En une nuit d’été sans lune, ciel de calamité, résonnaient, entre les maigres branches des arbres morts, les hennissements aigus de chevaux enragés, que rythmait la mélodie infernale de leurs sabots frappant la chaussée de glaise. - Décor d’apocalypse, te souviens-tu ? La calèche que les créatures spectrales traînaient comme un fardeau semblait hors du temps, silencieuse et aérienne tel un secret intensément celé. Le cocher, tout de noir vêtu, faisait sombrer l’étrange cortège en une descente nébuleuse. - Illusion de brume, tu te rappelles, je le vois à ton regard. Les paysages devenaient vagues, et au fur et à mesure de l’avancée de la carriole, Dame Grisaille, reine fantomatique en ces terres, enlaçait de ses bras cristallins et éthérés la passagère du fiacre. - Etreinte meurtrière, comme elle l’est toujours entre tes bras ma Douce. Touchant le cœur, la Dame se retira furtivement, déposant sur l’air pesant un léger parfum de souvenirs calcinés. La passagère du fiacre, la figure dissimulée derrière un masque de velours, ne put retenir quelques larmes qui perlèrent paresseusement au bord de ses cils noirs pour glisser sur ses joues incolores. Ses yeux irisés d’azur se portèrent alors sur ses mains gantées, délicates parcelles de lune, en même temps qu’elle soupira, profondément, lentement, délogeant probablement par cette façon quelques douloureux et pesants souvenirs de ses épaules trop chétives. Puis, dans un accès de rage ou d’amertume - qui sait vraiment sinon Dame Grisaille, me fais-tu remarquer - elle déversa sa colère insensée d’une voix légère, amplifiée par le vent, messager de promesses bafouées et de larmes inavouées. Sur l’écorce des troncs d’arbres desséchés qui entouraient le misérable cortège, ses sanglots se répercutèrent en échos discontinus jusqu’à s’éteindre contre les parois rocheuses des cieux. Et elle sut qu’il l’avait entendu.
Il demeurait, dos courbé, accoudé au manteau veiné de l’ancestrale cheminée, où elle l’avait abandonné quelques instants plus tôt, se détournant alors de cet être comme l’on se détourne de ses rêves - l’âme en morceaux, souffles-tu d’une voix tremblante. Ils ne se parlèrent guère, pas plus qu’ils ne se regardèrent. Postures rocheuses de l’attente. Le temps aurait pu les figer dans leurs positions arrogantes – et peut-être en auraient-ils été enchantés, murmures-tu mélancoliquement. Cela, nul ne le sait. Ni eux, ni moi qui conte cette histoire. Mais peut-être le peux-tu, toi divine larme, la narrer telle qu’elle fut.
« Alors te voilà finalement revenue… » Chuchota l’homme, chagriné en réalité. La jeune femme ne lui répondit pas, fixant intensément la nuque de l’être qui lui tournait le dos. Des senteurs et des images allaient assurément lui revenir, pénibles papillons remontant le cours des temps. Elle se montrerait faible et échouerait peut-être.
- Elle ne le devait pas ?
- Non, elle ne le devait pas, question d’honneur, mon cher.
« Tu n’aurais pas dû… » S’exclama donc l’homme. Assez fort pour que sa voix résonne contre les murs de la pièce jaunie par le temps, couleur éteinte, couleur de bile. Assez fort pour effrayer l’âme éplorée qui se présentait de nouveau à lui - ou la protéger, qu’importe ! Le dessein reste semblable.
« Me menacerais-tu ? Demanda la femme, amusée, crispant tout de même ses poings sur sa robe de satin verte, élimée par le temps et ses promesses. Prête à lutter.
– Le pourrais-je seulement, mon adorée… » chuchota l’homme, se retournant face à son interlocutrice. Leurs regards se croisèrent et un frisson parcourut le dos d’albâtre de celle qui se cachait derrière un masque de velours - ou bien étaient-ce les battements de cœur de l’homme qui s’emballaient ? Ennuyeux émois, j’en conviens. Quoiqu’il en soit, la femme, embarrassée, se tourna vers la seule fenêtre de la pièce, créée de lierre et d’opacité afin de ne jamais trahir les secrets qui pourraient y naître. Seules quelques lueurs lunaires, nées de Nulle Part, parvenaient à filtrer à travers la poussière et la noirceur de la vitre, éclairant la silhouette élancée de celle qui ne se drapait que de nuit, enfant de lune.
« Pourquoi ici ? Quelle magie en ces lieux ? Demanda-t-elle afin d’éloigner passagèrement ces sujets qui tordent le cœur et qu’il faut pourtant affronter.
– Aucune, mon adorée. La magie comme nous la connaissons n’existe pas dans des endroits tel que celui-ci, mentit l’homme. Prenant une pause – pour reprendre son souffle ou pour affoler la Dame – il soupira : L’Obscurité te sied à merveille. Ta beauté, voilà tout ce qui m’a importé. »
La Dame sourit, obscure et merveilleuse à la fois, comme le sont certains êtres qui sont et qui ne sont pas, irréels, ainsi.
« Tes verbes sont toujours autant flatteurs, à ce que j’entends. Peut-être trompeurs également, ironisa-t-elle.
– Pour quelles raisons aurais-je changé ? Interrogea l’homme, amusé.
– A-t-on seulement besoin de raisons ? Rétorqua la femme, moqueuse et amère.
L’homme ne répondit rien, se contentant d'apprécier le masque de la Dame, atone. Intouchable.
– Pourquoi… articula-t-il finalement sans pouvoir finir sa phrase – ou sans le vouloir. N’oublie pas ma Douce qu’en ces terres la volonté ou son insuffisance y est nécessaire, sinon indispensable.
La Dame de Lune pouffa effrontément, prenant quelques plaisirs à déstabiliser son adversaire :
– Pour te revoir une dernière fois, quoi d’autre ?
– M’aimes-tu ? »
- L’homme jouait-il le jeu également ?
- Ne t’impatiente pas vieux barde ! Les choses ne sont jamais telles qu’elles paraissent.
L’enfant de lune soupira paresseusement :
« La question n’est pas là, mon cher.
– Et si je souhaitais connaître ta réponse ? Riposta l’homme.
– Es-tu sur de vouloir la savoir ?
Face à face. Les regards aiguisés des anciens amants se cherchèrent pour mieux soumettre l’autre. Un clignement de paupière, l’homme sourit.
– Oui, tu m’aimes.
Détournant son visage que l’on devinait blême à travers les coutures déliées du masque, la Dame recula, entrelaçant ses bras, sentiment de faiblesse et de déni entremêlés.
– Es-tu heureux ? Questionna-t-elle, soudainement sérieuse, ancrant ses yeux bleus dans ceux obscurs de l’homme.
– Crois-tu que je puisse l’être ? » Chuchota-t-il en définitive, tentant de réduire sa peine. La jeune femme baissa les yeux, ressentant la tristesse qui émanait de son ancien amoureux, lien empathique et combien mortel. Le silence s’installa de nouveau entre eux, comme une rengaine inévitable ou une secrète malédiction. La Dame de Lune, figure abaissée, ôtait ses gants, troublée, tandis que l’homme fermait les yeux, assurément en proie à d’anciens parfums de miel et d’étreintes passionnées.
« Je m’égrène, si tu veux savoir, reprit l’amant, sombre. Mille interrogations me traversent l’esprit auxquelles nulles réponses n’existent ici-bas. Si ce n’est celles que tu peux m’apporter. Quand bien même tu les posséderais, tu ne me les dirais pas, parla-t-il, résigné.
– Peut-être. Peut-être pas. Et pour cela, la raison m’appartient, rétorqua la Dame, tête haute, scrutant le visage incolore de son amant, magistrale.
– Ainsi que peux-tu m’apprendre, toi qui, d’une nuit à l’autre, est changeante comme les vents ? Interrogea l’homme, acerbe. Que suis-je en droit de connaître ?
La Dame soupira, puis commença d’une voix légère:
– Je peux t’apprendre la vérité telle que je la perçois, froide et sans détour, la douleur qu’elle engendre et celle qu’elle annihile. T’apprendre les larmes que versent les morts alors que je leur refuse asile au sein de la nuit noire, ou celles que tes songes provoquent, impression d’acide. T’apprendre ce que tu es en réalité, révéla-t-elle. Mais de ceci, tu ne t’en soucies, précisa-t-elle, plissant les yeux pour mieux cerner l’homme que l’obscurité enveloppait.
– Je ne suis qu’un spectre, murmura-t-il pour lui-même. D’ombre ou de lumière, peu importe. Une illusion, plus sûrement, trompeuse et sournoise, éleva-t-il la voix. Un souvenir venimeux se nourrissant de doutes, d’écume fiévreuse et d’hésitations, les larmes auxquelles tu fais allusions. N’oublie pas, s’exprima ainsi l’homme.
– Je n’oublie pas, répondit nostalgiquement la Dame, la voix rauque. Malgré cela, je ne peux me résoudre à te croire. Lorsque j’ai reconnu ton appel à travers les voiles tortueux et flous de mes songes, j’ai tissé ce masque de fils de velours blanc, des fragments de toi. Tes illusions ne l’effleurent qu’à peine à cet instant, quand bien même tu me jurerais qu’il n’y a nulle magie en ces lieux, dévoila la Dame.
L’homme soupira en levant des yeux brillants – d’espérance ou d’abattement? - sur la Dame.
– Que vois-tu au travers de ton masque ?
La Dame ne répondit pas tout de suite – cherchait-elle ses mots ?
– Je te vois tel que tu es, et plus encore. Mais tu ne me croiras pas, reprit-elle simplement. Et sa voix résonnait claire, note limpide et unique, douce lune fière.
– Je ne peux te croire, les choses étant ce qu’elles sont, comme tu les connais, parla l’homme, fermant les yeux pour mieux méditer à une demande qu’il savait condamnée à l’avance. Montre-moi une dernière fois ton doux visage, mon adorée, une ultime faveur, ma Dame, implora finalement l’amant.
– Je ne le peux, murmura la Dame comme pour elle-même, revivant sans doute un souvenir par-delà ses paupières celées. L’enfant de Lune posa ses mains sur son cœur, où l’empreinte de son refus s’écrivait fatalement dans ses chairs. Car tu dis vrai, je t’aime, ajouta-t-elle après un léger arrêt, une hésitation sans doute. Cela ne me rend les choses que plus pénibles, comprends-tu ?
L’homme secoua la tête, mélancolique.
– Je ne peux comprendre ni ne le veux, injuste Hécate. De cela, tu devais t’en douter.
La Dame haussa les épaules et reprit, la voix entravée d’émois indéfinis et contraires :
– J’ai, moi aussi, ressassé ce souvenir qui nous unit ensemble et la rancune qui l’accompagne. Ce fil invisible, nécessaire entre nous deux. Des cauchemars me sont parvenus ensuite. Des illusions, je croyais. L’amante suspendit son discours, brisée. Mais c’était toi, souffla finalement la malheureuse.
– C’était moi, avoua l’homme. Pour que tu comprennes. Il le fallait, se justifia-t-il.
– Sans doute ?… La Dame défia l’homme de son regard.
– J’ai tissé ces songes avec des fils usés et rêches. De rage ou de souffrance. Ou des deux à la fois, pour ce que tu m’as infligé. Ils n’en n’ont eu que plus d’impact. Puisque tu m’as appelé, sourit l’homme, provocateur.
– Je m’ennuyais en réalité, répondit sans attendre l’enfant de lune, feignant l’indifférence. Toutefois, la véritable raison n’est pas là et ma venue ici pas innocente. Des Voix s’élèvent en ma demeure. Des Voix effrayantes me sermonnant pour t’avoir laissé libre au nom d’un de ces moments éphémères et pitoyables. Pour n’avoir pu t’emprisonner dans les Ténèbres ni n’avoir tenté cela.
– Finissons-en alors, mon amour », la coupa l’homme. La Dame ne put réprimer un sursaut.
- Penses-tu, vieux barde, qu’une telle possibilité ait pu germer tantôt en son cœur alors que leurs bouches s’entremêlaient encore en une seule et même mesure ? Crois-tu que la Dame fut surprise d’une telle idée ou surprise que celle-ci soit partagée ?
- Douce conteuse, ton étreinte a du provoquer plus d’une faille et c’est, sans doute, de ce côté-ci qu’il faut y chercher une quelconque explication.
L’homme s’agenouilla aux pieds de la Dame, levant son visage blafard en direction de celui volontairement caché de sa persécutrice, afin – j’en suis sure - de l’inscrire et de le chérir à jamais à travers ses paupières bientôt closes. L’enfant de Lune s’avança lentement – pour retarder l’instant fatidique - et sortit des plis nerveux de sa robe un poignard d’os à la lame inorganique, arme chimérique. Son bras se leva par-dessus sa figure, décidé à s'engager dans les chairs utopiques de son ancien amant. Celui-ci ferma les yeux, retenant sa salive, suspendant sa respiration. Cependant, rien ne se passa, si ce n’est un courant d’air froid qui les enveloppa tous deux. – Jolie ruse Dame Grisaille.
« Choisis ! Ordonna soudainement la Dame. Choisis entre l’Exil ou le Néant.
L’homme, interdit, ouvrit les yeux. La Dame était de dos, postée face à la fenêtre, regard tourné vers la carriole spectrale qui l’attendait au dehors, immortelle escorte.
– Le Néant me serait plus doux, ma Dame, cependant l’Exil demeure mon essence même. L’homme prit une profonde inspiration. Si je devais choisir, alors je préférerais te savoir à ma recherche, plutôt qu’à me pleurer.
La Dame se retourna alors, dévoilant enfin son visage laiteux, admirable statue de marbre.
– Pourquoi te pleurerais-je ? Si cette histoire est née sous le signe de larmes, ce ne sont guère celles salées que tu entreprends de m’infligées. Des larmes de sang, voilà tout ce que je verserais. »
L’homme se leva, s’approcha de la femme et remarqua seulement à cet instant les interminables traînées de sang s’écoulant des blessures que son amante s’était infligées. Son regard se posa sur les paupières lunaires tant de fois embrassées, comme une ultime étreinte, un premier adieu. Puis l’homme disparut, brume omniprésente et non réelle à la fois. La Dame restée seule lâcha alors son masque ensanglanté et le poignard qu’elle tenait entre ses mains sanguinolentes sur le sol, qui s’évapora, laissant place à une plaine aride, décor illusoire. Elle prit place, la démarche féline, dans la carriole, qui repartit. A la recherche de Cauchemar.
– L’histoire finit ainsi, vieux barde, et pourtant en voilà le véritable commencement.
– De la sorte, enlevant son masque, la Dame fut abusée par les illusions trompeuses de l’homme et céda, non par amour mais par tromperie.
– La Dame avait en réalité déjà choisi lorsque je l’enlaçais autrefois. Tu sais maintenant, vieux barde, pourquoi se lièrent et se délièrent la Lune et celui que l’on nomme Cauchemar. C’est ainsi que nous ne faisons confiance qu’aux apparences sans jamais nous questionner sur nos véritables intentions. C’est ainsi que nous choisissons pour nous avant tout autre.
– Quelle était ton intention, Dame Grisaille ? Pourquoi me conter ces mésaventures, dans lesquelles ton rôle était nécessaire ?
– Nulle intention, beau barde. Ou alors peut-être celle d’avoir à tisser une histoire et me sentir moins seule. Mais plus sûrement celle de te serrer en une étreinte mortelle. N’aie crainte. Mon parfum n’est que narcotique, ma compagnie mélancolie.
Auteur : Blodweudd
Illustration : Les Noctambules de Daniel Peron.