Monsieur Froid

Julien ouvrit les yeux et battit des paupières. Il resta un moment là, à regarder le plafond de sa chambre, l’esprit perdu dans ses pensées. Flûte alors ! Il n’avait plus aucun souvenir de la nuit dernière ; ou plutôt des rêves qu’il avait fait. Et il détestait ne pas s’en rappeler. Julien se plaisait à imaginer que les rêves appartenaient à une autre réalité. Qu’ils étaient le fruit d’aventures passées dans un monde imaginaire ; un monde lointain, situé bien au-delà du sommeil le plus profond. Évidemment, il n’avait aucune preuve de l’existence d’un tel endroit, mais il continuait malgré tout à y croire. Il lui avait même donné un nom : le Pays des Songes.

Julien se leva en soupirant et se dirigea vers la fenêtre pour ouvrir les volets, les yeux encore tout embués de sommeil. Une lumière d’une rare intensité pénétra à l’intérieur de la chambre.

« Il y a de la neige ! Youpi, il a neigé cette nuit ! »

Julien sauta de joie. Il adorait la neige. En bas, la poudreuse avait déjà recouvert toute la surface du jardin, derrière la maison. Et oui ! Il devait bien y’en avoir quatre ou cinq centimètres ! Assez pour en faire un magnifique bonhomme de neige ! Il s’habilla à toute allure, descendit l’escalier et courut jusque dans la cuisine. Sa mère était en train de préparer le petit-déjeuner.

« Julien, je t’ai déjà dit de ne pas courir comme ça dans l’escalier, c’est dangereux tu sais ? Tu pourrais tomber.
« Mais Maman, y’a de la neige !
« Oui, tu as vu ? Il en est tombé toute la nuit. La météo n’en annonçait pas avant mardi.
« Je vais aller faire un bonhomme de neige !
« Oui, mais avant, tu vas prendre ton petit-déjeuner.
Julien grimpa sur son tabouret et attrapa un croissant. Il s’en fourra un énorme morceau dans la bouche.
« Hé, doucement. Elle ne va pas fondre de sitôt, tu sais.
Amusée, Jill posa le bol de chocolat chaud sur la table et regarda son fils. Ça tombe bien, pensa-t-elle. Tous ses amis sont partis en vacances. Le temps lui semblera moins long.
Julien finit son croissant en quatrième vitesse et avala son cacao encore fumant. Du coup, il se brûla un peu la langue, mais il ne s’en plaignit pas ; il avait bien plus important à faire ! Il bondit de son tabouret et se rua dans le hall d’entrée pour mettre ses chaussures et son blouson.
« À tout à l’heure M’man !
Elle n’eut même pas le temps de répondre que la porte d’entrée s’était déjà refermée en claquant.
« Amuse-toi bien mon chéri.

Julien prit un peu de neige dans son gant et en fit rapidement une boule. « Cool, elle tient bien ! ». Il la lança de toutes ses forces contre le tronc du pommier qui se trouvait dans la cour. « Pan ! T’es mort ! ». Puis il contourna la maison et galopa jusqu’au jardin. Il s’arrêta soudain, complètement abasourdi.
« Ben... tu sors d’où toi ? »
Là, au milieu du jardin, se trouvait un énorme bonhomme de neige qui devait bien mesurer dans les deux mètres de haut. Il était fait de plusieurs grosses boules de neige de forme patatoïde empilées l’une sur l’autre, qui le faisaient ressembler à un étrange bibendum. Il n’avait ni bras ni jambes, et sa large tête arborait deux petits yeux noirs perdus au milieu d’une immense masse de neige vierge. Son visage ne possédait pas de bouche ni de nez et son expression figée lui donnait un air sinistre et glacial.
Julien s’avança lentement vers lui. Mais comment avait-t-il fait pour ne pas l’apercevoir de sa chambre, tout à l’heure, avant de descendre ?
« C’est Papa qui t’a fait ? C’est ça ? »
Avait-t-il rêvé ? Il aurait juré que le bonhomme de neige venait de lui faire non de la tête. Il hésita un instant, ne sachant plus très bien ce qu’il devait faire. L’espace d’une seconde, il eut même envie de s’éloigner un peu et de rentrer à la maison ; bien au chaud.
« Oui, c’est ça. Ça doit être Papa qui t’a fait. Avant de partir au travail... »
Il s’approcha encore un peu mais s’arrêta net. C’est fou, il avait l’impression que le bonhomme de neige le suivait du regard maintenant.
Allez, c’est ton imagination, enfin. Comment veux-tu que...
JE VIENS DU PAYS DES SONGES

Quoi ? Avait-t-il bien entendu ? Julien fixa un instant l’étrange faciès glacé.
Je dois être dans mon lit. Oui, en train de rêver, c’est sûrement ça. Je suis encore en train de dormir...
JE SUIS VENU AVEC LA NEIGE PARCE QUE C’EST ELLE QUI ME FAIT VOYAGER


Julien dévisageait l’étrange bonhomme. À cette distance, il pouvait voir que ses deux petits yeux noirs brillaient et qu’ils clignaient de temps en temps ; comme s’ils étaient animés d’une vie réelle. Il hésita un petit moment avant de parler.

« Je... je m’appelle Julien. »
JE SAIS QUI TU ES CAR C’EST POUR TOI QUE JE SUIS VENU

Il eut soudain l’impression qu’un vent glacial lui soufflait dans les cheveux, un peu comme un long frisson. Il sentit la chair de poule sur sa peau.

« Pour... pour moi ? »
OUI POUR TOI JE SUIS VENU POUR T’EMMENER DANS MON PAYS
« Au... au Pays des Songes ? »

Le bonhomme de neige sembla approuver de la tête.

C’EST UN PAYS TRÈS LOINTAIN
NOUS NE SERONS PAS DE RETOUR AVANT UNE ANNEE ENTIERE

Julien regarda derrière lui. Il aperçut sa mère qui rangeait la vaisselle, par la fenêtre de la cuisine.

« Je... Maman va s’inquiéter si je pars. »
De toutes manières ce n’est qu’un rêve, hein ?
ELLE NE COMPRENDRAIT PAS JULIEN CAR C’EST UNE ADULTE
Le visage du bonhomme de neige s’entrouvrit alors en une étroite crevasse, révélant un sourire macabre qui lui fendit la tête sur toute la largeur. Julien resta sans voix. Ses jambes se dérobèrent soudain sous son poids et il tomba les fesses dans la neige. Devant lui, l’étrange bibendum se déracina et s’anima. De longs bras rabougris aux articulations tordues, semblables aux nœuds des branches d’un arbre, émergèrent de son corps et se dressèrent soudain comme de terribles griffes de glace. Ses membres étaient d’une telle envergure, que sur le coup, Julien pensa qu’ils devaient être encore plus longs que le plus grand serpent du monde.
Je vais bientôt me réveiller. Je vais sûrement bientôt me réveiller...

Mais Julien ne se réveilla pas. Les longues griffes de gel l’entourèrent et se mirent à tourner rapidement, soulevant de formidables nuages de poudreuse autour de lui. Il essaya de bouger, de se traîner dans la neige. Mais il s’aperçut bien vite que le givre l’enveloppait totalement et qu’il transissait chacun de ses membres. Il était glacé, paralysé. Et peu à peu, il se sentit gagné par une incroyable fatigue. Il ferma les yeux et sombra alors dans un sommeil des plus profond...
Jill fit rouler les dés de tomate dans un bol et reposa le couteau de cuisine près de l’évier. Par la fenêtre, les flocons tombaient mollement, semblaient danser comme des milliers de petites plumes blanches dans l’air frais du matin. Ce jour ressemblait tellement à celui où Julien était parti.
Cela faisait un an. Un an déjà que son petit garçon avait disparu sans laisser aucune trace. Des larmes se mirent soudain à lui rouler le long des joues. Elle toussa, renifla, et s’essuya les yeux d’un revers de la main. Elle ne prêta qu’une vague attention à la porte d’entrée qui venait de claquer en se refermant.
Et puis il y eut quelques frottements, quelques bruits de pas sur le sol. Et Jill s’arrêta soudain de respirer.
« Maman...
Elle ferma les yeux et se cramponna à la table de la cuisine, tremblante de tout son corps.
« Je suis revenu avec la neige, Maman...
Elle tourna la tête sur le côté et ne put s’empêcher de fondre en larmes, en apercevant la petite silhouette qui se tenait dans l’embrasure de la porte.
Julien se trouvait là. Il portait les mêmes vêtements que le jour de sa disparition. Son blouson rouge, ses gants, son pantalon et ses bottes noires semblaient recouverts d’une fine pellicule de givre, un peu comme les sacs plastiques que l’on met au congélateur pour conserver les aliments. Son visage était étonnamment blême et de petites fissures avaient fait éclater sa peau par endroits, comme sous l’effet prononcé du gel. Ses lèvres étaient boursouflées, parsemées d’engelures, et de larges cernes violacés soulignaient ses yeux bleus. Même ses cheveux avaient été recouverts de glace.
« Mon Dieu Julien ! Oh mon amour ! Mais où étais-tu ?
Complètement bouleversée, elle accourut vers lui et le prit dans ses bras. Elle le serra de toutes ses forces.
« Tu m’as tellement manquée Maman...
« Oh mon chéri, mon tout petit. Je suis tellement heureuse !
Sa voix s’étrangla et elle éclata en sanglots.
Je suis venu te chercher Maman. Pour que tu repartes avec moi... Tu verras comme tout est merveilleux là bas. C’est Pays des Songes, Maman. Le pays de Monsieur Froid. Il existe réellement tu sais ? »
Jill avala sa salive et laissa échapper un petit rire nerveux. Elle regarda son fils.
« Quoi ? Mais... mais qu’est ce que tu dis Julien ?

« Monsieur Froid. Il nous attend dehors, tous les deux. Je lui ai promis que tu viendrais.
Et comme Julien avait les yeux rivés sur la fenêtre de la cuisine, Jill se retourna et se rapprocha lentement de la vitre. De l’autre côté, une vieille femme vêtue d’une grande robe noire et déguenillée semblait la regarder. Ses longs cheveux gris et balayés par le vent lui cachaient le visage, et seule sa mâchoire restait visible. Une mâchoire aux dents longues et effilées.
Mon Dieu, mais quelle horreur !
« Julien ! Qui est cette... cette vieille femme, derrière la maison ? C’est elle qui t’a enlevé ?
Et puis soudain, Jill se cambra sous la douleur ; elle ne comprit pas tout de suite. Elle vit simplement les auréoles rouges apparaître sur le carrelage blanc de la cuisine, l’une après l’autre, comme par magie. Puis elle reçut un deuxième coup dans le bas du dos, plus meurtrier cette fois ; plus violent.
« Je suis désolé Maman. Mais je lui ai promis que tu viendrais avec nous...
Autour d’elle, tout sembla se tordre et se déformer. Elle eut l’impression de s’affaisser lentement, de s’enfoncer dans quelque chose d’épais, de cotonneux. C’était comme si tout se déroulait au ralenti. Son corps tout entier s’engourdissait et sa vision du monde devenait de plus en plus lointaine et floue. Même les sons lui parvenaient distordus. Et puis elle put sentir la fraîcheur du sol contre sa peau ; contre ses bras, contre sa joue. La dernière chose qu’elle vit, ce fut cet objet qui tomba des mains de son fils. Un manche noir, muni d’une longue lame souillée de son propre sang.
Julien tirait sa mère par les jambes – Dieu qu’elle était lourde ! Une longue traînée rouge maculait la neige et s’étalait de la porte d’entrée jusqu’au jardin. Lorsqu’il arriva derrière la maison, Monsieur Froid le fixa de ses petits yeux noirs et glacials.

JE TE L’AVAIS BIEN DIT LES ADULTES NE CROIENT PAS AU PAYS DES SONGES
« Mais... elle peut quand même venir avec nous n’est ce pas ? »
Monsieur Froid tourna la tête vers le corps de Jill en émettant un petit craquement, comme lorsque l’on marche dans la neige fraîche.

SEULS CEUX QUI CROIENT EN SON EXISTENCE PEUVENT Y PENETRER
CAR LE PAYS DES SONGES EST PARALLÈLE A UN AUTRE ROYAUME
Julien contempla le visage de sa mère. Son maquillage avait coulé en de longs filets noirâtres sur ses joues. On aurait dit qu’elle dormait.
« C’est... c’est dans cet autre royaume qu’elle se trouve à présent ? »

Monsieur Froid sembla acquiescer de la tête.
LES ADULTES EN LE REDOUTANT L’ATTIRENT A EUX CAR IL SE NOURRIT DE LEURS PEURS
MAIS LE PLUS MALHEUREUX JULIEN C’EST QU’AUCUN D’EUX N’EN REVIENT JAMAIS
Julien eut envie de pleurer. Mais ses larmes gelèrent immédiatement, avant même de rouler sur ses joues.
« Elle... elle a parlé d’une vielle femme derrière la maison. »
ELLE APPARTIENT À L’AUTRE ROYAUME LES HABITANTS DES AUTRES MONDES LA CRAIGNENT CAR ELLE EST LA FIN DE TOUT
ET C’EST AVEC ELLE QUE TU SERAIS PARTI JULIEN SI TU N’AVAIS PAS CRU EN MOI
« Je... je suis sûr que Papa y croirait lui, au Pays des Songes. Je suis sûr qu’il n’irait pas dans l’autre royaume »
ALORS NOUS REVIENDRONS LE CHERCHER SI C’EST CE QUE TU SOUHAITES
NOUS REVIENDRONS AVEC LA NEIGE
Julien se baissa et embrassa sa mère sur la joue.

« Je suis désolé Maman. J’aurais tellement aimé t’emmener avec moi... »

Il y eut alors une grande bourrasque et la poudreuse s’éleva en un formidable nuage blanc. Julien et Monsieur Froid avaient disparus. Seuls quelques centaines de flocons restèrent là, à tourbillonner dans l’air frais du matin.

Puis le vent se leva et les emporta avec lui.

Auteur : Sylvain Blanchot

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