partie de pêche

Ploc. Edouard reporte son attention sur le bouchon qui ondule près de sa barque. Quelques soubresauts. Le bouchon tressaute à deux ou trois centimètres sous la surface de l’eau. Une touche. Edouard renforce sa prise sur le manche de sa canne à pêche et se tient prêt à ferrer. Soudain, le bouchon plonge. D’un coup sec du poignet, Edouard engage la lutte.


Dans la région, tout le monde connaît Edouard, et Edouard connaît tout le monde. Il faut dire que le retraité de soixante-quinze ans y a passé toute sa vie. Il a même longtemps été l’unique garde-champêtre du secteur, avant de raccrocher définitivement son képi il y a de cela douze ans.
Edouard vit seul. Il a été veuf très tôt, bien avant que sa femme tant aimée n’ait eu le bonheur de le faire père, et il ne s’est jamais remarié. Ne l’a-t-il jamais voulu, ou n’en a-t-il pas eu l’occasion ? En fait, personne ne sait vraiment. Ce qui est sûr, c’est qu’il n’a jamais cessé d’aimer sa Polly, et qu’il continué de fleurir sa tombe avec soin tout au long de ces années.
La perte de sa toute jeune épouse, ajoutée au décès de sa mère alors qu’il était enfant, auraient pu avoir des conséquences dévastatrices sur la personnalité d’Edouard. Mais il n’est pas homme à se morfondre. Loin de l’anéantir, cette double tragédie lui a au contraire conféré un goût inaltérable pour l’existence, et une inépuisable joie de vivre.
Ses traits d’esprits et sa vaste culture ont fait de lui un véritable personnage dans la région. Très apprécié des habitants, Edouard est un peu le grand-père spirituel de tous les gamins du village, et ses soixante-quinze automnes se sont posés sur ses épaules avec une admirable légèreté. Il est resté très en forme physiquement, malgré quelques rhumatismes hérités d’une longue vie en extérieur. Mais Edouard ne s’en plaint pas, car il a conservé toute sa tête. Tant que la caboche va, tout va, se plaît-il à répéter à ses amis qui s’inquiètent parfois de le voir rester seul dans sa maison, en particulier lors des longs mois d’hiver.


Edouard rembobine méthodiquement le moulinet et remonte sa ligne. En fin de compte, le combat aura été de courte durée. Edouard sourit en contemplant la prise chétive qui se débat au bout de son fil. Il décroche l’hameçon de la gueule du captif qu’il remet à l’eau, le regardant s’éloigner avec bienveillance.
En six décennies de pêche, Edouard ne compte plus le nombre de poissons qu’il a ainsi rendu aux profondeurs du lac. Il n’aura finalement rapporté que très peu de prises à la maison ; quelques perches ou goujons à l’occasion, parfois une carpe ou un brochet lorsqu’il recevait des amis à dîner. Rapporté aux innombrables heures passées sur sa barque, ces prélèvements étaient loin de faire du pêcheur une menace redoutable pour la faune du lac.
Car ce qu’Edouard vient avant tout chercher dans ces longues parties de pêche sur l’étendue miroitante du lac, c’est le calme et la solitude. Bercé par le clapotis des vagues venant se briser contre le bois de la barque, perdu dans la contemplation de son bouchon, Edouard avait alors tout loisir de laisser son esprit divaguer. Il pouvait tout aussi bien réfléchir au temps qui passe ou à l’évolution du monde que se plonger dans ses souvenirs, ou simplement songer aux derniers potins et ragots du village.
Combien de fois Edouard s’est-il fait taquiner en revenant bredouille de ses parties de pêche ?! C’est pourtant un excellent pêcheur. Initié par un grand-oncle à l’âge de quinze ans, la passion ne l’a jamais plus quitté ensuite. Au cours de ces soixante ans de pêche, un seul poisson a jamais réussi à filer entre les pattes d’Edouard. Une carpe qu’il a fini par baptiser du plus joli prénom qu’il connaisse. Polly.

La première fois qu’Edouard a vu Polly, c’était il y a quarante-neuf ans. Elle était déjà bien plus grosse que ses congénères du lac, et assurément plus maline. Ce jour-là, Edouard étrennait sa toute nouvelle barque sur une zone du lac qu’il n’avait que très rarement fréquentée jusqu’alors. Polly était arrivée sous forme d’une ombre évoluant à deux ou trois mètres sous la surface de l’eau, et avait bondi à l’avant du bateau sous les yeux éberlués d’Edouard, l’éclaboussant au passage avant de replonger au fond du lac à une vitesse surprenante au regard de sa taille.
Au cours de cet automne, Edouard avait passé de longs après-midi à traquer Polly, sans jamais la revoir. Ce n’est qu’au début de l’été suivant qu’il l’aperçut à nouveau, loin de l’endroit où mouillait sa barque. Les apparitions de Polly se multiplièrent tout au long de cet été caniculaire, mais toujours à bonne distance de la barque d’Edouard. Comme pour le narguer.
C’est finalement en hiver, deux années plus tard, qu’Edouard réussit sa première touche sur Polly. Une courte bataille s’était engagée entre les deux protagonistes, que Polly avait remporté haut la main. A l’issue de cette première manche, Edouard en avait été quitte pour rééquiper une ligne complète, et pour écoper l’eau qui avait envahi le fond de sa barque.
Depuis lors, Edouard et Polly s’étaient affrontés à une dizaine de reprises, et Polly en était sortie victorieuse à chaque fois. Polly faisait preuve d’intelligence, d’astuce et de roublardise ; mais Edouard aussi avait beaucoup appris avec le temps, et Polly n’échappait plus aussi aisément à leurs confrontations.
Et c’est ainsi que, petit à petit, Edouard s’était pris d’affection pour Polly. Il la décrivait comme un poisson extraordinaire, à tous les sens du terme ; pourtant, il cessa rapidement d’en parler autour de lui, n’aimant pas ce qu’il lisait alors dans le regard de ses auditeurs. C’était au mieux de l’incrédulité, au pire une forme de moquerie mêlée de pitié. Edouard n’en parlait donc jamais. En revanche, il la dessinait. Longuement, patiemment, il avait couvert de son image des centaines de feuilles blanches au fil des années.
Polly était devenue une sorte d’obsession pour Edouard, mais pas au sens excessif du terme. C’était une présence apaisante, un repère qui jalonnait les années et l’écoulement du temps. Avec le recul, Edouard se rend compte que Polly a accompagné chaque évènement important de sa vie. Sa titularisation au poste de garde champêtre puis sa nomination au titre de garde champêtre chef, le décès de son père, sa fin de carrière, l’accident de la route qui avait failli lui coûter la vie… A chacune de ces occasions, Edouard était venu pêcher, et à chaque fois il avait aperçu Polly ou lui avait livré bataille.


C’est pour cela qu’il est sûr de la trouver aujourd’hui. Lorsqu’il a reposé le courrier sur la table de la cuisine ce matin, il a su que Polly serait au rendez-vous. Il a donc apprêté sa plus belle gaule, emporté une besace remplie de quelques victuailles et pris la direction du lac.
Voilà désormais Edouard posté sur sa barque, usant des milles et une astuces patiemment acquises au fil des décennies. Il pêche depuis bientôt trois heures et a déjà remis à l’eau une demi-douzaine de prises. Il sait que Polly ne mordra pas avant que le soleil ne commence à tomber sur l’horizon, mais il sait aussi qu’il doit être là longtemps avant. Les acteurs sont en place, la scène va bientôt pouvoir se jouer.
Edouard sort un saucisson de la besace et en découpe quelques tranches. Il mâche lentement, en veillant à ne pas trop agiter la barque. Le bouchon de la canne à pêche flotte mollement sur les eaux calmes du lac. Edouard se souvient avec nostalgie de quelques-unes de ses plus belles luttes avec Polly. Il a parfois été à un rien de toucher au but, et Polly lui a également joué quelques jolis tours. Une fois, elle a été jusqu’à lui arracher sa gaule des mains, et Edouard avait eu bien des difficultés pour la récupérer. C’était une canne à pêche d’excellente qualité, légère, pratique et maniable ; un cadeau magnifique qu’il venait de se voir offrir à l’occasion de son départ en retraite.

Edouard a plus d’une fois frôlé la catastrophe lors de ses joutes avec Polly, mais il n’est jamais tombé à l’eau. Heureusement, car il ne sait pas nager. Cela peut paraître paradoxal pour quelqu’un qui aura passé tant de temps au-dessus de dizaines de mètres d’eau. Mais comme le dit Edouard à qui veut l’entendre, à quoi cela lui servirait-il d’apprendre à nager ? Je suis pêcheur, pas plongeur. Je n’ai absolument pas l’intention de me mettre à l’eau !
Edouard fanfaronne un peu, mais il n’est pas imprudent pour autant. Il entretient sa barque avec beaucoup de soin et la contrôle soigneusement avant chaque mise à l’eau. Il s’agit d’être vigilant. A son plus bas, le lac plonge tout de même à près de quatre cent mètres. C’est précisément dans ce secteur qu’Edouard a mené sa barque en cette fin d’après-midi automnale, car il sait que c’est ici qu’il aura une chance de dénicher Polly.
En flattant de la main le manche en carbone de la gaule fixé à un anneau de la barque, des dizaines d’images défilent dans la tête d’Edouard. Le vieil homme replonge vingt ans en arrière. C’est le plein été. Un été torride et étouffant. Il s’agirait même de l’été le plus chaud du siècle selon les météorologistes, et Edouard ne les contredit pas.
Il y a quelques jours, il a été promu garde champêtre en chef. Pour célébrer cela, il a chaussé ses bottes, revêtu un couvre-chef en toile grenat et s’est rendu jusqu’au lac, dont le niveau est historiquement bas. De grandes langues de terre caressent dès à présent certaines berges, et si les nuages ne se décident pas à apporter un peu d’eau dans les prochains jours, plusieurs zones seront bientôt totalement à sec.
Edouard vient à peine de s’éloigner du ponton d’embarquement qu’il transpire déjà à grosses gouttes. Avec sagesse, il mène sa barque vers une rive ombragée du lac, non sans effort, et prend le temps de souffler avant de préparer sa ligne. C’est alors que Polly surgit devant lui. Une Polly qu’Edouard n’a pas vu de toute l’année ; elle effleure la surface de l’eau à quelques mètres de la barque avant de replonger, et le cœur d’Edouard ne fait qu’un bond dans sa poitrine. Zut et zut, la canne n’est pas prête ! Attends un peu, je suis à toi tout de suite. Aujourd’hui, tu ne m’échapperas pas ! Edouard finit de monter sa ligne, donne quelques coups de rame pour se mettre en bonne position et jette son bouchon à l’eau. Puis il attend, fébrilement.
Il ne se passe rien pendant plus d’une heure, quand tout à coup Polly apparaît à nouveau. Telle une ombre, la masse sombre du fabuleux poisson tourne autour du fil de nylon plongé dans l’eau. L’espace d’un instant, le temps suspend son cours et le lac semble retenir son souffle. Edouard garde son calme, même si ses mains tremblent un peu.
Le bouchon tressaille une première fois, puis une deuxième. Les vibrations font frémir les mains moites d’Edouard, puis plus rien. Edouard garde les yeux rivés sur le morceau de liège. Son maillot lui colle à la peau et de la sueur lui coule dans les yeux, mais il ne bouge pas. Subitement, le bouchon s’enfonce à plusieurs centimètres sous la surface de l’eau, et Edouard laisse filer un peu de ligne avant de donner un brusque mouvement de poignet. L’extrémité de sa gaule plie dangereusement mais ne rompt pas. L’engagement a démarré.

Edouard se cale à l’intérieur de la barque et donne les premiers coups de moulinet. Cette fois-ci plus de doute, c’est bien Polly qui se trouve à l’autre bout de la ligne. Edouard reconnaîtrait entre mille cette façon de lutter. Un seul poisson est capable de se défendre ainsi.
Peu à peu, le combat tourne en faveur du pêcheur. Pour la première fois, Edouard entrevoit une possibilité sérieuse de remonter Polly. C’est peut-être son jour de chance. Sans doute affaibli par le faible niveau du lac et par la température élevée de l’eau, le poisson ne résiste en effet pas autant et pas aussi habilement que de coutume.
C’est ainsi qu’Edouard parvient tout doucement à entraîner Polly vers un bas-fond et à l’acculer dans une nasse. De sa main gauche, il tâtonne dans la barque à la recherche de son épuisette, dont il finit par se saisir et qu’il plonge aussitôt dans l’eau. Polly n’a pas abandonné la lutte. Dans des gerbes d’eau, la carpe se débat en donnant d’impressionnants coups de queue qui claquent à la surface des flots. Edouard réussit malgré tout à maintenir puis à immobiliser l’arrière du poisson à l’aide de son épuisette. C’est presque fini.
Edouard donne un dernier coup de moulinet et se penche pour saisir Polly. Ca y est, il peut enfin et pour la première fois caresser de sa main les écailles lisses de Polly. C’est un instant merveilleux et Edouard relâche son attention un court instant. Dans un ultime effort, le poisson en profite pour se plier en deux et déploie toute la force de son corps contre l’embarcation.
Le coup déséquilibre Edouard, qui se retrouve assis au fond de la barque. Il n’a pas lâché le manche de sa canne à pêche, mais celle-ci est soudain devenue très légère. Sachant ce que cela signifie, Edouard se penche avec dépit par-dessus bord pour contempler Polly lui échapper une nouvelle fois. Mais très vite ses regrets s’évanouissent. En s’épongeant le front, Edouard fixe le miroitement brûlant du soleil sur les eaux peu profondes du lac. Au fond, c’est mieux ainsi. La lutte n’était pas vraiment égale aujourd’hui.


Comme tant d’autres, ce souvenir est resté intact dans la mémoire d’Edouard avec toute la puissance de ses détails. Edouard se souvient de l’odeur du lac surchauffé, de la luminosité éblouissante de cette journée et du bruit des éclats d’eau projetés par Polly ; il se souvient de la sensation grisante lorsqu’il avait effleuré le corps du poisson du bout des doigts, et il sent encore les gouttes de transpiration lui couler le long du corps.
Cette vigueur est la même pour chaque souvenir d’Edouard, et il en a emmagasiné des milliers au cours de sa longue existence. Heureux ou malheureux, chacun d’eux vit dans son esprit avec une intensité et un réalisme époustouflants. Edouard les considère comme son bien le plus précieux. Pourtant depuis peu, un voile gris recouvre sa mémoire, et certains souvenirs se ternissent. Des noms se dérobent, des dates se mélangent, des lieux s’effacent. Tant que la caboche va, tout va…
Tout à coup, une vibration remonte dans le bras d’Edouard. Il reporte son attention sur sa ligne. Une ombre tourne sous l’eau, ça mord à nouveau. La façon dont le bouchon tressaille met rapidement en alerte les sens affûtés du pêcheur. Cela ressemble étrangement à l’approche de Polly. Edouard retient son souffle. Encore quelques tiraillements, puis une silhouette sombre qui remonte le long du fil avant de replonger. Plus de doute, c’est bien Polly. Cette vieille Polly, fidèle au rendez-vous.
Edouard se redresse dans la barque. Les deux protagonistes s’évaluent et se jaugent pendant plus d’une demi-heure avant que le bouchon ne plonge soudainement. Polly vient de mordre. Pour la onzième fois en cinquante ans, la lutte s’engage entre la carpe et le pêcheur.

La bataille est longtemps indécise. A plusieurs reprises, Edouard parvient à remonter la moitié de la ligne, mais à chaque fois il est obligé de redonner du mou pour ne pas risquer de rompre le fil. Polly a vieilli, mais à l’image d’Edouard, elle a conservé sa vitalité et toute sa malice.
Après presque deux heures d’affrontement, Edouard semble toutefois avoir pris le dessus. Il peut déjà apercevoir Polly à moins de deux mètres sous la surface de l’eau. Avec l’énergie du désespoir, Polly se résout alors à une tentative inédite. En quelques coups de queue musculeux, elle vient violemment heurter la barque d’Edouard avant de se débattre contre la paroi du bateau.
Les remous engendrés par cette ultime stratégie manquent de renverser l’esquif. Edouard parvint à maintenir l’embarcation à flot de justesse, mais il se trouve projeté en dehors de la barque et il ne sait toujours pas nager. De toute façon, il est habillé trop lourdement pour se mouvoir efficacement dans l’eau. Alors il ne lutte pas.
Bien au contraire. Edouard n’a pas lâché la canne des mains dans sa chute et il se laisse tirer par Polly, qui ne tarde pas à l’éloigner de la barque et à l’entraîner vers le fond. En ouvrant les yeux, Edouard aperçoit Polly qui évolue en cercles juste en-dessous de lui ; l’esprit foisonnant du vieux pêcheur s’évade alors une dernière fois pour s’en aller nager aux côtés du Seigneur de ce lac.
Deux mots résonnent dans la tête d’Edouard pendant qu’il continue de sombrer dans les profondeurs glacées. Dégénérative et incurable. Puis la lumière s’éteint définitivement dans le regard empli de quiétude et de sérénité de l’ancien garde champêtre, que Polly continue d’attirer plus bas, encore plus bas.


Dans la maison d’Edouard, une enveloppe repose sur la table de la cuisine. Un papier à l’en-tête soigné en dépasse, noirci de quelques lignes dactylographiées :


Monsieur Stelcard,

Je viens de recevoir les résultats de vos dernières analyses, et j’ai le regret de vous annoncer que votre scanner cérébral confirme le diagnostic que nous avions préétabli ensemble il y a quinze jours.

Je vous invite à reprendre rendez-vous avec mon cabinet dès que possible afin que nous envisagions les suites à apporter à ces résultats. Comme je vous l’ai expliqué récemment, d’importants efforts sont actuellement consacrés à la recherche de traitements efficaces contre cette maladie, et des études récentes présentent des perspectives encourageantes dans le ralentissement de sa progression.

Bien cordialement,
Docteur Louis Amard

Un petit papillon autocollant a été ajouté au courrier, avec un mot griffonné à la main :
Edouard, je suis sincèrement désolé. Appelle-moi. Courage !
Ton ami, Louis

Auteur : Pierre Duval

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