tombée à terre. L’aiguille fendit l’air et perça le ventre mou de l’animal. Emma enfonça son arme le plus profond qu’elle put. Simultanément, elle sentit un liquide visqueux recouvrir sa main et son bras. Dans la pénombre elle entendit alors les mandibules de l’araignée tout près de son oreille. Elle ne pouvait pas se permettre d’être mordue. Avec sa petite taille, elle était assurée d’être emportée par une telle dose de poison. Repoussant le monstre à bout de bras, elle réussit à tenir éloignés loin de son corps les deux crochets de l’horrible animal, qui s’immobilisa enfin, mort. Pragmatique, elle surmonta son émotion pour saisir une petite fiole qu’elle portait toujours sur elle, dans laquelle elle avait l’habitude de récupérer le venin des prédateurs qu’elle croisait. Lors de sa prochaine expédition, elle en enduirait la pointe de son arme et celle-ci serait encore plus efficace dans le cas d’une nouvelle confrontation avec un insecte ou même un rat. Elle pressa l’extrémité des crochets et un liquide se mit à couler.
Il lui fallut un long moment pour se dégager du cadavre lourd de l’araignée. Encore tremblante de peur, elle se concentra sur son but, pour mieux faire abstraction de la peur qui l’avait envahie. Elle se glissa alors entre le livre et la paroi et commença à pousser. Bien qu’elle y ait mis toutes ses forces, le volume restait immobile, bloqué. Emma retourna sur le devant du rayonnage, et là elle constata que la tranche du livre était calée juste derrière le rebord en bois. Le volume pesait un poids qui, pour sa taille lilliputienne, s’apparentait à des tonnes. Jamais elle ne serait capable de le sortir de là et jamais elle ne pourrait le consulter. Et alors ? C’était sans doute un projet stupide que de chercher à retrouver la tombe de son père parmi les vingt cimetières parisiens, se dit-elle. Ca ne rimait à rien, au fond. Ca n’était qu’une obsession liée aux rêves récurrents qu’elle faisait chaque année à la même période, autour de la date anniversaire de la mort de Xavier Desnombres. Longtemps, elle avait espéré trouver dans cette tombe quelque-chose qui lui apprenne qui était réellement son père, au-delà de sa fonction officielle. Mais il valait mieux de pas savoir. Peut-être sa bonne étoile la protégeait-elle de ce qu’elle aurait pu découvrir dans cette tombe.
Alors qu’Emma rejoignait son repaire, la nuit commença à tomber. Pendant la journée, le premier étage à moitié effondré de la bibliothèque laissait la lumière du jour percer à travers le plafond éventré. Arrivée « à la maison », elle alluma plusieurs bougies, positionnées en cercle autour d’elle. En plus de l’éclairage, le cercle de lumière lui apportait une protection contre les prédateurs, rats, araignées, mais aussi chats de gouttières. Elle réchauffa un reste de viande de souris, qu’elle mangea rapidement, puis se mit à la rédaction de son journal intime. Mettre en mots son aventure insignifiante pour tenter de déloger le livre inaccessible la consola de son échec. Elle ajouta à son récit une deuxième araignée pour rendre son personnage plus héroïque et s’amusa à créer du suspens. Réalisant que c’était un jeu puéril, elle se demanda ce qu’aurait pensé de ce passage un autre humain miniature, et décida qu’il aurait trouvé cela ridicule. Elle déchira les pages de cette version fantasmée de son aventure, puis reprit tout depuis le début et raconta ce qui lui était vraiment arrivé. Après avoir refermé son journal, elle s’étendit sur sa paillasse, au milieu du cercle lumineux rassurant formé par les bougies, et se projeta quelques années en arrière, dans le quartier du Marais.
Emma vivait déjà seule, recroquevillée sur elle-même, dans le studio qui avait appartenu à sa mère. Celle-ci venait de mourir, emportée par la tuberculose, une maladie pourtant éradiquée des générations auparavant mais qui avait fait son grand retour à la faveur de la guerre. Ce devait être en deux mille trente neuf ou deux mille quarante. Les combats se cantonnaient alors à des pays lointains, aux antipodes de l’Europe, mais ils progressaient. Un jour où l’autre, le conflit embraserait la planète entière et Emma ne voulait ni être enrôlée par l’armée, ni se faire violer par des soldats, ni se faire ensevelir lors d’un bombardement. Elle avait juste envie de se faire toute petite, pour disparaître aux yeux des hommes. Et curieusement, son fantasme se réalisa. De semaine en semaine, Emma se voyait rapetisser. Elle n’avait déjà plus la taille d’une fille de son âge, mais n’était pas encore la lilliputienne qu’elle deviendrait. On aurait presque pu la prendre pour une naine, sauf que sa morphologie ne présentait pas les proportions caractéristiques du nanisme. C’était une jeune fille normalement constituée, mais anormalement petite. Elle flottait dans des vêtements qui lui allaient six mois auparavant, il lui devenait périlleux de s’asseoir sur une chaise, et elle devait maintenant escalader les étagères de sa cuisine pour attraper les boites de conserve et les casseroles. S’éloignant peu à peu d’un monde à l’échelle des humains, elle dut s’adapter à celui des rongeurs et des insectes vivant en milieu urbain. Bientôt, elle ne désigna plus ses congénères que par le nom de géants, signe qu’elle ne faisait plus vraiment partie de l’humanité. D’ailleurs, en avait-elle jamais fait partie ?
Emma se releva et se tourna vers la photo de son père, prise dix neuf ans auparavant, qui ornait le fond de son repaire. Il fut une époque où cette photo tenait dans ses mains. A mesure que le temps passait, son père, qu’elle n’avait pour ainsi dire pas connu, était devenu de plus en plus présent dans son esprit. Sur cette image désormais jaunie, devenue à l’échelle d’Emma une affiche géante, le visage de monsieur Desnombres, éclairé par les flammes vacillantes des bougies, avait presque l’air vivant. Il posait fièrement, dans son beau costume, médaille sur la poitrine, devant une ribambelle de gamins, assis derrière lui en cinq rangs serrés, à la façon des photos de classe du XXème siècle. A la première rangée les tout petits, dans leur couffin, juste derrière des marmots de deux ou trois ans, et ainsi de suite jusqu’aux plus âgés, les jeunes adultes, debout à l’arrière plan. Emma se trouvait parmi ces derniers, au cinquième rang à partir de la gauche. Elle avait un drôle d’air sur l’image, l’air de quelqu’un qui ne se sent pas à sa place. C’était l’année de ces vingt quatre ans. Au dessus de la photo, il était écrit : « Xavier Desnombres, géniteur de la République, père de quatre vingt deux enfants, décoré par le ministre de la croissance et de la natalité, le 12 octobre 2028. »
Dans le monde entier, chaque pays avait eu ses géniteurs, symboles de fertilité nationale et armes démographiques de poids depuis que la guerre totale avait éclaté. Des décennies de consumérisme aveugle et d’économie mondialisée avaient réduit comme peau de chagrin les ressources naturelles. Les multiples conflits qui embrasaient la planète avaient pour objet l’appropriation de celles-ci. La guerre mondiale se déclinait en guerre du blé, guerre du poisson, guerre du gaz, guerre du pétrole, guerre de l’eau, etc… Et plus la guerre durait, plus ces ressources partaient en fumée. A lieu de ralentir les naissances pour faire face aux pénuries, les chefs de gouvernement militaient donc pour la reproduction sans fin de leurs ouailles. Il fallait enfanter de futurs soldats ou de futures infirmières pour les champs de bataille, il fallait se reproduire au centuple pour écraser en nombre les pays voisins. C’était la guerre entre les pays mais également entre les hommes d’un même quartier, d’une même rue, parfois d’une même famille, qui se battaient pour des tickets de rationnement ou pour la possession d’un potager.
Emma reporta son attention sur la photo et se remémora cette journée où son père avait été décoré par l’Etat. Elle s’était rendue dans un hôtel cossu du huitième arrondissement suite à une invitation solennelle du ministère de la croissance et de la natalité. Lorsque l’invitation était arrivée par la poste, elle avait eu un choc. Jusqu’à ses dix ans, sa mère l’avait tenue au courant des enfants que son père avait eu avec d’autres femmes. Emma connaissait l’existence de sept de ses frères et sœurs, mais quand monsieur Desnombres avait été enrôlé comme géniteur par l’Etat, moyennant un salaire confortable, et qu’il avait reçu l’instruction de « produire un minimum de huit enfants par an », la mère d’Emma préféra ne plus lui donner aucune nouvelle de son père. Elle prétendait qu’il avait quitté la France pour raisons professionnelles. La supercherie découverte, Emma comprit rapidement que sa mère lui avait caché la vérité pour la protéger. Elle se rendit à l’invitation du ministère dans le seul but de dire ses quatre vérités à son père pondeur, ce minable donneur de sperme, jubilant à l’idée de l’humilier en public. Et puis, une fois rendue sur place, son envie de se venger laissa place à un sentiment étrange. Xavier Desnombres, d’allure assez jeune - il avait la cinquantaine mais faisait à peine quarante ans, avec ses cheveux frisés mi-longs et son sourire à la fois hagard et curieux de tout - discutait avec du beau monde, politiciens en costume trois pièces, dames élégantes montées sur hauts talons et habillées comme à un gala. Il parlait et parlait aux invités, avec moultes gesticulations, engouffrant petits fours sur petits fours, s’enivrant de champagne, et ses interlocuteurs l’écoutaient calmement, patiemment, hochant régulièrement la tête, comme par politesse, mais n’essayant à aucun moment d’engager réellement la conversation avec lui.
Emma n’arrivait pas à déterminer si Xavier Desnombres en faisait des tonnes, cherchant à s’intégrer à toute force au monde des élites qu’il ne faisait que croiser, où s’il était simplement lui-même, gamin hyper-actif et sans aucune retenue. Elle eut l’impression que cet homme ne pouvait pas être un père, ni le sien ni celui des autres enfants présents à cette réception. D’ailleurs, à aucun moment il n’adressa la parole à ses enfants réunis ici, alors qu’il s’agissait pour lui d’une occasion unique de les voir rassemblés. Un mot lui vint à l’esprit alors qu’elle l’observait : inconséquence. Elle n’avait pas besoin de le connaître. Il lui suffisait de l’observer dans son manège mondain. Xavier Desnombres ne pouvait être qu’un individualiste, dans le sens le plus trivial du terme, prisonnier du présent, tout entier voué à lui-même et à sa propre survie. Au fond, Emma ne voyait même pas comment l’humilier. C’eut été admettre qu’il pouvait avoir honte de ce qu’il avait fait.
Jusqu’ici, elle lui en avait voulu car elle l’estimait responsable de ses propres faiblesses, de son manque de combativité et de sociabilité. Si je ne l’avais pas eu comme père, pensait-elle, ou plutôt si je l’avais eu réellement comme père, j’aurais déjà pris mon envol. Je ne vivrais plus avec maman, qui m’entretient. Je ne serais pas une gamine de vingt-quatre ans, à peine capable de nouer une amitié, bourrée de complexes et d’angoisses. Je n’aurais pas abandonné mes études de lettres et surtout, je me serais lancée avec plus de confiance et d’ardeur dans l’écriture. J’oserais faire lire mes textes et j’aurais peut-être déjà décroché un contrat d’écriture. Mais comment pouvait-elle en vouloir à quelqu’un qui avait aussi peu conscience d’autrui ? Lors de la cérémonie, Emma noya son amertume dans celle de l’alcool, distribué à volonté à l’open bar. Ses inhibitions habituelles tombèrent et elle discuta avec une jeune fille un peu moins âgée qu’elle. Elles se découvrirent de nombreux points communs, notamment une passion pour l’écriture. Sur le moment, Emma eut le sentiment qu’elles deviendraient amies. Elle se voyait déjà lui faire lire ses écrits, mais au fil de leur conversation, cette jeune fille lui sembla tellement parfaite en tout qu’elle ne put s’empêcher de se comparer à elle, à son désavantage bien sûr. Visiblement, Lucie avait tout ce qu’une fille de son âge pouvait souhaiter. Un petit ami avec lequel elle partageait déjà un appartement, des tas de copains, de bonnes notes à l’école, et, cerise sur le gâteau, son premier recueil de poèmes venait d’être publié dans une maison d’édition réputée. La sympathie qu’elle éprouvait jusque là pour Lucie se mua rapidement en jalousie. Lucie… Ce prénom lui disait vaguement quelque chose. Portée par l’effet de l’alcool, elle se laissa dériver jusqu’à un passé lointain et se souvint enfin de cette histoire stupide qu’elle s’était inventée, gamine. Dans son esprit puéril, Lucie avait été la pauvre demi-sœur, cet être rabougri, diminué par un sortilège cruel. Et maintenant elle était devant elle, jeune fille douée, rayonnant de talent et d’énergie. Demi-sœur, demi-sœur. Elle se répéta dans sa tête cette expression qui l’avait hantée lorsqu’elle avait appris la naissance de Lucie, et qui ne lui allait décidemment pas. Si elle devait se comparer à elle, alors c’était plutôt Emma la demi-sœur. Sauf que sur quatre vingt deux enfants, pensa-t-elle, je suis plutôt un quatre vingt-deuxième de sœur. Autant dire pas grand-chose.
Pendant la nuit, Emma rêva qu’elle était enfermée dans le cercueil de son père, avec tous ses frères et sœurs, serrés les uns contre les autres comme des sardines et réduits à la portion congrue. On n’y voyait rien, dans le noir, mais elle savait qu’ils étaient là, tout autour d’elle. Tout ce petit monde se bousculait et se poussait des coudes, chacun essayant de rogner sur l’espace vital de son voisin. Au bout d’un moment, un murmure traversa le groupe, et comme s’ils s’étaient concertés ils se mirent tous à crier en même temps, en direction de la surface. Ils crièrent si fort que le couvercle du cercueil explosa, dans un bruit assourdissant, faisant jaillir enfin l’air et la lumière.
Emma se réveilla en hurlant. Des morceaux de béton s’écrasaient au sol, explosant en mille morceaux et répandant une fine poussière blanche dans la lumière du petit matin. L’ennemi était en train d’attaquer la ville, une nouvelle fois. A en croire la fréquence de ses bombardements - une fois par semaine, désormais - il avait décidé de ne laisser aucun bâtiment debout. Le sous-sol de la bibliothèque était un endroit relativement protégé, mais le vacarme assourdissant qui faisait trembler tous les murs du bâtiment n’en était pas moins effrayant. Comme chaque fois, Emma se roula en boule et se boucha les oreilles, attendant la fin de l’attaque dans sa tanière.
Au bout de dix minutes, le calme revint. Emma inspecta alors le sous-sol pour se rendre compte des dégâts occasionnés par le bombardement. Elle était attachée à certains livres, et voulait voir s’il n’y avait pas eu trop de pertes. Elle eut le souffle coupé en arrivant dans la section réservée aux archives municipales. Des pierres de taille s’étaient détachées du mur et avaient fait tomber plusieurs rayons. Elle se trouvait devant un énorme tas formé de gravats, de planches et de livres entrouverts et déchirés. Puis elle se rappela de l’ouvrage auquel elle n’avait pas réussi à accéder la veille, et bondit à sa recherche. Par chance, il était placé tout en haut de l’étagère. Durant la chute de celle-ci, il avait été projeté loin du tas de gravats. « Ah ! Ah ! Le voilà ! Célébrités des cimetières parisiens ! ». Emma le feuilleta fiévreusement. Sa reliure avait été endommagée et certaines pages à moitié détachées, mais aucune ne semblait s’être envolée. Elle consulta l’index à la hâte, et trouva à la page quarante quatre un paragraphe concernant son père. Elle survola l’article. Xavier Desnombres, né en mille neuf cent soixante huit, patati patata, fut l’un des quarante huit géniteurs de la République, etc… est enterré au cimetière de Bercy. « Eurêka ! », s’écria Emma. Elle allait enfin apprendre qui était le véritable Xavier Desnombres. Comme tout un chacun, il avait forcément son jardin secret, ses rêves, quelque chose qui le rendait humain. Il n’était pas possible que sa vie se soit limitée à son rôle de pondeur. Il ne pouvait pas être uniquement cet individu médiocre qu’Emma avait croisé à la cérémonie du ministère. Elle était bien placée pour savoir qu’on n’est pas forcément ce qu’on paraît. Quand elle était jeune, elle en avait fait la douloureuse expérience à l’école. Les autres enfants la prenaient pour une débile, alors qu’elle était seulement sensible et perdue. Elle connaissait sa richesse intérieure, et avait à cœur de révéler aux autres qui elle était, de leur faire comprendre que sa bizarrerie avait un sens. C’est pour cela qu’elle s’était mise à l’écriture. Lorsque j’aurai raconté qui je suis vraiment, on me comprendra et on m’aimera, pensait-elle. Mais son rêve ne s’était pas réalisé. Pendant toute son adolescence, l’écriture avait été pour elle un jardin si secret que personne n’avait jamais eu l’occasion de découvrir l’autre Emma. Et l’autre Xavier Desnombres, quelqu’un avait-il eu l’occasion de le découvrir ? Même s’il était mort depuis longtemps, il n’était pas trop tard pour faire sa connaissance. Emma se souvenait qu’avant la guerre mondiale, l’Etat avait mis en place un étrange rituel qui voulait qu’à sa mort, chaque géniteur soit enterré avec des objets qui lui avaient été chers, retraçant son histoire, symbolisant ses passions, sa vie. Ces objets lui en diraient plus sur son père que tous les documents officiels.
…
Pour quitter les étages inférieurs de la bibliothèque et rejoindre la surface, Emma dut se frayer un chemin entre les éboulements de pierres et les restes disloqués de la structure du bâtiment. Rendue à l’air libre, elle fut estomaquée devant l’ampleur des destructions qu’avait subi le quartier. Situé aux abords de la gare de l’est, point stratégique par excellence, il avait été rasé. Seuls quelques clochards erraient parmi les ruines désertes. Emma se dirigea vers République, vêtue d’un solide gilet (presque un bouclier) qu’elle s’était confectionné à partir du cuir d’une vieille chaussure. Elle était ainsi mieux protégée contre les morsures de rats ou d’araignées. Jusqu’au cimetière de Bercy, elle avait deux bons kilomètres à parcourir, chargée comme une mule. Le baluchon qu’elle portait dans son dos contenait, en plus de bagages, ses précieux écrits, glissés dans une protection de plastique hermétique. Leur poids représentait la moitié de celui de son paquetage, mais après tout, ils le valaient bien. Ils étaient toute sa vie.
Lorsqu’au quatrième jour de son périple, elle arriva en vue de la célèbre colonne de Juillet, qui s’élevait dans le ciel gris, les géants étaient de plus en plus nombreux dans les rues. Les démunis, les affamés s’amassaient autour des palissades de la zone verte, établie autour de la place de la Bastille. Il était arrivé à Emma de surprendre, à distance, les conversations des géants. Elle avait ainsi appris l’existence de ce refuge pour riches, ville dans la ville, érigée sur la place symbole de la révolution, ultime pied-de-nez des puissants au peuple soumis, était le dernier garde-manger de la capitale. Dans cette enclave, on trouvait des épiceries fines et un antique Monoprix. Un vacarme assourdissant emplit l’espace sonore et Emma crut un instant à une attaque. Tout autour d’elle, les gens détalèrent, effrayés par l’imminence d’un nouveau bombardement. Le bruit devint insoutenable et Emma se recroquevilla sur elle-même, les mains sur les oreilles. Trois hélicoptères militaires de type Puma survolèrent le boulevard Beaumarchais, l’un à la suite de l’autre, dans un vacarme assourdissant, se dirigeant tout droit vers la zone verte. Il devait d’agir d’engins de ravitaillement. Bien que leur cargaison ne soit pas destinée à la population, les gens se mirent à courir en direction de la zone verte, aux cris de « On a faim ! », ou encore « Du pain ! ».
Il fallait mieux éviter le quartier, songea Emma. Par prudence, elle pénétra dans une bouche d’égout et poursuivit son chemin par les souterrains. Elle ne comptait en ressortir qu’une fois l’arrondissement traversé. Chemin faisant, le long des canalisations des égouts, elle tenta de se représenter l’état du pays. En plus des conversations qu’elle avait épiées, il lui était arrivé d’écouter des émissions radiophoniques. Des messages, semblant émaner des autorités, exhortaient la population à se mobiliser contre l’ennemi, mais celui-ci n’était jamais nommé explicitement. S’agissait-il d’un pays voisin, d’un mouvement de rébellion intérieur comme le front marxiste national, de l’alliance panarabe qui s’était implantée dans les banlieues, de l’armée chinoise qui avait déjà annexé une partie de l’Europe de l’est, ou de la CIA, qui tentait de mettre au pouvoir un pantin de Washington ? De tout cela, il ressortait un sentiment de grande confusion. On ne savait plus que croire entre les théories du complot prétendant que le gouvernement menait une guerre secrète contre sa propre population et les rumeurs disant que l’état et ses membres avaient purement et simplement disparus sous les bombardements. L’existence de la zone verte, ainsi que les moyens colossaux mis en œuvre pour sa protection, prouvait qu’il y avait encore une forme de pouvoir à la tête du pays, quelle que soit sa nature. De même que les affiches placardées un peu partout en ville proposant une forte récompense à toute personne dénonçant des mutants aux autorités. Emma savait bien qu’elle n’était pas la seule à avoir subi une étrange mutation. Elle avait entendu parler de créatures aux pouvoirs extraordinaires mais aussi d’âmes damnées cachant leur corps devenu monstrueux suite à une exposition prolongée aux radiations nucléaires. Qu’arrivait-il donc aux mutants capturés ? On parlait d’expériences en vue d’en faire des armes de guerre, des soldats augmentés… Perdue dans ses pensées, Emma s’arrêta devant une intersection qui lui laissa le choix entre différentes artères. Croyant reconnaître le nom d’une rue qu’elle connaissait, gravé à même la pierre, elle s’engagea dans une mauvaise direction, et fit surface, deux heures plus tard, au beau milieu de la zone verte.
Devant elle, à une centaine de mètres à peine elle distingua, au dessus de la foule, le célèbre lettrage rouge orné de néons qui formait l’enseigne MONOPRIX. Les néons étaient éteints, certains cassés, il y avait des impacts de balles sur la devanture du magasin, et les portes vitrées avaient été remplacées par des panneaux de bois. Entre la construction de ce commerce à destination du public et son accaparement par une force armée à la solde d’une poignée de nantis, la société de consommation et d’abondance était devenue société de sous-nutrition. Emma resta un moment derrière la grille de la bouche d’égout, à contempler le piétinement de la foule en colère amassée autour du supermarché. Un hélicoptère survola les lieux. On entendit des sirènes, toutes proches, sans doute celles de véhicules affectés à la sécurité. Emma ne pouvait pas sortir à cet endroit, à moins d’être broyée par les milliers de pieds baladeurs des parisiens, mais hésitait à repartir se perdre dans les égouts. Dehors, on entendait crier et courir. Le point de vue d’Emma, à hauteur de bitume, n’était pas le meilleur pour comprendre ce qui était en train de se passer dehors, mais elle le devina aisément. Il aurait du y avoir ici, au beau milieu de cette zone sécurisée, des gardes armés, et non une foule en colère. Les gens présents ici, vêtus de vêtements rapiécés, avaient du forcer les portes de la cité-bunker. Ils étaient en train de piller le supermarché et de s’arracher ses stocks. Un cageot de légumes se fracassa sur le sol devant elle. La nourriture se répandit par terre et une bagarre éclata. Soudain un coup de feu retentit et Emma vit le corps d’un homme tomber tout près d’elle. Autour de lui, la foule s’écarta un instant, puis reflua à nouveau et des mains emportèrent les légumes tombés au sol. Emma détourna le regard. La foule et la violence qui allait avec lui donnaient la nausée. Elle estimait que plus les hommes s’entassaient, moins chacune de leur vie avait de valeur. Voilà où menait la fabrication d’humains à la chaîne, à l’abattoir, comme la production de poulets en batteries.
A cet instant, une horde de rats, attirés par l’odeur de la nourriture, surgissant du fin fond des égouts, déboula en éjectant Emma à l’extérieur. Soudain exposée aux talons des géants, qui battaient le bitume, elle se lança dans une série de pirouettes et de roulés-boulés pour éviter d’être écrasée. Puis elle entendit quelqu’un crier : « Des rats ! ». Et des dizaines de regards se braquèrent vers le sol, sur la horde de rongeurs qui venait d’entamer le reste des légumes échoués par terre. Des mains s’abattirent vers eux, pour tenter de les attraper. Si les hommes se jetaient même sur les rats, c’est que les derniers stocks de nourriture arrivaient à leur fin, réalisa Emma. Dans ces conditions, elle ne donnait pas cher de la population parisienne. Les rats se dispersèrent en voyant les hommes fondre sur eux, et Emma comprit qu’elle devait déguerpir elle aussi. Dans un réflexe de survie, elle bondit sur le dos d’un rongeur qui passait près d’elle et s’agrippa de toutes ses forces à son pelage poisseux. L’animal partit en trombe sur le boulevard, poursuivi par une poignée d’hommes bien décidés à en faire leur prochain repas. Après une centaine de mètres à découvert, il fonça sous la carcasse d’une voiture calcinée qui barrait l’avenue, souvenir d’un bombardement, et Emma baissa la tête. En ressortant de l’autre côté du véhicule, le rat avait distancé quelques uns de ses poursuivants qui s’étaient pris les pieds dans les tas de gravats disséminés autour de la voiture, mais trois d’entre eux n’avaient pas déclaré forfait. « Par ici ! », cria Emma en indiquant du bras une bouche d’égouts accessible à une centaine de mètres sur la gauche, de l’autre côté d’un carrefour. Elle ne savait pas si le rat l’avait comprise, ni même entendue, et pourtant il fit une embardée vers la direction indiquée. Emma se retourna alors et réalisa que leurs deux derniers poursuivants étaient sur eux. L’un d’eux tendit les bras vers le sol tout en courant et Emma se plaqua contre le dos du rongeur. Une main la manqua de justesse. Une autre, celui du deuxième géant qui était à leurs basques, lui frôla la tête, mais leurs poursuivants se gênaient l’un l’autre. Tout en continuant à courir, ils commencèrent à se battre. C’est alors qu’ils s’effondrèrent tous les deux en même temps, inexplicablement.
Alors que l’animal continuait de courir, inépuisable, Emma surveillait leurs arrières. Elle eut du mal à croire ce qu’elle voyait. Deux bras nus, interminables, flottaient au dessus de l’avenue. Au bout des bras, deux poings serrés venaient d’assommer leurs poursuivants. Une vingtaine de mètres en arrière, à l’origine des deux bras, un homme se tenait debout. C’était un mutant, et un sacré spécimen, songea-t-elle, impressionnée. Ses mains s’ouvrirent et empoignèrent le corps des deux hommes à terre. Le mutant se rapprocha alors à une vitesse saisissante. Ses pieds glissaient sur le bitume de l’avenue alors que ses bras allongés se rétractaient rapidement. Il se servait du corps des deux hommes évanouis comme de points d’appuis et de ses propres membres télescopiques comme d’un treuil. Comme propulsé par un ressort, le mutant fondit sur Emma et sa monture. Par chance, le rat venait d’atteindre la bouche d’égout. Il plongea dans l’obscurité et sauta dans le vide. La main de leur poursuivant s’engouffra à son tour dans les ténèbres. Elle se referma à la volée sur les deux fuyards. Emma se sentit soudain compressée par une poigne de fer. Alors que le bras se rétractait rapidement, les ramenant à la surface, elle réussit à sortir hors de son fourreau l’arme qui ne l’avait pas quittée depuis le tout début de son périple. Elle planta l’aiguille de toutes ses forces dans la main géante qui la maintenait prisonnière. A la surface, le mutant hurla de douleur et dut relâcher ses proies. Emma et le rat tombèrent dans la rigole pleine d’eau qui longeait le tunnel souterrain.
Ce soir-là, Emma établit un campement de fortune dans un recoin des égouts. Protégée par la lumière de plusieurs bougies, elle tenta de se réchauffer et de faire sécher ses vêtements mouillés auprès des flammes vacillantes. Elle prit un repas constitué du reste de ses provisions et retranscrivit sur le papier la folle aventure de cette journée. Relisant des pages anciennes de son journal, elle s’arrêta sur un passage qu’elle avait recopié d’un livre de Darwin, dans la bibliothèque. Il s’agissait d’un pavé de plusieurs milliers de pages, condensé de l’œuvre du naturaliste anglais. Elle l’avait consulté à maintes reprises pour tenter de comprendre les mutations étranges des humains du XXIème, comme celle de l’homme aux bras télescopiques qui l’avait pourchassée, ou comme la sienne, c’est à dire d’assez bonnes illustrations, selon elle, de ce que le naturaliste anglais appelait adaptation au milieu. Les espèces étaient capables de muter pour s’adapter à leur environnement. En temps normal, ces adaptations se faisaient sur des générations et des générations, mais celles dont on pouvait être témoin en ce milieu de XXIème siècle se faisaient à l’échelle d’une vie, en quelques années, voir même en quelques mois. Aujourd’hui les mutations étaient monnaie courante, probablement à cause des radiations nucléaires. Les centrales du siècle dernier n’étaient plus entretenues depuis des décennies, et elles fuyaient de toutes parts, empoisonnant les eaux et l’atmosphère. En outre certaines avaient été détruites durant les combats, amplifiant encore la pollution. En conséquence, toutes sortes de malformations, de dégénérescences et de maladies atteignaient la population. On mourrait de cancers et de leucémies. Des enfants naissaient sans tête ou avec trois bras, et le pire c’est que ce fléau, affirmaient les scientifiques, affecterait l’espèce humaine ainsi que la faune et la flore terrestre pendant des millions d’années encore, le temps que la nature ait enfin assimilé les substances toxiques issues de la fission de l’atome.
Pourtant, malgré tous ces drames et toutes ces souffrances, Emma s’émerveillait du fait que de rares mutations, apparues en cette ère apocalyptique, se faisaient dans le sens d’une augmentation des capacités. Certains spécimens avaient les jambes qui poussaient de façon à pouvoir courir plus vite. D’autres développaient des facultés mentales hors du commun pour lire dans les pensées. D’une manière générale, la plupart de ces mutations semblaient être des stratégies de survie. Elles étaient apparues chez des individus qui avaient la volonté tenace de s’en sortir en devenant plus fort ou plus malin que le voisin. Interrogés par des scientifiques ayant étudié leurs cas, ces individus disaient qu’avant même la transformation de leur morphologie, ils avaient vu dans leur esprit et, en quelque sorte, désiré leur mutation. Une théorie controversée prétendait que ceux qu’on appelait les augmentés avaient, par la simple force de leur esprit orchestrant l’effet des radiations, forgé leur propre corps. La mutation d’Emma, en un sens, participait du même phénomène. A vingt quatre ans, elle avait découvert la raison de son existence. Depuis lors, elle se considérait comme une portion négligeable de la progéniture de Xavier Desnombres. Elle pensait sans cesse aux milliards d’estomacs humains et à toutes les guerres qu’on menait aux quatre coins du monde pour les remplir. Elle se sentait responsable de la situation, elle dont le père avait participé à l’explosion démographique qui avait précipité l’humanité au bord du gouffre. Elle n’avait eu d’autre rêve depuis sa rencontre avec son père, que de devenir toute petite. Et grâce aux radiations, son rêve avait fini par se réaliser. Emma avait en quelque sorte écrit son propre avenir et elle se demandait si la nature elle-même avait pris en compte son scénario dans un plan supérieur qui l’engloberait. Toutefois, le vieux fond cartésien de son éducation lui reprochait le mysticisme de cette idée. Idée que par ailleurs, Darwin réfutait en une phrase, qu’Emma avait recopiée dans son journal, comme pour garder la tête froide : « Il ne semble pas qu'il y ait une plus grande finalité dans la variabilité des êtres organisés et dans l'action de la sélection naturelle que dans la direction d'où souffle le vent ».
Quelque chose empêcha Emma de s’endormir ce soir-là. Ca n’était ni la peur des ténèbres qui l’environnaient ni celle des périls qu’endurait l’humanité à la surface. C’était un sentiment d’exaltation, comme si quelque chose d’extraordinaire était sur le point d’arriver. Une fois endormie, elle fit un rêve bizarrement anachronique : elle gagnait le prix Goncourt !
…
Il faisait presque nuit lorsqu’elle pénétra dans le cimetière de Bercy, deux jours plus tard, passant entre les barreaux de l’imposante grille en fer forgé, sous une pluie fine. Le cimetière, fermé, était désert. Il régnait ici un calme apaisant, loin de l’effervescence du centre ville. Entre les tombes, s’élevait une légère brume de chaleur. Le bruit discret de la pluie sur les graviers invitait au recueillement.
Emma distingua, au fond du cimetière, tout au bout de l’allée centrale, une tombe très haute qui surplombait toutes les autres. Elle marcha jusqu’à la sépulture et lut sur la plaque de marbre noir, en lettres dorées : Xavier Desnombres - 1968 - 2030 - Géniteur de la République -. Elle observa un long moment la pierre tombale recouverte de mousse. Moulée dans du béton, la base du monument était un cube mesurant environ deux mètres sur deux. Elle était surmontée d’un buste d’un bon mètre à l’effigie de l’occupant de la tombe. Emma trouva la sculpture fidèle aux traits du visage de son père, mais l’expression qu’elle dégageait, digne et profonde, ne cadrait pas du tout avec ses souvenirs de l’homme. Elle sourit en imaginant une autre sculpture, bien différente celle-ci, reproduisant fidèlement l’air inquiet et un peu ahuri de Xavier Desnombres. Pendant un instant, elle se demanda ce qu’elle fichait là, elle qui n’avait jamais eu que du mépris pour son père. Lorsque celui-ci était décédé d’un cancer peu de temps avant le début de la guerre, elle n’était pas allée à son enterrement. Ce sentiment d’attraction-répulsion envahissant, qui avait gouverné sa vie, était peut-être au fond, un leurre. Elle avait peur, maintenant, de découvrir la vérité, car après le dévoilement du mystère, quelles pensées occuperaient son esprit ? Quelle quête remplacerait celle-ci ? Emma réalisa alors qu’elle mettait la charrue avant les bœufs. Elle n’était pas du tout assurée de pouvoir rentrer dans le caveau. Elle en fit le tour et fut stupéfaite de trouver, sur le côté gauche de la tombe, près du sol, un cratère d’une bonne quinzaine de centimètres de diamètre entouré de débris. Intriguée par la présence de cette entrée providentielle, elle pénétra dans le caveau. Dans l’obscurité, elle distingua un bloc de marbre noir aux dimensions d’un cercueil, qui prenait l’essentiel de la place. Elle sortit de son sac une bougie qu’elle alluma, et fit le tour de la tombe. Ce faisant, elle trébucha sur des détritus jonchant le sol. Sans doute des rats étaient-ils passés par là. Et si les rongeurs avaient abîmé ou emporté les objets déposés dans la tombe lors de l’enterrement ? Emma leva le bras pour éclairer la partie supérieure du caveau de la flamme de sa bougie. Si quelque objet de valeur avait été déposé ici lors de la cérémonie funèbre, il devait se trouver sur le couvercle de marbre, difficilement accessible, même pour des rats, mais d’ici, elle ne pouvait rien voir. A l’extérieur, la lumière du jour avait sérieusement décliné. Elle rejoignit le cratère pour sortir de la tombe et repoussa l’escalade du bloc de marbre au lendemain, lorsque la luminosité serait meilleure. Alors qu’elle passait la tête par le trou pratiqué dans le béton, un crissement sur les graviers retint son attention. Elle s’immobilisa un instant, intriguée, puis se redressa, balaya l’endroit du regard, mais ne vit rien. Il faisait nuit maintenant. Une brume colorée par la pleine lune dorée, masquait les tombes au loin. Un autre bruit de crissement, plus proche cette fois-ci, parvint à ses tympans. Un frisson lui parcourut l’échine. Elle tenta de percer les ténèbres du regard. Un autre crissement, plus proche celui-ci…
- « Qui est là ? » , dit Emma d’une voix ferme, comme pour se donner du courage. A ce moment, elle commença à deviner des silhouettes émergeant de la brume. Les créatures tapies dans le noir - six autour de la tombe, à quelques mètres d’elle à peine – la dépassait de trois têtes environ. Une voix masculine se fit alors entendre.
- « C’est nous ! »
Les silhouettes se rapprochaient lentement d’Emma. L’une venait de lever son bras, en signe de salutation.
- « Qui ça, nous ? » demanda-t-elle, tournant la tête de part et d’autre, cherchant à distinguer les visages des inconnus.
- « Tes frères et sœurs » , dit une autre voix.
Les mots qu’elle venait d’entendre résonnèrent étrangement dans son esprit. Elle les répéta aussitôt pour elle-même, en silence, pour mieux en comprendre toute la portée.
- « Mes frères et sœurs ? »
Emma voyait maintenant les montures des inconnus. Ils chevauchaient des rats domestiqués. Puis leurs visages apparurent. Il y avait quatre hommes et deux femmes. Leur âge semblait aller de vingt cinq à quarante ans. Elle n’arrivait pas à reconnaître en eux les enfants qu’elle avait vus soit le jour de la photographie au ministère, soit plus tard sur cette même photo qu’elle connaissait par cœur. Mais le temps avait passé depuis. « Soit la bienvenue », dit l’une des deux femmes, une petite rousse à la voix rauque, dont le visage était recouvert de grains de beauté. Ils se regardèrent quelques instants, immobiles. Emma se présenta. Les autres firent de même. Yvan, grand gaillard aux traits fins qui dégageait un calme apaisant et une autorité naturelle, pointa la tombe de Xavier Desnombres.
- « Voici notre maison », dit-il. « Ce sera aussi la tienne désormais. »
Ses frères et sœurs quittèrent leurs montures. Chargés de sacs, ils pénétrèrent dans la tombe par le cratère. Emma les suivit à l’intérieur. Ils allumèrent des bougies pendant qu’Adrien, un jeune homme aux yeux lumineux, remplissait plusieurs bols en papier aluminium. Yvan tendit un bol à Emma. Elle en approcha son visage et sentit l’odeur du vin. Cela faisait des années qu’elle n’en avait pas bu.
- « A ton arrivée ! », lança Yvan, avec un sourire.
- « A ton arrivée ! », reprirent les autres en chœur. Après avoir bu leur bol, Yvan et ses compagnons sortirent de leurs sacs des provisions et préparèrent le repas.
- « Nous avons nos adresses », expliqua Selma, la petite rousse, avec un clin d’œil. A ses côtés, Nathan, le plus vieux d’entre tous, était en train de touiller une mixture dans un couvercle de bouteille faisant office de marmite, mais son regard était ailleurs, comme posé sur une réalité invisible aux autres. Ses yeux d’enfant et ses cheveux hirsutes lui donnait un air de professeur fou. Yvan raconta discrètement à l’oreille d’Emma que Nathan croyait dur comme fer que Xavier Desnombres avait créé l’univers.
- « Je vois que je ne suis pas la seule à avoir été obsédée par lui », dit Emma.
- « A des degrés divers, nous l’avons tous été », admit Yvan.
- « Au fait, avez vous trouvé des objets ayant appartenu à Xavier Desnombres ? »
Selma déposa un morceau de viande dans la marmite avant de lui répondre.
- « Non. Il n’y avait absolument rien. Nous avons tous espéré apprendre quelque chose sur lui, mais tu sais déjà tout. Dis-toi bien une chose : le meilleur de notre cher papa (elle fit une grimace en prononçant ces deux mots), c’est nous ! »
Tout en partageant un repas copieux, chacun raconta brièvement son passé. Adrien, qui faisait figure de bras droit d’Yvan, était arrivé ici en premier. C’était lui qui avait fait le trou dans la paroi du tombeau, avec un explosif. Il ne savait pas pourquoi la tombe l’avait appelé et avait établi son repaire ici, dans le but de résoudre ce mystère. Et puis un jour Yvan est arrivé. Puis ce fut au tour de Selma, et ainsi de suite… S’ils avaient tous un point commun, c’était de ne jamais s’être senti à leur place dans le monde, mais leur place, ils l’avaient enfin trouvée ici. Emma réalisa alors qu’elle n’avait pas été la seule à éprouver des difficultés à se socialiser. Il apparaissait que, du fait de leur origine commune, ils avaient tous développé les mêmes angoisses, la même vision du monde, et pour finir le même type de mutation. Revint alors à Emma le souvenir de Lucie, avec qui elle avait sympathisé lors de la cérémonie de décoration de Xavier Desnombres, cette Lucie dont l’image l’avait si longtemps impressionnée. Anxieuse, elle demanda aux autres s’ils la connaissaient, mais ses frères et sœurs lui répondirent par la négative. Elle n’avait peut-être pas survécu à la guerre ou, plus en amont, n’avait peut-être pas développé les mêmes sentiments puis la même mutation qui faisait le point commun du petit groupe rassemblé ici. Le silence se fit, enveloppant l’assemblée. Emma continua à boire du vin, en souriant. Elle était heureuse, au sein de son nouveau foyer. Le vin aidant, les langues se délièrent et on se laissa aller à la complainte.
- « Saloperies de mutations », se lamenta Richard, un petit barbu au regard nostalgique.
- « Ouais, c’est moche d’en être réduit à ça », dit Sylvie, jeune fille maigrichonne à la voix nerveuse.
Yvan grogna :
- « Après toutes ces années, vous ne réalisez toujours pas votre chance ! Croyez-vous que vous auriez mangé aussi bien ce soir si vous aviez gardé votre taille de géants ? Vous seriez en train de crever la dalle oui ! Dites vous bien que nous sommes les mieux adaptés au monde d’aujourd’hui. Notre petitesse est le plus grand des pouvoirs. Elle nous rend quasiment invisibles et invincibles. »
Les deux qui s’étaient plaints baissèrent le regard, gênés. Yvan se tourna alors vers Emma pour lui exposer sa vision. Leur destin, selon ses propres mots, était de former un nouveau peuple, mieux adapté au monde tel qu’il était devenu et à ses ressources limitées. Il estimait que les géants n’en avaient plus pour très longtemps à vivre. Ils étaient devenus trop nombreux. Il les compara aux dinosaures, ces ogres qui avaient épuisé les ressources de leur environnement, avant de disparaître de la surface de la terre.
- « La relève », dit-il d’une voix grave, en plaçant son poing contre sa poitrine, « c’est nous ! ».
Emma ne put s’empêcher de réagir :
- « Penses-tu sérieusement que sept lilliputiens peuvent prendre la relève de toute l’espèce humaine ? »
Adrien planta son regard brûlant dans celui d’Emma.
- « Qui dit que nous ne sommes que sept ? Après tout, les géniteurs de la République étaient quarante huit dans toute la France. D’autres, issus du « même moule » que nous, ont pu développer le même type de mutation. Ils ne sont peut-être qu’une poignée mais nous devons entrer en contact avec eux. Nous pouvons mettre en commun nos forces… et pourquoi pas fonder une véritable communauté, voir une nouvelle civilisation. »
Ce projet était fou et mégalomane, songea Emma, mais elle ne pouvait s’empêcher de le trouver séduisant.
Pendant un moment silencieux, Yvan interrogea des yeux ses compagnons. Il fit un geste et les autres se levèrent. Emma fit de même. A l’endroit où ils étaient assis, un instant auparavant, se trouvait une carte à l’échelle des géants. C’était un plan de Paris. Selma, Adrien, Nathan et Sylvie commencèrent à le déplier. Ils en saisirent chacun un coin et s’éloignèrent les uns des autres. La carte déployée recouvrait maintenant une grande partie du sol. Chaque monument célèbre de la capitale y était indiqué. Les cimetières y étaient également mentionnés. Leur emplacement avait été entouré d’une croix rouge. A côté de chacune des croix, un nom était marqué au feutre. Cela faisait douze noms au total : ceux des géniteurs de la république enterrés dans la capitale. Yvan fit les cent pas sur la carte, dans une posture qui évoquait celle d’un chef de guerre.
- « Voilà où nous trouverons nos semblables »
- « Nous avons déjà fait des expéditions jusqu’à ces endroits », précisa Adrien, d’un ton passionné, à l’intention d’Emma, « et nous avons trouvé des traces d’humains miniatures ».
- « Peut-être étaient-ils sortis pour nous rejoindre eux aussi », suggéra Nathan.
- « Peut-être » , accorda Yvan, « mais nous ne pouvons pas faire le pied de grue dans chaque cimetière. C’est pourquoi nous devons leur laisser des messages les invitant à nous rejoindre en un point central. »
- « Le seul problème », compléta Selma en regardant Emma, « c’est que nos semblables vont se méfier en découvrant nos messages. »
- « C’est vrai », approuva Richard, le visage fermé. « Tout le monde sait que l’état - ou ce qu’il en reste - cherche à capturer des mutants pour ses expériences. Nos messages, avec rendez vous à la clef, risquent de passer pour un piège. »
- « Voilà l’impasse où nous nous trouvons », conclut Yvan, qui resta silencieux.
Après une hésitation, Emma se risqua à prendre la parole :
- « Et si ces messages racontaient tout simplement une histoire dans laquelle les autres pourraient se reconnaître, une histoire si vraie que les services secrets seraient incapables de l’inventer ».
- « Mais de quelle histoire parles-tu ? », demanda Selma.
¬- « De la nôtre bien sûr ! Des évènements, des drames, des sentiments qui ont fait que nous sommes devenus ce que nous sommes. »
Yvan fixa un point dans le vide. Comme Nathan, il regardait maintenant une réalité que personne d’autre que lui n’avait vue, mais cette réalité c’était leur avenir.
- « Ce récit pourrait même nous fédérer et devenir notre Bible. »
Il se tourna vers Emma.
¬- « C’est une excellente idée que tu as eue… Mais alors, il nous faut un écrivain. »
Emma, sentant son destin s’accomplir enfin, écarta les bras en signe d’évidence :
- « Eh bien vous l’avez ! Vous l’avez ! »
…
Auteur : Cédric Taillefer