Les yeux verts

Illustration : Succube

« Les yeux ! Ils nous apprennent tous les mystères de l’amour, car l’amour n’est ni dans la chair, ni dans l’âme, l’amour est dans les yeux qui frôlent, qui caressent, qui ressentent toutes les nuances des sensations et des extases, dans les yeux où les désirs se magnifient et s’idéalisent. Oh ! Vivre la vie des yeux où toutes les formes terrestres s’effacent et s’annulent ; rire, chanter, pleurer avec les yeux, se mirer dans les yeux, s’y noyer comme Narcisse à la fontaine ! »
Charles VELLAY

« Mes yeux ne sont plus les miens : ils ont ravi peu à peu tous les regards des autres yeux, ils ne sont plus aujourd’hui qu’un miroir qui réfléchit tous ces regards volés, qui s’anime seulement d’une vie multiple et agitée de sensations inconnues, et c’est là mon immortalité, car je ne mourrai pas, et mes yeux vivront, parce qu’ils ne sont pas miens, parce que je les ai formés de tous les yeux avec toutes leurs larmes et tous leurs rires, et je survivrai à la dépouille de mon corps, parce que j’ai toutes les âmes dans mes yeux. »
Jean Lorrain, M. de Phocas


Des putes, endimanchées dans des robes moulantes au décolleté plongeant… Un maquillage outrancier accapare leur visage… Elles ont le sourire désinvolte et le regard vide de toute expression… le sac bringueballant dans une main… les talons aiguilles claquant sur l’asphalte… les voix déraillées qui braillent dans l’enfer des villes…
Elles sont là… Elles m’attendent…

Elles déambulaient sur les interminables trottoirs de Recouvrance, happées par l’appât du gain. Elles avaient quitté leur pays de l’Est sans savoir ce qui les attendait en France. Elles avaient accepté l’hégémonie du proxénète et la vente de leur corps au quotidien. A présent, elles défilaient comme un cortège funeste éclairé par la lumière des lampadaires. Je les observais de loin, une fascination morbide dans le sang. Je prenais connaissance de tous leurs clients, éventail masculin aux faciès dissimulés dans l’ombre de la nuit. Il s’agissait toujours des mêmes voitures, des mêmes manœuvres, des mêmes prostituées. Il suffisait d’une liasse d’argent pour les posséder. Et moi, dissimulé à une centaine de mètres, j’espérais avoir le courage de les atteindre et de choisir l’une d’entre elles. Je rêvais d’un corps à corps abject dans un hôtel miteux. J’adorais imaginer les caresses brutales, les ordres renouvelés, les gémissements enfantins, les fantasmes assouvis, les regards avilissants. L’obsession battait la mesure au sein de mon existence. Je travaillais le jour dans une monotonie navrante, soucieux de rejoindre ce quartier au crépuscule. Je me préparais avec lenteur, presque malade à l’idée que le courage ne vienne pas et me laisse paralysé à quelques mètres, incapable de contenter mon désir.
A mon arrivée, j’observais les allées et venues sur les trottoirs de leur prison. Le cœur lourd, elles adoptaient cette allure vulgaire, désinvolte, excitante qui attirait tous les regards masculins. Elles n’avaient aucune existence. Elles appartenaient à la luxure, à leur proxénète et aux clients qui payaient pour passer quelques heures en leur compagnie. Des putes. Des putes que je désirais posséder à mon tour, par simple curiosité.

Ce jour-là, j’eus le courage de franchir le pas. Je ne supportais plus de les contempler à distance sans pouvoir toucher l’une d’entre elles. Je me dirigeai à pas nonchalant, les mains dans les poches mais l’esprit fiévreux. Les rues étaient désertes. Pas un bruit ne troublait cette ribambelle de prostituées. J’esquivais toutes les tentations de fuir ce cortège qui attendait le client, un sourire factice incrusté sur les lèvres.
Quand je m’approchai, elles se retournèrent vers moi et me dévisagèrent avec malice. Certaines me frôlèrent le bras. D’autres m’interpellèrent d’une voix malaisée :

- Tu veux bai… ser ?

Elles ne semblaient pas comprendre la signification de ce travail, renouvelé chaque soir. Elles agissaient comme des automates pris dans un cercle infernal. Elles savaient que cet argent, elles en étaient dépendantes et qu’elles vivaient sous le joug de leur proxénète. Les clients, c’était une priorité à saisir quand l’occasion se présentait. Je les contemplais une à une et je prenais conscience d’une médiocrité vivante, immobile en face de moi et reproduite sur plusieurs visages. Ces femmes ne faisaient pas partie de la vie. Elles étaient en dehors, comme des objets usés que l’on revendrait jusqu’à la fin – jusqu’à ce qu’il n’y ait plus d’âme.
Tout à coup, l’une d’elles me bloqua le passage. Elle portait de longs cheveux bruns et un regard si lumineux qui me laissa moite de sueur :

- Toi, baiser ?

Les mains posées sur ses hanches, elle paraissait capable du pire. Son seul intérêt à mon égard me glaça d’effroi.

- Je ne sais pas, répondis-je.

Elle se rapprocha encore et posa ses doigts sur ma braguette. Elle caressa doucement comme pour me dissuader de faire marche arrière. Ses yeux verts me transperçaient, si bien que je ne pouvais plus me détacher d’elle. Mon corps frissonnait à l’idée de pouvoir fusionner avec le sien.

- Comment t’appelles-tu ? questionnai-je d’une voix faible.
- F… L… O… R… E…

Je reculai, incapable de soutenir la fascination qu’elle exerçait sur moi. Je tournai les talons et courus jusqu’à ma voiture, sans regarder en arrière mais ivre de ce que je venais de quitter. J’entendais les rires accentués de ces femmes qui s’accrochaient à mon dos. Ma colère s’embrasa. Des putes. Des putes qui se moquaient de mon impuissance. Je désirais Flore avec plus d’ardeur que toutes les autres, sans doute parce que son regard avait empoigné mon âme pour la retourner de mille façons. Il lui avait fallu quelques secondes pour que son paradis verdoyant illumine mes désirs et les rattache à elle.
Flore était maintenant en moi. Cette nuit, je ne pus dormir sans la matérialiser dans mes rêves. Elle apparaissait vêtue d’une nuisette et me conduisait jusqu’à l’orgasme, par la seule force de son regard qui inondait le mien. Je la prenais sur un lit et nous faisions l’amour dans la sauvagerie d’une passion qui refuse de se taire. Le lendemain, j’étais déterminé à la posséder malgré toutes mes inhibitions. J’étais capable d’affronter ce quartier de Recouvrance, avec la monomanie d’un pervers. Prêt à tout pour ses yeux, même la sauver de sa misérable condition. Oui, prêt à tout.

Je m’insérai dans la ville, l’esprit agité de ces pensées douloureuses qui font tourner en rond. J’avais le ventre vide, les épaules creuses, la tête baissée, les pas traînants, un poids sur mes épaules. Celui d’une obsession que je n’osais affronter par peur d’en être meurtri. Les yeux verts me poursuivaient. Je traçais mon itinéraire dans le seul désir de les contempler une nouvelle fois. Les yeux verts et tout ce qu’ils recelaient.
Flore apparut au loin, vêtue d’une jupe noire et d’un débardeur transparent. Elle faisait de grandes enjambées sur le trottoir, comme si ce lieu lui appartenait. Elle avait conscience que sa beauté surpassait celle des autres, et elle en usait avec perversité. A mon approche, elle darda sur moi ses phares lumineux et cruels, dilapidant mon âme, s’emparant de mes forces alors que je ne l’avais pas encore rejointe.
Elle se frotta contre mon corps avec malignité et me demanda, d’une voix doucereuse :

- Alors, toi… baiser ?

Je hochai la tête, incrédule. Elle me prit la main et me dirigea vers un hôtel qui se situait sur le trottoir d’en face. Elle ajouta, une grimace répugnante sur les lèvres :

- Pour cent euros… toi comprendre ?

Je lui montrai les billets. Elle les arracha de mes mains. Son œil étincelait et parjurait ce corps sublime. C’était un regard malade, nourri de vices et dont l’ineptie avait altéré la couleur.
Je l’interrogeai :

- Toi, heureuse d’être ici ?

Elle haussa les épaules :

- Moi, gagner beaucoup d’argent.
- Mais toi, heureuse de faire ça ?

Elle interrompit sa marche et me dévisagea avec ses grands yeux verts, incapable de comprendre où je voulais en venir. J’étais décontenancé par mon attirance, comme un penchant maléfique que je ne parvenais pas à annihiler. Malgré tout ce qu’elle dégageait, j’étais lié à elle jusqu’à la mort. Je savais qu’elle pouvait me rendre esclave, bourreau, meurtrier. Elle avait la capacité de pousser jusqu’à la folie, en un seul regard.
Elle répondit d’une voix aiguë :

- Moi, ça pour manger. Toi, préférer quoi ? Je peux tout faire !

Elle porta la main à sa bouche et éclata de rire. Je la suivis comme un somnambule. Je payai la chambre et la laissai monter la première. Elle dégageait un parfum atypique, mélange de tous ces hommes d’affaires qui représentaient sa clientèle prestige. Elle était belle mais il lui manquait une âme. Elle suçait ces individus pour leur compte en banque, rien de plus. Elle savourait chaque matin cet argent accumulé au cours de la nuit. Elle n’en avait pas honte.
Dès qu’elle eut ouvert la porte, elle se déshabilla et s’allongea sur le lit, le visage inexpressif. Pas un frisson n’apparaissait sur son corps. Elle ne ressentait rien. J’étais juste un nouvel adepte, un homme à cajoler avec plus de douceur peut-être… Incapable de me dévêtir, je l’observais sur son piédestal. Elle attendait que le client la désire, la prenne et éjacule. Le reste, c’était les billets qu’elle gardait dans son sac à main, comme on protège un enfant du monde extérieur.
Elle se leva et s’immobilisa au pied du lit. Elle m’attaqua du regard et rivalisa avec ma faiblesse. Elle saisit mes désirs et les plaça hors de la bande d’arrêt d’urgence.

- Toi, baiser ?

Je hochai la tête mais fus incapable d’articuler un mot. Alors Flore dévisagea ma braguette et prit les devants. Elle la descendit dans un geste mécanique. Elle s’accroupit et ses yeux verts me lancèrent un ultime avertissement. Je cessai de résister. Mes forces succombèrent aux va-et-vient de cette ensorceleuse. Je fermai les paupières, écoutant les battements de mon cœur s’accélérer. Je me précipitai aux antipodes de la raison. J’oubliai même ma venue dans cet hôtel miteux. Mon esprit bourdonnait mais je ne l’écoutais plus.
Tout à coup, mon orgasme s’amorça et je poussai un gémissement blessé. Elle recula et observa le jet spumescent d’un œil amusé. Je me sentais honteux. Cependant, Flore attrapa ma main et me dirigea vers le lit. Elle me débarrassa de mon pantalon, souleva mon pull et se plaça à califourchon sur moi. Ses yeux verts me jaugeaient avec cruauté. Elle agissait selon l’instinct. Elle prévoyait sans doute que mon plaisir se formait dans le mal-être, la gêne, l’humiliation. Elle touchait les parties de mon corps dont j’avais oublié l’existence. Elle pinçait mes mamelons, arrachait mes poils, griffait mon torse et poussait des hurlements barbares. Ses agressions sexuelles me semblaient comme des gifles pernicieuses qui se répercutaient en moi, bousculant mon âme.
J’avais peur, peur de la haine qui s’insinuait en moi comme une vague trompeuse. Je l’attendais à chaque détour mais elle se recroquevillait dans les replis de mon cerveau. Dès que les yeux verts me transperçaient, j’éprouvais l’envie irrésistible de les détruire, par n’importe quel moyen. Leur beauté m’était insupportable. Flore se cambra et soupira à l’approche de l’orgasme. Puis elle s’effondra sur le lit. Elle resta longtemps immobile, les jambes écartées et la poitrine haletante.
A présent, je respirais cette odeur nauséabonde ; celle du vice, de la laideur, de la luxure. Flore ne la remarquait plus. Elle faisait partie de son quotidien. Les effluves caressaient mon échine meurtrie. J’étais écœuré par cette lassitude qui suivait les plaisirs charnels. La sueur qui perlait sur mon front, je ne la désirais pas. J’en éprouvais une aversion existentielle, comme s’il me fallait déguerpir au plus vite de peur d’être contaminé par ce milieu.
Soudain, elle se releva et me contempla d’un œil abject, usurpé par toutes ces nuits de corruption :

- Toi, aimer baiser ?

Son maquillage avait coulé. Ses joues avaient pris la couleur ingrate d’une rose fanée. Ses lèvres s’étaient alourdies, comme si elle avait trop menti en me faisant l’amour. Seuls ses yeux étincelaient, lumière assistée du cadavre vivant, abysse du monde moderne qui s’étire sans cesse, chaque jour, chaque nuit.
Flore était perdue, une femme parmi tant d’autres qui n’avait plus de conscience. Prostituée vénale, sans âme, sans ressource, sans rien. Elle s’accrochait à sa beauté comme à une bouée de sauvetage. Tout à coup, je l’exécrais. Je comprenais à quel point elle empoisonnait la vie. Elle faisait partie de ces gens inutiles, perfides, immondes ; des gens au physique attrayant mais à la bassesse morale. Je la dévisageais avec répugnance. Je redevenais humain et la jugeais avec objectivité. Et dans mon for intérieur, les yeux verts me paraissaient encore plus inadmissibles, ultime rayon du soleil qui décline à l’horizon, dernier râle de l’agonisant qui se meurt. Oui, les yeux verts. Pourquoi étaient-ils si parfaits ?
Je m’approchai d’elle et tentai de l’embrasser. Elle me repoussa avec virulence, un rictus de pacotille ornant ses lèvres. Je réitérai mon attaque, lui bloquant les bras. Elle essaya de crier mais j’enfonçai ma langue dans sa bouche et resserrai mon étreinte. Ses jambes se débattirent mais ne m’atteignirent pas. Pour la première fois, je la sentais fébrile, peureuse, malade. Et j’en éprouvais un plaisir malsain, vindicatif, meurtrier. Ma main droite emprisonna son cou tandis que j’attardai mes doigts sur ses joues fardées. Paralysée par la crainte, Flore ne disait plus un mot. Elle sentait que son existence avait toutes les raisons de s’étioler en quelques secondes. Elle se laissait capturer par un homme, et elle n’avait même pas conscience du viol prononcé dans cette chambre.
Les yeux verts au-dessous de moi… agrandis par la terreur… Sans doute espéraient-ils une issue salvatrice, une aide miraculeuse, un contact d'outre-tombe. En un instant, ma fascination vacilla à son paroxysme. Alors je voulus les posséder, les ingurgiter, les mastiquer. Mes doigts les arrachèrent à brûle-pourpoint et obnubilé par mon obsession, je goûtai à la perfection. Flore hurla pendant plusieurs minutes mais je ne l’écoutai plus. En pleine torpeur, je n’entendis pas les tambourinements à la porte. Je n’aperçus pas non plus le propriétaire de l’hôtel, immobile sur le seuil...
Flore pleurait des larmes de sang. Et moi, je l’idolâtrais, telle une vision prophétique de la Vierge Marie. Je ricanais, les mains jointes. Je formulais d’interminables éloges que Flore n’était même plus en mesure d’apprécier.

Je courus, les yeux verts prisonniers de mon estomac. J’éprouvais cette frénésie intraduisible qui efface tout sentiment de culpabilité. Derrière moi, les plaintes, les cris, les supplications. Je les ignorais et continuais de prendre la fuite, persuadé que mes deux émeraudes me sauveraient de ce monde trivial.
A l’hôpital psychiatrique, j’ai longtemps été isolé. Je faisais peur aux autres internés. Il faut dire que je passais mon temps à leur hurler que j’allais dévorer leur regard malade afin qu’ils en fussent purifiés. Certains me croyaient et se proposaient de faire eux-mêmes l’incision. Un jour, une infirmière s’approcha un peu trop près de mon visage et je déglutis son œil d’onyx. J’atterris en chambre d’isolement pour plusieurs semaines.
Mon obsession, elle a altéré mon cerveau et brisé les chaînes de ma raison. Je suis en quête d’absolu, en quête d’une pierre verte à la luminosité étincelante. Mais je désire aussi posséder toutes les visions étrangères, les assimiler afin d’en acquérir tous les pouvoirs, tous les vestiges, toutes les cultures.
Un homme universel. Voilà ce que je veux devenir.
Il me reste une seule vision que je n’ai pas eu le loisir d’aborder. Une vision qui outrepasse la vie et qui reste un mystère obsédant. J’aimerais renifler l’œil d’outre-tombe. Celui qui se cache dans les fraîches sépultures. Celui qui attend, impatiemment, que le monde des vivants s’ouvre à lui…

Auteur : Véronique CABON

Illustration : Succube de Anakkyn.

Retour au sommaire du Reflets d'Ombres n°6.


Ce site dans sa conception est libre selon les termes de la Licence Art Libre. Sauf si cela est mentionné, ceci ne concerne pas son contenu (textes et images) et vous n'êtes pas autorisé à les utiliser sans accord de leurs auteurs respectifs.

Ce site est déclaré à la C.N.I.L. sous le N°1135343.