Marie-Les-sorts

C’est un singulier spectacle, observé durant trois nuits, qui fût la cause de mon trépas.
La nature de mes travaux sur les croyances occultes régionales assortie d’une curiosité insatiable eurent raison de mon départ vers le village de P*** , un coin retiré du Finistère.
Lors de mon arrivée en mai dernier de cette année 1876, je fus accueilli par le Maire qui, après de brèves présentations d’usage, me donna l’adresse d’une location près du hameau de Kermenguy. Soucieux d’une quiétude indispensable à la réflexion, source de toute création, je me réjouissais d’un tel choix et me dirigeai d’un pas alerte vers la loueuse désignée par le notable sous le sobriquet de Marie-les-sorts.
- Vous vous entendrez à merveille avec cette sorcière, dit-il en me serrant la main en guise d’adieu.
Quittant le bourg la canne à la main, j’humai les senteurs printanières. Le sentier herbeux tranchait le fouillis épineux qui délimitait l’entrée du lieu-dit. Les branches entrelacées parmi les taillis tissaient un mur naturel de broussailles dont l’enchevêtrement cachait la basse chaumière de l’ensorceleuse.
Le pen-ty formait un carré de pierres humides et moussues dans le coin du bois. Le pan de ma chemise s’accrocha à un roncier lorsque j’entrepris de franchir le muret, frontière de cailloux et de torchis, qui, vraisemblablement, servait à délimiter la cour du champ frontal.
J’entrevis, à travers les frondaisons, une vieille femme penchée sur des semis où émergeaient feuilles, pousses, légumes en abondance et variétés. J’allais vers elle en acquiesçant un sourire à son encontre. Son air sauvage me fit aussitôt peur et je regrettai de ne pouvoir prendre la fuite - Dieu si j’avais su !



D’un aspect renfrogné et terrifiant qu’encadrait une tignasse surmontée d’un bonnet miteux, la face hideuse et ridée de la paysanne n’était que le prolongement d’un accoutrement rebutant et sale. Des yeux perçants, sombres, me scrutèrent brièvement et je pris la résolution de prendre la parole :
- Mes respects Madame. Je viens de la part du Maire qui m’indiquât l’opportunité d’un logement. Suis-je à la bonne adresse ?
Je reculai à la vue de la bouche grimaçante quand la doyenne me répondit. Des dents manquantes ou cariées renvoyaient une bouche noire et sèche. Ses lèvres remuèrent et, ce que je pris pour des borborygmes, délivrèrent un patois que je supposais bretonnant. Comprenant l’incompréhension que renvoyait mon regard, elle traça un chiffre sur la terre boueuse. Celui-ci correspondait au loyer mensuel proposé. Je mis la main au sac qui gonflait ma hanche gauche et déposai des pièces dans la paume tendue de la femme.
Satisfaite, elle m’indiqua, d’un index terminé d’un ongle long et acéré, la masure attenante au pen-ty. J’hochai la tête, la remerciai et pénétrai dans le logis. Curieusement le logement était sain, les murs rendaient une propreté certaine et même le sol de terre battue était ratissé. Une douce clarté renvoyée par le flamboiement d’une bûche énorme dans l’âtre baignait la pièce unique.
Je discernai un mobilier simple mais confortable : un lit, une large table, un nécessaire de toilettes et un fourneau. Une fenêtre étroite créait la seule source de lumière naturelle si l’on exceptait la porte ouverte. J’étalai mes affaires sur la table, accrochai mon sac à une patère et m’assoupis, le voyage exténuant se faisant sentir.



Un halètement régulier me réveilla.
Le jardin était inondé d’une vaporeuse ambiance argentée. La lune était pleine. Une silhouette cassée et difforme se trouvait au milieu du potager. Je devinai que ma logeuse s’affairait dans un étrange labeur.
Qu’importe l’heure tardive pour une telle occupation, je ne comprenais guère les gestes employés et inusités pour le jardinage. En effet, elle tournait autour d’un lopin de terre, dissimulé entre les laitues et les radis, en psalmodiant une prière (que je supposais gaélique) en jetant des graines sur les légumes. Derrière elle, j‘aperçus un épouvantail défraîchi dont les moignons de paille pointaient vers l’est.
Je me rallongeai dans la modeste couche. Je sombrai dans les brumes salvatrices du sommeil.



Au petit matin, je m’éveillai la bouche sèche et les tiraillements me surprirent lorsque je me soulevai de la couche poisseuse.
Les coups de bêche retentirent dans le lointain. La rosée et l’humidité embuaient la lucarne et je dus passer ma main sur la vitre pour jeter un œil au dehors. Je n’arrivais pas à discerner une agitation quelconque dans le courtil malgré mon insistance à tordre le cou pour apercevoir quelque chose.
Une fois sorti, je tournai à droite et pris le vent du nord en pleine face. Ce type d’habitation avait toujours le dos au nord et je compris pourquoi en ressentant la brise incisive. Le vent se levait et dissipait la brume matinale. L’horizon était encore voilé, le jour se teintant d’une nuance beige monochrome.

Tandis que je pénétrai dans l’enclos du potager, un malaise me prit. Je cherchai la cause insidieuse de mon tourment intérieur et je compris : l’épouvantail avait disparu !
Je scrutai les environs à la recherche de la paysanne sans la trouver. Je retournai dans la cuisine lorsque j’aperçus une tasse fumante et chaude posée sur l’épaisse table. Avec circonspection, j’approchai le liquide vers mon nez et en humai le contenu. Sans doute la logeuse m’avait préparé une recette locale pour ma bienvenue, d’où la raison de son labeur nocturne auprès des plants médicinaux.
Rassuré par les volutes aromatiques de la mixture, j’avalai tout en deux gorgées.
Je m’évanouis.



Une aube glacée me saisit les jambes.
J’eus du mal à ouvrir les paupières gercées et obstruées par de la paille. Ma vivacité habituelle m’ordonna d’enlever les fétus de ma figure mais ce fut en vain !
Mes mouvements étaient inertes.
Devant moi, Marie-les-sorts arrosait le jardin en me souriant. Je voulus crier. Aucun son ne sortit de ma gorge. J’étais pétrifié tel le Golem d’argile.
Je pensais à la préparation bue la veille lorsque je compris, avec effarement, que je regarderai vers l’est à présent… indéfiniment.
Un corbeau s’approcha et se percha. Il mit fin au spectacle champêtre en me crevant les yeux. Dans un croassement de satisfaction, il s’attaqua à mes oreilles.
Le chapeau tomba.

Auteur : Erwan Maisonneuve

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