Miserere Nobis

Illustration : Réflexion

Six heures. Six coups frappés à l'horloge de l'hôtel de ville. Les jacquemarts effectuent leur ronde et s'en retournent, sous l'oeil de La Mort qui rappelle au passant qu'elle est là...qui l'attend.
Le crépuscule de novembre s'embrume lentement. Un brouillard laiteux nappe la Vltava, habille les statues, s'enroule autour des clochers, s'insinue dans les ruelles et investit peu à peu toute la ville. Prague se vêt de mystère.
Dans la rue Céletna, s'avance une femme solitaire. Sa silhouette paraît jeune encore mais qui l'observerait de près remarquerait quelques flétrissures au coin des paupières, à la commissure des lèvres. Sa démarche semble lasse. Dans sa tête, tourbillonnent des histoires de fantômes... les fantômes évoqués par le vieux marchand de marionnettes juif du Pont Charles et d'autres fantômes, souvenirs nostalgiques de jours heureux où elle n'était pas, comme ce soir, seule dans la ville magique, mais au côté de l'homme aimé qui, depuis, s'en est allé.
Les passants se font rares. Quelques ombres crèvent parfois le brouillard qui les happe, à peine entrevues. L'air cotonneux assourdit tous les sons. Le bruit de ses pas résonne bizarrement sur les pavés, accompagné par la plainte d'un violon qui s'échappe d'une fenêtre ouverte .
Et voici que, surgi de nulle part, se dresse devant elle un groupe étrange. Une jeune femme, en robe de soirée, ouvre la marche. La peau claire et duveteuse de ses épaules brille dans le soir et, curieusement, elle ne semble souffrir ni de la fraîcheur ni de l'humidité. A ses côtés, se tient une femme sans âge, vêtue de sombre, qui serre un missel sur sa maigre poitrine. Quelques pas plus loin, une mère berce tendrement un enfant endormi pour lequel elle fredonne une vieille chanson.
Cette singulière alliance fait naître un sentiment de malaise, malaise accru par le fait qu'au-delà de leurs différences ces femmes se ressemblent. Et leurs visages, étrangement pâles et figés, en évoquent un autre, familier semble-t-il, mais que notre promeneuse ne parvient pas à identifier.
Celle-ci s'apprête à contourner le groupe quand s’élève une voix :
« Ne t’enfuis pas, Sylvia. Nous avons à te parler. »
Qui sont ces femmes? Comment se fait-il qu'elles connaissent son nom?
Comme si l'on venait de lire dans ses pensées, la voix poursuit:
« Tu te demandes qui nous sommes...Regarde-nous bien, Sylvia...Ne nous reconnais-tu pas ?»
Ces paroles proviennent de la plus jeune, elle en est sûre, et cependant ses lèvres n'ont pas remué. Les visages demeurent immobiles, comme s'ils étaient de cire, et, soudain, avec effroi, Sylvia comprend pourquoi ils lui sont familiers. Même s'ils portent, à des degrés différents, les marques du temps, tous trois sont le reflet de son propre visage.
«  Souviens-toi, Sylvia...On jouait Mozart, ce soir-là, à La Bertramka, et tu t'étais parée fébrilement, toute à la joie du concert attendu. Tu portais une robe de soie grège au corsage orné de petites perles de jade, comme celle-ci... Regarde-toi, Sylvia... L'air est doux, le printemps embaume le jasmin...Tes yeux brillent... Tu ris un peu trop fort car le bonheur enivre...Lui est là, près de toi. Il te sourit et rien de mauvais ne peut vous arriver...Pauvre et naïve Sylvia... Ton amour s'en est allé et te voilà seule ce soir... »
Elle frémit. Pourquoi est-elle revenue ici? Parce que, malgré les années, la douleur subsiste, elle a voulu refaire le chemin, revivre chaque mot, chaque geste pour déceler la première fêlure, les signes qu'elle n'a pas vus, qu'elle n'a pas su ou pas voulu voir alors qu'il était peut-être encore temps...Tâcher de comprendre quand tout cela a commencé et comment s'est installée en elle cette espèce d'incapacité à vivre ou, tout au moins, ce manque réel d'intérêt pour la vie, pour SA VIE...Elle ne sait plus aujourd'hui que se laisser porter, comme un corps immobile au gré du courant... dans l'attente vague de quelque chose qui surviendrait mais ne se produira probablement pas... dans une espèce de vacuité à la fois fascinante et délétère...
Elle prend alors conscience que la femme plus âgée parle depuis un moment déjà.
«  Il ne te reste plus beaucoup de temps. Ta pauvre vie s'effiloche. Vas-tu ainsi attendre la mort ou te décider à chercher un peu de lumière? Il faut penser à ton salut. »
C'est grotesque. Comment pourrait-elle un jour ressembler à cette bigote, elle qui ne croit pas en Dieu? Il lui arrive bien parfois, dans les moments de cafard, de murmurer quelques prières, d'évoquer La Vierge parce qu'il lui semble que seule une femme ayant tant souffert pourrait la secourir... parce qu'il serait si bon de se dire qu'on n'est pas seul, que ce monde n'est pas si absurde et qu'il reste encore un espoir... Mais ces idées se dissipent vite. Tout cela n'est pas sérieux. Non, décidément, elle ne croit pas en Dieu.
Mais voici que s'avance le dernier spectre et, avant même que celui-ci n'ait parlé, Sylvia sait ce qu'elle va entendre. Cette femme est la mère qu'elle n'a pas été.
« Lorsque ton mari t'a quittée, une jeune vie commençait à s'épanouir en toi. Cadeau offert et aussitôt repris, l'enfant n'a pas vécu. Voici le fils que tu n'as pas eu. Vois comme il est beau. Il aurait eu trois ans aujourd'hui. »
La mère reprend sa tendre berceuse mais, dans ses bras, le petit corps rigide et bleu ne bouge pas. L'enfant est mort.
Sylvia ferme les yeux. Elle pense à l'enfant qui aurait pu donner un sens à sa vie... don refusé par son corps, expulsé de ses entrailles dès les premiers temps de sa grossesse. On dit que l'esprit peut gouverner la chair, qu'on a vu développer des cancers ou guérir de maladies jugées incurables parce que la pensée en avait décidé ainsi. A-t-elle eu peur de cet enfant? Peur de retrouver le visage de l'homme tout à la fois tant aimé et tant haï ? Peur d'un regard qui lui reprocherait de n'avoir pas su retenir son père? Est-ce le manque d'amour qui a tué son enfant? Un profond sentiment de culpabilité l'envahit tandis qu'elle se sent brisée et que monte à ses lèvres une bile amère, dégoût pour elle-même et pour l’échec de sa pauvre vie.
Quand elle rouvre les yeux, le groupe a disparu. Elle est seule dans la brume automnale. Elle a froid. Un pas traînant se fait entendre. Une ombre s'approche. C'est le vendeur de marionnettes du Pont Charles. Les histoires de ce vieux fou lui ont tourné la tête... Il faut rentrer à l'hôtel et tenter d'oublier tout cela. Il n'y a pas de fantômes à Prague. Et Sylvia presse le pas, écrasant, sans s'en apercevoir, une petite perle de jade.

Auteur : Elisa Dalmasso

Illustration : Réflexion de Anne Boille.

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