Plus fort que tout

« Ma fée adorée est partie
S'est envolée, par la fenêtre
Etait-ce hier, ou aujourd'hui ?
Ce soir, je la suivrai, peut-être. »


Ils disent tous que je perds la tête, que je vis dans mes rêves.
Et alors ?
Est-ce qu'ils ont vu, eux, dans quel monde ils vivent ?
Il faut lutter, me répètent-ils, ne pas se laisser abattre, et reconstruire. Se donner les moyens de recommencer, comme avant.
Avant les bombes. Avant l'Armageddon.
L'Armageddon, c'est comme ça qu'ils ont appelé la troisième guerre mondiale. Plus dévastatrice que tous les conflits de l'histoire réunis. Laissant des séquelles indélébiles, sur la matière comme sur les âmes.
Il faut lutter… Mais moi aussi je lutte, qu'est-ce qu'ils croient ! Pour retenir le peu qui me reste. Un semblant de dignité. Et aussi mon ange, Caroline.
Elle venait de devenir institutrice, quand les hostilités ont été déclenchées.
Tous les enfants sont morts. Ceux de sa classe, de l'école, de la ville. Il semble qu'ils étaient plus sensibles que les adultes aux armes biologiques. L'absence d'enfants est l'un des problèmes majeurs de notre nouvelle ère.
Caroline et moi comptons bien y remédier. Si je ne suis pas devenu stérile.
D'autres ont imaginé des solutions plus industrielles. Bébés éprouvette, clones ; le tout modifié génétiquement pour résister à notre air malsain.
Tous les scientifiques ne sont pas morts. Mais il en reste peu, et certainement pas les plus scrupuleux. Avec les politiciens, et autres intellectuels, ils ont été les premières victimes du conflit. Le cerveau de la nation. Sans eux, le pays est devenu aussi empoté qu'un soldat sans commandement.
C'est un autre de nos soucis majeurs. Il faut reconstruire le monde, et des bras seuls sont insuffisants. Mais patience… une génération issue des gênes du dernier prix Nobel pourra bientôt prendre la relève.
Il y a à peine deux ans, j'étais ingénieur 'en qualité'. On s’arrachait mes conseils. Aujourd'hui, il est clair que beaucoup d'eau coulera sous les ponts avant que l'on ait à nouveau besoin de mes services. Alors je suis devenu ouvrier. Chef d'équipe à mes heures. Cela nous rapporte un peu d'argent. Juste ce qu'il faut pour survivre.
Caroline ne travaille plus. Pourtant on aurait bien besoin d'elle, dans une de ces nouvelles écoles pour adultes. Mais la guerre et toutes ses affres l'ont traumatisée. Elle ne sort pratiquement plus. Je crois qu'elle préfère ne pas voir le spectacle de désolation qui s'impose partout où le regard cherche à fuir. Du mieux que je peux, je la cajole et tente de la réconcilier avec l'extérieur. Mais l'univers que nous partageons est tellement plus beau, que je crains que mes efforts ne restent vains. Peut-être même finirai-je par prendre son parti.

Ce soir, comme tous les soirs, je rentre à la maison. Terminus de la ligne de bus 85, la seule qui sort de la ville. Puis je continue à pied une bonne demi-heure vers le quartier interdit, là où a eu lieu le premier attentat à la bombe atomique. Une zone sinistrée, plus encore que le reste du territoire.
Quelques rues avant les hauts grillages aux pancartes dissuasives, un immeuble éventré, qu’on dirait aussi stable qu'un château de cartes. Et tout en haut, de la lumière. Ce bâtiment est en ruine. C'est



pour cela que nous l'avons choisi. Caroline et moi sommes fascinés par ces architectures fragiles et aléatoires. Et puis, ici, personne ne vient nous déranger.
Il faut gravir les 18 étages, par un escalier entièrement exposé au vide, pour trouver un appartement miraculeusement indemne. Au sommet de la tour, c'est là que nous vivons. Nous n’avons, bien sûr, pas l’eau courante. Pas plus de gaz ou d'électricité. Alors on se débrouille. Générateur à essence, bouteilles de propane, réservoirs d'eau. S'installer ici a pris un certain temps, mais on a fini par s'y sentir bien. Le plus difficile, c'est de grimper avec les objets encombrants. Par endroit, les marches sont tellement abîmées qu'elles ne laissent qu'un passage très étroit.

Comme à l'accoutumée, Caroline m'accueille en se jetant dans mes bras. C'est toujours la même scène, qui m'emplit de joie et me donne le courage de continuer.
— Mon amour, tu m’as tellement manqué !
— Mon ange, tu ne peux pas savoir comme je suis heureux de rentrer chez nous.
— Comment ça évolue, dehors ?
— Toujours le chaos, mais on travaille à arranger les choses. Et toi, comment te sens-tu ?
— Bien, puisque tu es là…
Ce soir, pourtant, il y a un souci. Je le vois dans ses yeux verts clair.
— …Mais j'ai cette douleur dans le dos qui est revenue
— Encore ? C'est comme les autres fois, tu ne fais pas assez d'exercice ?
— Je ne sais pas. C'est comme si le mal ne m'avait jamais quittée, et qu'il se faisait soudain plus fort. Bien plus fort.
— Il faut que tu sortes, que tu prennes un peu l’air. Ton corps a besoin de mouvement.
Elle me supplie de son regard le plus tendre.
— Tu sais que ce n'est pas possible. Je ne le supporterai pas.
— Essaye au moins. Juste pour me faire plaisir.
— Je ne pense pas que ce serait une bonne chose. J'ai une sorte de… de mauvais pressentiment.
— Tu te fais des idées, mon ange. On en reparlera demain matin, d'accord ?
Elle acquiesce d'un petit hochement de la tête. Puis elle me prend par la main et m’attire jusqu'au matelas, déposé à même le sol. Nous nous asseyons sur les draps frais. Sa main parcourt mon dos et ma poitrine. Ses bras m’entourent.
— Je t'aime tellement, mon amour.
J’embrasse ses lèvres et frotte ma joue contre sa joue. Mes mains se promènent de sa nuque au bas de son dos. Nous nous allongeons enlacés.
— J'aimerais… J'aimerais que tu m'accordes une faveur sans me poser de question, me demande-t-elle avec un sourire triste.
— Je t'écoute.
— Je voudrais qu'on le fasse, en prenant tout notre temps. Comme si… comme si c'était la dernière fois.
Je ne peux retenir ma surprise. Mais je ne réponds rien. Je ne veux pas gâcher ce moment.

Caroline n'a manifestement pas le moral. Mais cela lui passera certainement, surtout si je peux la combler.
J'ai pris un soin infini pour lui ôter ses vêtements et nous glisser sous la couverture. Nous avons certainement atteint les summums de la tendresse. Le désir n'en était que plus beau. Sa peau blanche et lisse contre la mienne, nos lèvres humides, la chaleur de nos corps, l'extase de leur rencontre, je vivais les plus sublimes instants de mon existence. Finalement, la vie valait peut-être la peine d'être vécue ?
Nous nous sommes endormis, épuisés, sans même dîner.

Au matin, un rayon de soleil m'a doucement tiré de mes rêves. Caroline dormait du sommeil du juste. Je me suis levé sans faire de bruit. Je me suis rapidement préparé et je suis sorti, en lui laissant un petit mot pour lui souhaiter une bonne journée et lui dire combien je l'aime.




C'est une belle journée. Il est rare que le soleil franchisse l'épaisse couverture de poussière stagnant dans le ciel pour nous gratifier de ses bienfaits. Bien sûr, cela ne suffit pas pour faire perdre à la ville son aspect de champ de bataille. Mais la lumière du jour a cet effet magique de muer les signes de fatalité en nouvelles sources d'optimisme.

Je me souviens, c'était par une de ces fantastiques journées d'été que nous nous sommes rencontrés, Caroline et moi. Il y a cinq ans, avant le drame. C'était dans un parc d'attractions, où déjà je me construisais un monde à ma mesure, un monde où je trouvais ma place.
J'étais venu seul. Un vrai chevalier solitaire. Dans l'antre du dragon, j'avais affronté la bête avec tout le courage de mon rang. Au prix de quelques blessures douloureuses, mais qui s'évanouiraient bientôt, j'étais parvenu à terrasser le monstre au souffle ardent. Mon but dans ce combat sans merci ? Il venait d'apparaître dans la foule, juste devant moi. Une princesse prisonnière, superbe, pure comme la rosée.
Elle n'était pas seule, mais dans mon théâtre intérieur, je ne voyais plus qu'elle. Elle m'aiderait certainement à soigner mes plaies. Soudain, sans prévenir, le dragon s'est redressé et a craché un jet de flammes rougeoyantes droit sur nous. La demoiselle, sous l'effet de la surprise, a perdu l’équilibre et est tombée en arrière, m'emportant dans sa chute et me ramenant brutalement à la réalité. Elle s'est confondue en excuses, et s'est éclipsée avec ses amies sans demander son reste. Et sans me laisser le temps de réagir. J'ai achevé le dragon récalcitrant, et j'ai abandonné la tanière à mon tour. D'abord, je devais me reposer. Et après, peut-être, ma prochaine quête consisterait à retrouver ma princesse, certainement enlevée lâchement par un de ces brigands qui l'avait livrée au monstre.

Il y avait, dans ce parc, un cinéma en relief. Ce serait le lieu idéal pour reprendre des forces. Je me suis installé confortablement vers le centre de la salle. Etait-ce mon jour de chance ? Juste à côté de moi, la demoiselle de la caverne venait de s'asseoir. Lorsqu'elle m'a reconnu, elle m'a souri timidement : « Vous n'avez pas trop peur si je m’assois à côté de vous ? » m'a-t-elle lancé. J'aurais pu – si j'avais eu un peu plus d’à propos – répondre par une remarque humoristique, au pire par une banalité. Mais, après un silence interminable, c'est une réplique affligeante, digne d’un Casanova de carton-pâte qui m’est venue, bien malgré moi :
« En fait, j'ai peur que vous n'existiez que dans mon rêve. »
Mais nous devions être faits pour nous entendre, car ma réponse l'a touchée. Au point qu'elle abandonne ses amies pour continuer sa journée avec moi. Dès lors, nous n'avons pas cessé de nous revoir. Je travaillais, elle étudiait. Nous nous retrouvions pour la soirée, puis chacun repartait chez soi.
Notre premier baiser… Ah, notre premier baiser ! Nous dansions. C'était le slow du moment, le slow parfait. Difficile de croire qu'il avait été entièrement composé par une machine. La musique était si envoûtante, les paroles tellement émouvantes, que le baiser est venu tout naturellement à la fin de la chanson.
Notre relation est devenue rapidement très sérieuse. Caroline a tenu à me présenter à ses parents. Puis je l’ai présentée aux miens. J'ai déménagé de mon studio et Caroline est venue habiter avec moi. Nous nous sommes fiancés. Et lorsque Caroline a décroché sa certification et son premier poste, je l'ai demandée en mariage. C'était prévu pour le mois de juillet. Mais il y a eu la guerre. Et tout a changé.
Nous avons tous deux perdu notre famille. Alors depuis, nous ne reparlons plus de ce projet. Caroline m'aime, je l'aime. Nous n'avons besoin de rien d'autre.

Maintenant, les belles journées sont rares, et tout le monde a envie d'en profiter. J'ai fait le tour de quelques usines et de quelques chantiers, sans succès. Je ne trouverai pas de travail aujourd'hui.
Qu'importe, j'ai bien mieux à faire. Je vais me promener avec Caroline. Enfin, je vais essayer de la convaincre de sortir.

— Je ne veux pas aller dehors !
— Il faut te raisonner. Tu ne vas pas rester enfermée pour le restant de tes jours. Et il fait si beau aujourd'hui.


— Je n'ai qu'à sortir sur le palier pour voir le soleil. Mais je ne veux pas descendre !
— Enfin pourquoi ?
— Je n'aime pas ce qu'il y a en bas.
— Ce n'est plus la même désolation, tu sais. Les travaux avancent. Il y a même de nouvelles écoles.
— Ce n'est pas seulement ça. Il y a aussi les autres. Je n'aime pas la façon dont ils nous regardent.
— Ils ne sont plus habitués à voir des gens heureux, qui s'aiment. C'est tout. Ils sont juste un peu jaloux.
— Leurs regards sont déplacés. Je ne peux pas les supporter. Et tu ne devrais pas non plus.
— Je me fiche bien de ce qu'ils peuvent penser. Je suis avec toi et c'est tout ce qui compte.
Caroline marche jusqu'au lit et se réfugie dans les draps.
— Il y a autre chose, de toute façon, ajoute-t-elle. Je ne me sens pas très bien.
— Ta douleur au dos ?
— Entre autre. Et je suis épuisée, comme si j’allais tomber malade.
— J'espère que ça va aller. Est-ce que je peux faire quelque chose ?
Caroline me lance regard affectueux.
— Malheureusement non, je ne sais même pas ce qui m'arrive. Mais j’ai envie que tu restes avec moi…
J'acquiesce d'un sourire entendu.
— …et je voudrais bien partager un bain avec toi, aussi.
— Un bain ?!?

Je reste interloqué, bouche bée. Dans les conditions où nous vivons, un bain est un luxe que nous n’avons jamais envisagé. Il y a bien une baignoire, dans la dernière pièce de l'appartement, mais toutes les réserves d'eau vont y passer, sans compter le gaz pour chauffer chaque casserole.
— J'ai très froid, précise-t-elle en frissonnant.
Un peu contrarié à l'idée de devoir remonter prochainement de nouvelles bonbonnes d'eau, je pousse un soupir de dépit. Elle m'envoie alors un baiser, et je suis soudain prêt à tout pour lui faire plaisir.
Je commence à faire bouillir de l'eau. Généralement, nous nous contentons de l'évier et utilisons rarement la salle de bain. Après une bonne heure, lorsque la baignoire me semble assez remplie, j'allume plusieurs bougies, aux formes et aux couleurs variées, puis je les dispose en guise d'éclairage. Caroline me rejoint. Je plonge ma main dans l'eau : elle est déjà tiède.
— Il faut se dépêcher avant qu'elle ne soit complètement froide.
Caroline laisse tomber sa chemise de nuit en satin, qui glisse sur sa peau lisse sans un bruit avant de s'étaler à ses pieds. Je me déshabille et l'accompagne dans la baignoire. Dans l'eau, elle se cale contre moi et ferme les yeux.
— Ca fait du bien, apprécie-t-elle.
Les flammes fragiles des bougies teintent la pièce de lueurs incertaines. Nous restons un moment allongés dans un silence presque religieux. Puis Caroline se redresse et attrape une éponge accrochée au mur.
— Tu veux bien me frotter, s'il te plaît.
Je plonge l'éponge dans le bain pour la gorger d'eau, et fais couler un petit filet sur sa poitrine. Puis je la passe doucement sur ses épaules. Caroline se penche en avant et offre son dos à mes soins attentifs. Au niveau de ses omoplates, je remarque une forme singulière : comme deux bosses larges et plates :
— Il y a quelque chose d'étrange, je n'ai jamais remarqué cela avant…
Je caresse la zone de ma main humide.
— …Tu sens quelque chose ?
— Ta main chaude sur ma peau. C'est très agréable. Continue…
— Non, je veux dire : ça ne te fait pas mal, ici ?
— Pas spécialement. Qu'est-ce que j'ai ?
Je réfléchis aussi vite que possible. L'ombre projetée par les bougies met sans doute trop en évidence le simple relief des os. Ca ne doit être que cela. Qu'est-ce que ça peut être d'autre, d'ailleurs ?
— Rien, mon ange. Ce n'est qu’un effet d'optique, ne t'inquiètes pas.



Je reprends mon massage où je l'avais interrompu. Caroline émet un petit gémissement de satisfaction, puis s’allonge à nouveau contre moi.
Je sais très bien ce que cela peut être d'autre. Je l’ai toujours à l'esprit, comme tous les survivants. Le spectre de cette maladie plane au-dessus de nos têtes, tel une épée de Damoclès, frappant au hasard. Ce mal a un nom : la mutation.
Est-il possible que Caroline soit atteinte ? Non, sûrement pas : elle est trop pure. Une telle horreur ne peut la toucher. Il ne faut pas. Et puis, ce ne sont que deux petites bosses, bien symétriques. C'est certainement normal, même si je n'y avais pas fait attention avant.

— L'eau devient froide, fait remarquer Caroline. Je pense qu'il faudrait sortir.
Après ce bain réconfortant, nous allons sur le lit. Caroline semble apaisée. Elle s'endort presque immédiatement. Elle est si belle, nue sur les draps blancs. Je l’enveloppe dans une couverture, puis je la regarde dormir.
Je donnerais tout pour ne pas la perdre.

Le premier jour des bombardements, j’ai cru que Caroline avait disparu. J'ai failli en devenir fou. Mais ce jour lui-même n’était que folie. Une folie furieuse devenue plus tard une intolérable page de l'Histoire.
Les bombes ont plu sur la ville. A 16h45 précisément. Une centaine en quelques minutes. L’éclatement d’un nouveau conflit était à prévoir. Nous vivions déjà sous tension. Les grandes puissances ne s'entendaient plus, les petites nations attisaient la haine. Le tissu social était également fragilisé, depuis cette tragique manifestation : des millions de travailleurs étaient descendus dans la rue, scandant le célèbre slogan « Le labeur et l'argent du labeur ». Tout cela s'était terminé dans un bain de sang. Et il y avait eu cette vague d'attentats religieux, à l'arme atomique.
Mais rien, absolument rien ne nous avait préparés à cette attaque. Aucune alerte n’a été donnée, pas même par nos propres systèmes de surveillance si élaborés. Et pour cause : ils étaient attaqués simultanément, par piratage informatique. Nos dirigeants n'ont pas eu le temps de prendre toutes les mesures nécessaires. Et nous ne faisions pas partie des priorités.

Des sifflements, des explosions, des cris, des flammes, de la fumée noire à perte de vue… Ceux qui n'ont pas vécu la guerre ne peuvent imaginer l'horreur de ce moment. Une destruction aveugle et sauvage. Mais moi, j'y avais échappé. Et je n'avais qu'une idée en tête : retrouver ma fiancée. J'ai couru comme un évadé de l'enfer poursuivi par le diable, hurlant le nom de Caroline.
Je n’entendais même pas les explosions qui continuaient à retentir autour de moi. Quand je suis arrivé à l'école où Caroline travaillait, je n'ai trouvé qu'un immense cratère rempli de cendres et de débris encore fumants.
Et des cadavres calcinés éparpillés dans les gravas. Un camion de pompier est alors arrivé toutes sirènes hurlantes, et un service d'ordre m'a aussitôt fait quitter des lieux. « Ma… ma fiancée travaille dans cette école ! » ai-je balbutié en pointant les décombres d'un doigt tremblant. « Les enfants et le personnel ont été conduits en lieu sûr. » m'a assuré un représentant des forces de l'ordre en tentant de me calmer.
Mais impossible de savoir où.
J'ai parcouru toute la ville en criant son nom. J’ai couru durant des heures. Mes muscles étaient devenus insensibles, mais je persévérais. Rien ne pouvait m’arrêter. Pourtant malgré mes efforts, je ne trouvais Caroline nulle part. Les gens me regardaient passer, perplexes devant tant d’acharnement. Certains tentaient de m'aider, et me demandaient sa description. Mais personne ne l'avait vue. Impossible de retrouver sa trace.

Comme la nuit tombait, je suis retourné vers le centre ville. C'est là que j’ai rencontré les pilleurs. Malheureusement, je ne me suis pas rendu compte tout de suite de ce qu'ils faisaient près des vitrines brisées. Je me suis approché, pour leur demander s'ils avaient vu Caroline. Je ne sais pas ce qu'ils ont pensé en me voyant avancer vers eux. Ils ont subitement interrompu leurs activités suspectes, ils ont attendu que j’arrive assez près, et m'ont encerclé. Ils se sont mis à tourner autour de moi. L'un d’eux a commencé à m'insulter, puis un autre m'a bousculé.


C'est lorsque j'ai voulu les écarter pour m'en aller qu'ils se sont déchaînés. Ils m'ont agrippé par le col, fait tomber à terre, et m'ont roué de coups de pieds. Dans les jambes, dans le ventre, le dos, le visage. Ils m'ont tabassé jusqu'à ce que je ne réagisse plus. Je ne sais pas combien de temps je suis resté inconscient sur le trottoir. Tout ce dont je me souviens, c'est qu'à mon réveil, Caroline était là et tenait ma tête entre ses mains. Et je sentais sa chaleur m'envahir des joues jusqu'au cœur. Comme une apparition, mon ange était revenu. J'avais des côtes fêlées, mon corps entier n’était plus qu’un gigantesque hématome, je crachais du sang et de la bile. Mais j'avais Caroline, alors la terre pouvait bien s'arrêter de tourner.

Depuis, c'est moi qui veille sur elle.
Elle est le feu qui éclaire ma nuit et me protège des dangers. Mais ses flammes commencent à vaciller et je ne sais pas quoi faire. Je ne sais même pas de quoi elle souffre. Elle ne mange presque plus et refuse obstinément de sortir. Pourtant elle dort paisiblement, si belle dans le sommeil.
Je me lève et me dirige vers la cuisine pour m’ouvrir une boîte de conserve. Sans conviction, j'en avale le contenu avec une fourchette que je dépose ensuite dans l'évier.
Dehors, le soleil a disparu depuis un petit moment. Au pied de l’immeuble, la cité détruite et laissée à l'abandon s'étend dans la pénombre. Au loin, on peut distinguer les lumières de la ville. Ici, on n'entend pas un bruit.
J'éteins le néon du plafond et me couche sur le matelas. Caroline est perdue dans ses rêves. Tout doucement, en prenant garde à ne pas la réveiller, je me blottis contre elle en me glissant sous la couverture. Puis je ferme les yeux.
Je finirai bien par m'endormir.

Au petit matin, c'est le clapotis de la pluie battant les vitres qui me tire des bras de Morphée. Une pluie dorénavant à forte acidité, à laquelle il est fortement déconseillé de s'exposer.
Si l'averse dure trop longtemps, ce sera à nouveau pour moi une journée sans travail. Heureusement, il reste encore un peu d'eau en réserve, malgré notre baignade de la veille.
Caroline s'agite dans le lit. Elle doit faire un mauvais rêve. Je passe délicatement ma main dans ses cheveux et m'apprête à déposer un baiser sur ses lèvres. Elle se réveille d'un bond en criant :
— Pas ça, non !!!
Je tente immédiatement de la rassurer.
— Ca va, ça va. Ce n'est qu'un cauchemar. Je suis là mon ange.
Lentement, elle reprend ses esprits. Sa respiration est saccadée et la sueur perle sur son front.
— Excuse-moi, souffle-t-elle. C'était si… si atroce.
— C'est fini. Ce n'est pas grave.
Elle s'essuie le front du revers de la main.
— Je suis brûlante. Je dois avoir de la fièvre.
— Après un réveil si brutal, c'est peut-être normal. Si tu veux, je te prépare une aspirine ?
— Je veux bien, merci.
Dans la cuisine, je dilue un comprimé dans un demi-verre d'eau. Puis je l'apporte à Caroline qui l'avale d'un trait.
— Je n'avais jamais rêvé de cet événement avant, explique-t-elle. C'était à l'école, le jour du bombardement.
— Raconte-moi.
C’était en fin de journée, j’étais avec ma classe. La sonnerie a retenti et j'ai laissé partir les enfants. Moi, je suis restée à mon bureau, j'avais des copies à corriger. Je me suis mise au travail. J’avançais assez rapidement, pourtant, la pile à corriger ne diminuait pas. Au contraire, on aurait dit que le paquet de copies grossissait au fur et à mesure. C’était infernal. Soudain, il y a eu des bruits d'explosions, et l'alarme de l'école s'est déclenchée. J'ai quitté précipitamment la salle de classe. Je ne comprenais rien à ce qui se passait.
— Alors tu t'es ruée vers la sortie ?
— Oui. Mais avant que j'y sois, il y a eu un sifflement strident, si aigu et si puissant qu'il m'a clouée sur place.



C'était comme si le temps s'était arrêté : j'étais plantée là, au milieu du couloir, avec mes collègues. Nous nous interrogions mutuellement du regard, hébétés, incapables de réagir, tandis que le bruit de la bombe se rapprochait. Ca a dû durer une fraction de seconde, mais qui semblait une éternité.
— Et alors ?
— Je ne sais pas. Ca s'arrête là. Je me suis réveillée. En tout cas, j'ai vraiment cru que j'allais mourir.
— Eh bien, ce n’est pas très gai comme rêve… Heureusement que ça ne s'est pas passé comme ça ! Comment t'en es-tu sortie, au fait ?
— Tu sais bien que je ne me rappelle rien de cet épisode.
— Ce cauchemar est peut-être un signe d’amélioration, alors. Tes souvenirs émergent peu à peu. Comment te sens-tu, à part ça ?
— Comme je te l'ai dit : fiévreuse, et endolorie.

Elle se lève, et se couvre de la couverture comme d'une épaisse cape. Je cherche à distinguer les bosses suspectes, mais, si tant est qu’elles existent, elles sont trop bien dissimulées.
Je prépare le petit déjeuner. Caroline reste pensive quelques minutes, puis entame la conversation :
— Tu te rappelles, notre chanson ? demande-t-elle.
— « Plus fort que tout »? La toute première fois que nous nous sommes embrassés, bien sûr que je m'en souviens !
On cherchait à savoir ce qui était plus fort que tout…
— Oui, nous nous étions affrontés en une épique joute verbale ! Tu avais choisi le rôle de l’Amour. Et moi, je m’étais fait l’avocat de la Mort.
— Nous avons débattu durant des heures. Tous les arguments y sont passés : comment l’homme dégrade le monde, comment l’amour transcende l’homme…
— Et finalement, c’est toi qui m’as convaincu, rappelai-je, trop heureux que la conversation reprenne un ton plus optimiste.
— Eh bien je me trompais.
— Pardon ?
Il n’y avait, décidément, aucun moyen de remonter le moral de mon pauvre amour.
— En vérité, c’est le Temps qui est plus fort que tout. Rien ne lui résiste. La Mort n’efface pas l’Amour, mais le Temps, oui.
Je crois vraiment que tu devrais penser à autre chose. Tout n’est pas si noir, tu sais.
Caroline se lève et s’assoit à la table de la cuisine.
— Ca devrait aller mieux, maintenant, puisque tu es là, avec moi.
Je lui apporte une tasse de café bien chaud. Au passage, je l'effleure d'un baiser. Elle recule comme par réflexe. Déstabilisé, je reverse un peu de la boisson sur la table.
— Que se passe-t-il, enfin ?
— Je…je ne sais pas. Je suis désolée. Je crois… je pense que tu devrais éviter de me toucher.
— Eviter de te toucher ? Mais pourquoi ?
— Je…j'ai très mal.
— Au dos ?
Elle semble soudain gênée. Inquiet, je la fixe d'un regard interrogateur :
— Explique-moi. Que t'arrive-t-il ?
Elle serre les lèvres. Je sens qu'elle n’ose pas parler :
— Je ne suis pas certaine que tu sois prêt à entendre cela…
Mon visage se décompose et perd toutes ses couleurs.
— C'est une mutation, hein ? C'est une de ces saloperies de mutations !
— Non, ce n’est pas ça. C'est à cause… d’un secret. Un secret que je ne peux plus cacher.
— Alors dis-le-moi !
Ca ne peut pas se passer comme ça, tu le sais. C’est un secret contre un secret. Il faut d’abord que tu répondes – sincèrement – à une question que je vais te poser.
— A quoi joues-tu ? Tu es peut-être en danger, alors ne fais pas l'enfant !
— Une seule question, et je te dis tout. C’est ça, ou rien.
— Bon… d'accord. Pose-moi ta question.



Elle se cale sur son siège.
— Je voudrais seulement savoir comment tu aurais réagi, si on ne s'était pas retrouvés après le bombardement, si je n'avais pas survécu.
— C'est…c'est la chose la plus hors de propos que tu ne m'aies jamais demandée ! Ecoute, il faut être sérieux maintenant, alors…
— Ne cherche pas à éluder ma question. On a un accord, non ? Tu dois simplement me répondre.
En effet, on a un accord... Dépité, je me creuse la tête pour trouver une réponse appropriée. Mais mon esprit se bloque. Je manque rarement d’inspiration. Mais cette fois…
— Je ne sais pas, comment veux-tu que je te réponde ? Je tiens trop à toi. Ce n'est pas envisageable, pour moi, de vivre sans toi.
A peine ai-je fini ma phrase, que Caroline se met à crier en se tordant de douleur. La panique me gagne.
— Ca ne va pas, mon ange ? Qu'est-ce qu'il y a ? Parle-moi, s’il te plait. Dis-moi ce que je peux faire ?

Elle s'immobilise et pose sa main sur ma bouche pour me faire taire. Puis elle se redresse en prenant appui sur la table. Péniblement, elle marche jusqu'au lit. La couverture tombe de ses épaules, et je m’aperçois horrifié que les excroissances se sont développées au point de recouvrir la moitié de son dos.
Je ne peux retenir mon émotion.
— Mon amour, c'est… c'est…
Je ne trouve plus les mots.
— …ne bouge pas. Je vais chercher un médecin ! Je reviens tout de suite !
J’attrape quelques vêtements et les enfile en un éclair. Un coup d’œil à la fenêtre : cette satanée pluie tombe toujours aussi dru. Je m’empare d'un vieux parapluie. Ce sera sa dernière sortie.
— Promis, je reviens avec un médecin, mon ange !
Je lance un bref signe d’au revoir et je claque la porte derrière moi. Les escaliers sont mouillés par endroits. Je dois prendre garde à ne pas glisser.

Après une bonne demi-heure de marche sous des trombes d'eau corrosive, j'arrive enfin en vue d’une borne téléphonique. Je sors mon agenda. Tous mes espoirs reposent sur Matthieu, un ancien collègue de travail, reconverti dans la médecine.
Totalement paniqué, je lui explique la situation. Mais il semble sur la défensive. Je ne comprends pas sa réaction :
— Ta fiancée Caroline est malade ? C'est bien ce que tu viens de me dire ?
— Oui, c'est ça. Elle a… elle a un truc étrange au dos, comme une mutation, mais qui évolue cent fois plus rapidement.
— Et toi, comment te sens-tu ?
— Moi ? Mais ce n’est pas de moi qu’il s’agit !
— Tu te fiches de moi, c'est ça ?
— Bien sûr que non. Pourquoi je ferais ça ?
— Ca fait un bon moment qu'on ne s'est pas vu. As-tu vraiment oublié tout ce qui s'est passé ?
— Que veux-tu dire ? Je ne comprends rien ! Et je n’ai vraiment pas de temps à perdre. Il s’agit d’une urgence !
Au contraire, tu as tout le temps. Je ne veux pas être dur avec toi, crois-moi. Mais il faut que tu réalises que Caroline est morte. On n’a retrouvé personne dans les décombres de l’école.
— Morte !?! Pas du tout !!! Tu confonds avec quelqu’un d’autre. Tu crois que je suis fou ? Comprend bien : il faut absolument que tu m’aides. Je n’ai personne d’autre. Qu'est-ce qu'il y a ? Tu n'es plus médecin ?
— Si. Et justement, on a beaucoup besoin de moi ici, à cause des pluies. Par contre, toi, ce n'est pas de moi que tu as besoin. Reviens un peu sur terre; après, on verra. Pour le moment, je ne peux rien pour toi. Désolé.
— Non, attends ! Tu…


Trop tard. Il a raccroché. Tout cela n'a aucun sens. Je crois qu'il a perdu l'esprit. Il vaut mieux que je m'adresse à quelqu'un d'autre. Mais comment réussir à faire venir un médecin si près du quartier interdit ?
A quelques mètres, le bus 85 s'arrête à sa station habituelle.
Voilà la solution : je vais me rendre en ville et, à défaut d’un docteur, ramener un traitement.
Je grimpe dans le bus, qui m’amène en quelques minutes au pied d’un dispensaire.

Convaincre le médecin n'a pas été chose facile. Mais pas question de repartir les mains vides. J’avais fait une promesse à Caroline, alors je ne quittais pas le cabinet sans une prescription.

Quelques heures plus tard, je reviens enfin à l’appartement. La nuit est tombée et j'ai dû laisser mon amour seule toute la journée, au moment où elle avait le plus besoin de moi. Mais j'ai maintenant entre les mains le remède pour la soigner. Tout va s’arranger.

J’arrive enfin en haut des escaliers. Ma peau me tiraille et me brûle, à cause des pluies acides. Je n'ai qu'une envie : me laver.
Mais au moment même où j'ouvre la porte d’entrée, je sens que quelque chose ne va pas.
Je laisse tomber le sac de médicament et me précipite dans le salon.
Caroline se tient debout, face à moi, au milieu de la pièce. Derrière elle, la fenêtre est grande ouverte.
— Je vais mieux, dit-elle.
Je l'observe, dubitatif. A ses pieds, son ombre a une forme étrange, comme si une masse informe était accrochée dans son dos. Puis je distingue avec horreur des taches de sang sur les draps.
— Mon amour…
Je reste sans voix devant le spectacle qui s’offre à moi.
Caroline me sourit. Dans son dos se déploient deux magnifiques ailes d'ange immaculées.
Elle essuie une larme sur sa joue.
— Je dois y aller, maintenant, annonce-t-elle d’un air résigné.
Je tombe à genoux. Mes pensées s'emballent et je reste paralysé. Tout juste puis-je esquisser un non désespéré de la tête. Qu'est-ce que tout cela signifie ?
Caroline pose sur moi un regard attendri.
— Ca ne pouvait pas durer toujours, tu comprends ?
Ses ailes se replient. Elle se dirige vers la fenêtre. Pétrifié, je la regarde m'échapper.
Est-ce que tout est fini ?
Je cherche une idée, un mot, quelque chose pour tenter de la retenir.
— Je t'aime…
Je peux à peine parler.
— Je t'aime aussi, me répond-elle simplement.
Et elle monte sur le rebord.

Je crie son nom. Ma vue se brouille. Je me précipite vers la fenêtre, mais Caroline a déjà disparu. De violents sanglots s’étranglent dans ma gorge.
Je reste là, abasourdi, sans comprendre.
Les battants de la fenêtre claquent sous le vent.
J'ai froid, soudain. Je suis seul.
J’attrape la couverture sur le lit et la serre autour de moi. Le néon se met à grésiller. Le générateur a une faiblesse.
Caroline s’est envolée. Je n'arrive pas à le croire. Nous étions si bien tous les deux.
Elle m’a laissé. La terrible scène de son départ repasse inlassablement devant mes yeux. Ou bien est-ce seulement dans mon imagination ? Ai-je pu rêver tout cela ?
Évidemment, non ! Des sentiments si forts, ça ne s’invente pas.
Caroline, mon ange…

Ca ne se fait pas de partir, comme ça. Ce n'est pas normal.
Je vais l'attendre. Elle va revenir.

Auteur : Thierry Caspar

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