Bathilde

Illustration :

Seule dans l'obscurité, elle venait d'allumer une bougie blanche à sa droite et une seconde à sa gauche. Elle déposa ensuite un miroir devant elle et de l'eau magnétisée. Puis, elle modela longuement une motte d'argile jusqu'à ce qu'une statuette surgisse de ses mains habiles. Elle souleva alors le miroir et murmura : « Puissant Prince des Ténêbres ! Que par tes pouvoirs, mon bien-aimé ressente mon appel ! Je veux qu'il m'aime de toute son âme, car je suis la femme qu'il attend ! »
Tandis qu'elle prononçait quelques incantations magiques, la statuette se brisa et l'image d'un jeune homme se dessina dans le miroir. Ce visage qui oscillait dans la glace, c'était le mien...

28 jours après, nous étions ensemble. J'étais amoureux fou d'une femme que je connaissais à peine et qui ne correspondait aucunement à mon idéal féminin.
Inquiets, mes proches me firent part de leur réticence. Mon emballement soudain pour cette inconnue au visage fardé à outrance, toujours vêtue de noir, leur parût très étrange. Elle avait le double de mon âge. Son allure hautaine et son caractère emporté ne facilitèrent pas le moindre rapprochement avec ma famille et mes amis. Je n'en eu cure. Je n'entendis pas leurs conseils et, peu à peu, je m'éloignai d'eux.
Plusieurs années s'écoulèrent. Je l'aimais sans faillir, mais un jour, je ne sus pourquoi, le charme n'opéra plus. De ma passion pour cette femme, il ne me resta même pas un peu de tendresse. Je vis son vrai visage, celui d'un être vil, calculateur et sans âme. Je n'eus plus qu'une envie, retrouver mon passé, mes anciens amis et les quelques membres de ma famille qu'il me restait encore. J'appréhendais cependant les réactions de mon étrange compagne, mais, étonnamment, elle ne fit aucun obstacle à mon départ. Rassuré, je pris mes valises et je quittai Paris pour rejoindre ma Haute-Savoie natale.


Mes deux soeurs m'accueillirent à bras ouverts et mes amis ne me posèrent aucune question sur ces dernières années passées loin d'eux.
Les premiers temps, je ne pensai qu'à reprendre le fil de ma vie là où je l'avais laissé avant mon départ et je tissai avec mes proches de nouveaux liens. Ces retrouvailles se passaient bien. J'étais heureux et libéré. Toutefois, je ne m'expliquai pas quelques défaillances de mémoire. Je tentai de me remémorer l'endroit où je vivais à Paris, mon quotidien, mes activités et ma relation avec mon amie. En vain ! Å peine me souvenai-je de son prénom : Bathilde. Mes souvenirs semblaient s'être réduits à des impressions et une image, celle de mon départ précipité qui m'avait sauvé de l'emprise de cette femme. Je pris la décision d'éviter le sujet avec mes amis. Je savourais ma nouvelle vie. J'étais entouré. Je dormais serein sans me soucier du lendemain.
Je ne sais à quel moment tout bascula. Un matin, je me réveillai dans une position inhabituelle. Je n'étais pas dans mon lit, sous les draps, mais au-dessus de la couette, en rond, mon menton reposant presque sur mes genoux. Comme un rituel, tous les jours qui suivirent, je me retrouvai dans cette posture.
Une autre bizarrerie se produisit encore... Bien que dépassant souvent tout le monde d'une tête, j'avais sans cesse le besoin de me hisser sur une chaise ou au sommet des escaliers comme si je devais me sentir en hauteur.
Je vécus le plus difficile lorsque je fus atteint de troubles divers qui se manifestèrent par des attitudes étranges et par la survenue de tocs. Je ne pouvais pas céder à la tentation de jouer avec les attaches des rideaux, les boucles d'oreilles des femmes, leurs cheveux ainsi que tout objet pendant. J'enfonçais sans cesse mes ongles dans les coussins de mon canapé. Il me prenait parfois l'envie de me frotter langoureusement sur l'arête d'un mur ou contre un arbre. Ondulant de tout mon corps, j'éprouvais une sensation de bien-être.
Je devenais très réceptif à mon environnement, curieux de tout, joueur et sans cesse aux aguets. Il m'arrivait même de me réveiller en sursaut, prêt à bondir sur je ne sais quel ennemi invisible. Je contrôlais difficilement ces comportements et ne pouvant les expliquer, je n'osai exprimer mon désarroi à mon entourage.
Au fil des jours, je vis la couleur de mes yeux virer progressivement au vert translucide. L'intensité de mon nouveau regard mit souvent mal à l'aise les personnes que je côtoyais. Je me rendis compte de leur trouble et j'en fus gêné.
Puis, mes perceptions s'amplifièrent. J'entendis les sons les plus légers, des plus aigus aux plus graves. Je m'aperçus que j'avais un sixième sens pour détecter les obstacles : ce qui me permit de me déplacer sans problème dans l'obscurité. Je perçus des odeurs que je n'avais jamais décelées auparavant et je ne sus pourquoi les senteurs fortes, comme la javel ou l'ammoniaque, m'attirèrent autant.
Mon corps devenait plus souple et j'accomplissais des prouesses. Je sautais à pieds joints sur une chaise, sans élan. Je courais de plus en plus vite ou plutôt, je détalais et laissais sur place n'importe quel jogger. J'avais l'impression qu'une entité plus vive et instinctive que moi vivait dans mon propre corps. Je n'en souffrais pas physiquement, mais l'être mutant que je devenais s'interposait avec ma personnalité. D'une curiosité insatiable, j'étais attiré par le mouvement. Au moindre frémissement, tous mes sens se mettaient aux aguets et il m'était de plus en plus difficile de réfréner mes envies de courser les animaux ou d'attraper un ballon sur les terrains de jeux. Malgré tous mes efforts pour maîtriser mon comportement, « Hyde » l'emportait de plus en plus souvent sur « Jekyll. »
Mes relations avec les femmes devenaient embarrassantes. Je me sentais poussé vers elles par un instinct bestial. Je retenais difficilement ces comportements qui me coupaient le souffle et me faisaient trembler de la tête aux pieds. Désemparé, je décidai de fuir la gent féminine.
Quand mes soeurs et mes amis s'aperçurent des changements qui s'opéraient en moi, ils me conseillèrent de contacter un psychiatre. Je le fis, mais lorsque celui-ci me prescrit des anti-dépresseurs et me suggéra d'envisager une thérapie, je n'y retournai pas.
J'avais la conviction que cette métamorphose ne provenait pas d'un dédoublement de personnalité et que je n'étais atteint d'aucun trouble schizophrénique. Je restai lucide devant chaque situation et observateur de mes attitudes même lorsque ma conduite devenait dérangeante.
Cependant, mes transformations physiques m'éloignèrent peu à peu de mon entourage et de toute vie sociale. Je remontais le temps en me remémorant tous les événements de ma vie depuis mon enfance jusqu'à mes 40 ans à l'exception des années passées avec Bathilde dont je n'avais plus aucun souvenir. Je cherchai désespérément ce que je pouvais faire pour échapper à cette entité qui envahissait mon corps et ma vie. Je restai cloîtré chez moi le jour ne sortant qu'après 21 heures. J'aimais l'atmosphère feutrée de la nuit. Å mesure que l'ombre tombait du ciel, tous mes sens s'exacerbaient.
Un soir, je sortis pour parcourir la ville. Je me sentis léger, souple et animé d'un désir de liberté. Je décidai de grimper sur les toits. Il ne me fut pas difficile d'escalader un immeuble. Je m'agrippai à la paroi en recroquevillant mes doigts dans chaque aspérité et à chaque progression, je pris appui avec mes pieds. Quelques secondes plus tard, je me hissai sur le toit du bâtiment. Je ne connaissais pas le vertige des hauteurs et je savourai l'ivresse de cette escapade. La nuit noyait la ville et resserrait son étreinte. Je m'élançai pour sauter sur une cheminée. Je courus sur les tuiles si vite que je les touchai à peine et de toit en toit, je me retrouvai au-dessus du vide, aux aguets, tendu, prêt à bondir au moindre bruit.
La lune éclairait mon chemin de vagabond solitaire. Tout à coup, des éclairs zébrèrent le ciel. L'orage éclata et un vent puissant me projeta dans le vide...
Je n'ouvris les yeux que le lendemain matin. J'étais toujours vivant. Assis sur le trottoir, sonné, je reniflai une flaque d'eau croupie. Je n'en crus pas mes yeux. Un chat ! Je vis un chat dans le reflet de l'eau. Des souvenirs affluèrent dans ma tête. En quelques secondes, je recouvrai la mémoire de tous les évènements que j'avais vécus pendant 10 ans avec cette femme, Bathilde, la sorcière !
Le bruit des voitures me sortit de ma torpeur. Effrayé, je déguerpis. Avec mon corps de chat, tout petit dans cette ville gigantesque, j'eus beaucoup de peine à retrouver mon chemin. Les proportions, les distances, le relief même, tout avait changé. J'étais déséquilibré. Je titubai et j'évitai mille dangers, les jambes immenses des piétons, des chiens menaçants et des obstacles à chaque coin de rue.
Stressé et fatigué, je parvins à rentrer chez moi en me glissant par la fenêtre entrebâillée de la cuisine. J'étais paralysé par la peur et je restai prostré pendant des heures.
Le lendemain matin, la femme de ménage me trouva, étendu sur le canapé. J'étais très affaibli. Elle me prit dans ses bras, me câlina et m'emmena dans sa voiture.
Quelques minutes plus tard, je me retrouvai enfermé avec d'autres congénères dans un refuge pour animaux. Mon destin semblait scellé. Les autres chats ne se reconnaissaient pas en moi et ils m'ignorèrent superbement.
Bien traité, je finis par ne plus me poser trop de questions sur mon sort. Je ne voulais plus lutter. J'étais devenu un chat et je souhaitais moi aussi être adopté.
Enfin, le miracle se produisit. Je le pressentais depuis plusieurs jours. Mon maître venait d'arriver. Fébrile, je me tenais sagement assis sur le béton, devant la porte et je le vis ou plutôt, je la vis.
Une ombre noire s'avançait vers moi. Je reconnus très vite cette allure austère, ce regard perçant. Je me levai doucement, le dos rond prêt à recevoir toutes les caresses. Je ronronnai, je margottai devant Bathilde...

Fin

Auteur : Irisyne

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