Prague by Night

Prague by night
l’impossibilité d’une ville



à la mémoire de Dominique…




« Mon cher peuple tchèque ne périra jamais,
il triomphera de toutes les horreurs de l’enfer. »

LIBUSE – opéra de Bedrich Smetana




« Au cours des siècles se sont bâties des villes où dansent des créatures rencontrées nulle part ailleurs. Où les nuits qui s’étendent ne ressemblent à aucune autre. »
« Des quartiers entiers s’y sont construits, où les plus anciennes places ouvrent leurs portes sur d’anciennes légendes. Sur de nouvelles histoires. »
« Et des forges de ces cités exceptionnelles sont sortis des corps, des âmes, des armes et de puissants objets, dont la convoitise amène à tous les sacrifices. »

La bohémienne lève un regard malicieux sur l’homme en robe de bure qui se tient devant elle. La raison de la présence d’un représentant de la chrétienté dans son campement ne la surprend pas. Il traîne derrière lui une aura très singulière. En concordance funèbre avec le sombre destin qu’annoncent les cartes. Et pour celle qui parcourt les monts des Géants et le Polabi avec les siens dans les roulottes de leurs ancêtres, seules comptent les cartes du tarot. Et ce qu’elles annoncent…
La vive lueur de ses yeux s’obscurcit. Sa bouche édentée tremble en énonçant sa prédiction :
– Aux jours prochains, les pires calamités s’abattront sur Prague, et le mont Blanik verra sortir ceux qui se sont endormis en son sein…
Le visage de son visiteur, plongé dans les ténèbres de son capuchon, contemple en silence les cartes. Neuf au total. Disposées en croix. De son jeu de tarot, la vieille bohémienne tire une dixième carte qu’elle place à son embranchement, face cachée.
– La dernière… annonce sombrement la vieille femme. À toi de la retourner, elle te révèlera l’achèvement de cette histoire…


L’Arcane 13
La Mort

Le palais Clamgallas dans la Vieille Ville de Prague. Sous une lune au visage difforme et blafard.
Masqués, les invités s’agglutinent à son entrée. Ils sont pressés de participer aux réjouissances. La grande diva de la Bohème les a conviés, alors ils se hâtent pour La voir. La savourer. La toucher du regard avant de La sentir entre leurs doigts avides. Ne sont-ils pas encore à l’intérieur du palais, les mondanités n’ont-elles pas encore commencé, qu’ils pensent déjà à la fin. Aux masques qui tomberont. À l’orgie promise !
Des cracheurs de feu au torse nu et à la stature imposante, des jongleurs juchés sur de hautes échasses, des acrobates équilibristes cabriolant sur des filins hauts perchés, les accueillent en un rang d’honneur bariolé et envoûtant. Puis des clowns ventripotents au nez rouge et à la tignasse orange les saluent en de basses et amples révérences.
Vampires et entités démoniaques s’avancent alors dans une cavalcade rendue grotesque par leur faciès et leur physionomie. Succubes, diablesses et ondines malicieuses, quant à elles, s’arrêtent et s’extasient devant le spectacle de la troupe de cirque engagée pour l’occasion. Ces torses virils, suintant de sueur, les excitent. La chaleur des flammes éructées vers le ciel se propage dans leur corps. Les quilles et les balles multicolores illuminées de mille paillettes et virevoltant dans la nuit étoilée les fascinent. Les cabrioles tourbillonnantes, si proches des cieux, leur donnent une terrible envie d’accéder au septième ciel. Et les clowns à la bouche sanguinolente, au visage blanchâtre, les font se pâmer dans des rires aigus qu’elles essayent de retenir.
Quelques-unes, quelques-uns cherchent à conserver le peu de dignité conférée par l’humanité cachée derrière leur masque et leur déguisement. Ils s’avancent la tête haute, se retenant de courir. Ridicules.
Pour toutes et tous, quelle que soit l’attitude de leur corps, pour une raison qu’ils n’appréhendent pas et qu’ils maîtrisent encore moins, leurs plus bas instincts appellent à se libérer. Au plus profond d’eux-mêmes prend forme une entité qui a connaissance de la raison de leur présence à Prague. Pour rien au monde cette créature se nourrissant des aspects les plus vils de la personnalité de leur hôte, ne souhaite manquer l’inauguration du bal costumé donnée par la talentueuse et très controversée diva, Eva Mordechaï Hrstecky. Préliminaires excitants d’une farandole à venir bien moins réjouissante.


L’Arcane 15
Le Diable

Eva Mordechaï Hrstecky est venue dans la capitale tchèque pour une sérénade qu’elle donnera au Théâtre National. Sérénade en l’hommage de Libuse, l’une des trois filles de l’aïeul mythique du peuple tchèque, Cech, qui a mené son peuple jusqu’en Bohème. Une princesse à la sagesse incommensurable, aux dons de clairvoyance inestimables, respectée et vénérée dans tout le pays. En chantant l’opéra de Bedrich Smetana, c’est Prague, sa ville natale, et toute la Bohème que la Diva souhaite célébrer.
Auparavant, elle organise une réception au Palais Clamgallas. Un bal masqué sur le thème des mythes et légendes de son pays. Lors ce cette fête, ses invités auront le privilège de goûter son talent avant que luxure et débauche ne s’expriment. De lubriques conduites dont sont friandes les personnalités de la classe aristocratique conviées.
Les plus grandes autorités de la capitale tchèque voient son hommage au Théâtre National d’un très mauvais œil, tout comme ils condamnent très vivement sa réception. La fille maudite du pays n’a pas à utiliser le Palais Clamgallas pour ses pratiques déviantes.
Toutefois, si un œil lance des éclairs, un autre se ferme. Car influents sont ceux qui, au sein même de ce pouvoir politique, se trouvent être des adeptes du Saigneur. Une secte religieuse, occulte et très fermée, récemment apparue sur le devant de la scène des religions annexes. La chanteuse est l’une de ses fidèles. D’après des sources bien informées, elle serait même une prédicatrice de ce mouvement sectaire.
Eva Mordechaï Hrstecky n’a pas confirmé ces rumeurs mais ne les a jamais démenties. De très nombreuses sommités de l’art se compteraient également dans les rangs de la secte. Beaucoup de poètes qui, murmure-t-on encore, auraient « offert âme et muse à ce fantasmagorique Saigneur ». Mais il n’y a rien à en craindre. D’après les médias tchèques, il s’agirait là de caprices d’individus dits « éclairés ». Ni plus. Ni moins.
Donc, en cette soirée d’avant représentation, le Palais Clamgallas ouvre ses portes à quelque deux cents privilégiés aristocratiques dans l’attente du lendemain, où le Théâtre National ouvrira les siennes à des invités aussi prestigieux mais moins éclairés.

Les convives n’ont pas à attendre très longtemps.
Eva Mordechaï Hrstecky se montre à la foule fébrile et excitée du haut d’un balcon magnifiquement ouvragé, aux parures dorées, et orné d’une tenture arborant les armoiries argentées de la ville qui proclament fièrement dans ses armes sa devise séculaire : Praga Caput. Regni.
Son corps grand et harmonieusement ciselé est habillé d’une robe noire épousant amoureusement ses formes pour s’arrêter à mi-cuisse. Une longue chevelure de jais encadre un visage aux traits fins. La pâleur de sa peau laiteuse est accentuée par l’obscurité de ses cheveux et de son vêtement. Ses grands yeux à la pupille ténébreuse parachèvent le tableau.
La Diva, à la beauté lascive et envoûtante, dispense un charisme sensuel à faire se damner le plus saint des hommes. La plus chaste des femmes. Ses seuls atours sont un unique collier de perles en onyx auquel se balance, au rythme de ses formes, une croix d’ébène aux quatre branches égales.
Ondines à la plastique chirurgicale, succubes tentatrices et manipulatrices, sorcières hideuses et malfaisantes, démones allumeuses et vulgaires, démons triviaux et audacieux, vampires pédants et bien de leur élégante personne, lycanthropes de tous poils et bossus mangeurs de petits enfants, toutes et tous sont suspendus à ses lèvres. Attendant qu’elles s’entrouvrent. Boîte de Pandore à la chair exquise. À la salive excitante. À la couleur enivrante.
Les invités n’en peuvent plus. Ils trépignent d’impatience. Leurs corps sont tendus. Leurs chairs sont humides. Ils retiennent leur souffle, s’arrêtant de respirer. Prêts à en mourir si la Diva ne parle pas.
Sa fine bouche se révèle enfin à eux, découvrant une dentition aussi blanche que sa peau est pâle. Une voix rauque et sensuelle s’en échappe. Une voix qui se muera en une onde captivante et cristalline quand elle louera par son chant la nation tchèque.
– Grâce à l’œuvre de Bedrich Smetana, c'est notre nation toute entière que je salue. Avec elle, ses origines légendaires dans toutes leurs forces symboliques. Voilà les raisons qui font de ce moment inoubliable un bal déguisé.
Et les monstres d’applaudir avec ferveur et dévotion. Poussant des cris ambigus. Mi-humains. Mi-bêtes. Tous sous le charme du sourire de satisfaction de la Diva. Puis ils se taisent pour entendre la suite.
– Avec Libuse je veux, tout comme Smetana, appeler le peuple tchèque à vivre un mythe devenu réalité au fil des années : celui du fondement de la couronne de Bohème !
Il devrait y avoir là aussi des acclamations. Plus une ne fuse. Eva Mordechaï Hrstecky ne s’en offusque pas et continue son laïus :
– Je ne veux pas que chanter les origines poétiques de notre fière nation, mais aussi souligner sa légitimité tchèque ! Afin d’entrer de plein pied dans l’actualité politique et dépasser l’illusion poétique et mythologique qui entrave encore certaines de nos régions. Nous, le peuple tchèque, ne sommes plus un mythe mais une réalité !
Tous la regardent à présent plus qu’ils ne l’écoutent vraiment. Subjugués. Comme hypnotisés.
– Une époque nouvelle, aux croyances nouvelles, est à nos portes !
Les regards sont toujours épris de fascination, mais les corps commencent à s’agiter. Nerveusement. Tremblants d’une fébrilité contagieuse. Indépendamment de leur esprit. De leur raison. Mythes et légendes semblent vouloir se réveiller. Ils attendent un signe, un mot, pour entamer les festivités !
– Puisse mon chant faire choir les masques de l’illusion et montrer les vrais visages qui, chaque jour, chaque minute, chaque instant, peuplent et érigent une nation fière, puissante et réelle !
Alors la voix d’Eva Mordechaï Hrstecky s’élève, majestueuse, s’enroulant autour des diamants des immenses lustres du palais et jouant avec leurs prismes scintillants.
L’ensemble de ses invités écoute le son pur et cristallin dans un silence de dévotion. Leurs corps ont cessé de trembler. Puis, ils réalisent que la chanteuse vient de les autoriser à jeter bas leurs masques.


L’Arcane 6
L’Amoureux

Dans une chambre à l’étage, Gregor Samsa se réveille après un sommeil aux rêves agités, complètement déboussolé. Où se trouve-t-il ? Cette chambre aux riches ornements et aux somptueuses tentures n’est pas la sienne. À moins qu’elle ne lui rappelle un lieu familier ? Il ne sait plus…
La tête lui tourne. Une horrible envie de régurgiter lui malmène l’estomac. Son corps sue en abondance.
Mal à l’aise dans le lit moite, Gregor Samsa se force tout de même à y rester. Être debout ou assis ne l’aidera pas. Allongé, il pense récupérer plus facilement ses esprits.
Son regard s’arrête sur le plafond de la chambre finement décoré. Horriblement décoré. Une fresque écarlate aux reflets métalliques, envahie par les ombres, représente Vlad Tepes, le prince de Valachie, à l’assaut des Turcs. Catapultant vers eux des têtes au faciès grimaçant empli de douleur. Derrière le monarque, en arrière-plan, se dresse une forêt sanguinolente de corps empalés et décapités. Ceux des impudents venus exiger du prince qu’il paye son tribut à l’empire Ottoman.
Pourquoi est-il alité dans cette pièce ? Qui a osé peindre pareille œuvre dans le Palais Clamgallas ? Le palais Clamgallas ? Comment sait-il ? L’esprit confus de Gregor Samsa chavire brusquement, et la fresque tourbillonne à toute vitesse. Folle. Véloce ! Et le malade – voilà, il est malade ! malade et fiévreux – se sent happé au sein même de la bataille. Exécrable impression…
Non, il ne s’agit pas d’une impression. Il s’y trouve réellement ! Plongé au cœur du conflit et mourrant. Grièvement blessé au flanc, son sang se mélange à la boue du champ de bataille. À ses oreilles sifflent les têtes tranchées qui volent vers les Turcs pour s’écraser à leurs pieds dans un bruit écœurant. Les cris de terreur des troupes ottomanes emplissent ses oreilles, le ramenant à la terrible réalité du combat. L’arrachant à cet état de malade alité au cœur de sa Bohème natale. À cet instant, au-dessus du charnier, résonne le rire arrogant et cruel de Vlad l’Empaleur. Le regard impitoyable du prince accroche celui de Gregor Samsa, et le guerrier blessé sent monter en lui une rage incommensurable.
Dans les yeux du prince de Valachie, le guerrier discerne une lueur bestiale. Une pupille qui s’embrase d’un feu animal.
À moins que ce ne soit le reflet… de mon propre regard ?
Pensée fantasmatique qui s’éprend de Gregor Samsa avant qu’il ne heurte le plancher de la chambre avec violence.
La douleur lui vrille les nerfs. Insupportable. Puis il réalise qu’il hurle !
L’origine de cette souffrance ne provient pas de sa chute. Il s’agit de ses os ! Ils essayent de s’extraire de son enveloppe de chair, tirant atrocement ses muscles et ses tendons.
Sa peau s’étire à son tour, comme si chaque centimètre carré s’accrochait au fil barbelé d’une clôture pour mieux s’étendre.
Dehors s’élève une autre clameur. Mêlant rage et impuissance. Proche. Tellement proche. Pourquoi si proche ?
La fenêtre de sa chambre ouverte explique-t-elle cette impression ? Ou l’animal se tient-il dans la pièce à ses côtés ?
Le malade aux abois jette des regards éperdus autour de lui. Il ne saisit pas ce qu’il lui arrive, mais s’il pouvait voir le chien…
Non, le loup ! Ce n’est pas un chien mais un loup ! lui souffle la partie de son esprit encore lucide. Un loup aux longs crocs !
Oui, s’il pouvait voir ce loup, il aurait la réponse à sa confusion. À ses incertitudes plongées dans la certitude. À ses certitudes noyées dans l’incertitude. L’ensemble submergé par la douleur.
Ses yeux affolés, larmoyants, ne rencontrent aucun canidé de quelque genre que se soit dans la pièce. Mais par-delà la fenêtre, ils tombent, fascinés, sur la lune haute et brillante dans le ciel nocturne. Une lune pâle, défigurée par ses cratères. Aux trois-quarts pleine.
Le malade suintant la souffrance réalise alors qu’il devrait être en mesure de saisir une parcelle de son sort. Mais il en est incapable : en cette soirée de festivités – de festivités ? – la lune ne lui offre pas ses pleines rondeurs.
Pour mon plus grand malheur… prophétise le jeune homme. Car il est jeune… Mais pas seulement homme – plus seulement homme !
Il plaque les mains sur ses tempes et hurle, l’esprit en charpie. Happé dans un maelström d’incompréhension.
Puis la douleur dans tout son être cesse. Remplacée par un sentiment de colère. Par un ressentiment écumant que sa bouche n’arrive pas à contenir. Sa gueule ! Tu n’as plus de bouche !
Une envie bestiale de mordre, d’arracher, cherche à le submerger. Et de sa langue avide, il caresse les longues dents qui lui intiment de satisfaire son besoin primaire.
Des crocs, ce sont des crocs ! Dernière lueur de raisonnement pour un corps accaparé par un instinct animal et meurtrier. Un corps de fauve, qui lui échappe totalement quand il renifle l’odeur de la peur, du sang et de l’urine imprégnant les murs de la chambre.
Un hurlement canin effroyable s’échappe de sa gorge – de sa gueule ! De sa gueule levée vers le plafond, où Vlad Tepes continue à se gausser de la terreur des Turcs, figés dans l’éternité de leur impuissance.
Les habitants de la Vieille Ville, tout aussi impuissants et terrifiés, ferment leur porte à double tour, croyant les loups affamés de leurs superstitions revenus aux portes de la ville.

La lune vient au secours de Gregor Samsa. Elle ôte son masque difforme et dévoile un visage resplendissant d’une beauté transcendante. Apaisante. De longs cheveux noirs encadrent une peau laiteuse aux traits fins, aux pommettes tendres et à la bouche envoûtante. Le visage d’une déesse aux grands yeux sombres, emplis d’une tristesse infinie.
La flamme de la raison se rallume dans les ténèbres animales qui obscurcissent l’esprit de Gregor Samsa. La malédiction qui le condamne les nuits de pleine lune à se repaître de la chair des innocents lui revient en mémoire. Les raisons de sa transformation, malgré une lune sans rondeur parfaite, lui sont ensuite révélées. Il sait enfin pourquoi une infime partie de sa raison lui est rendue en cette soirée si singulière. Il a connaissance du marché. Un sacrifice, et le fauve ne reviendra jamais plus le visiter. Tout retour en arrière est impossible : il a déjà accepté et signé de son sang le pacte. Quand ? En quelle occasion ? Dans quel lieu ? La lune reste muette à ce sujet.
À ses oreilles, dressées dans l’attente d’en savoir plus, souffle un dernier murmure. L’objet de sa traque, oublié par sa mémoire, lui est conté de nouveau.
Et le romantique poète tchèque maudit, épris d’Eva Mordechaï Hrstecky, de hurler à la mort sa douleur et sa peine d’un tel sacrifice.
Par la fenêtre du troisième étage du palais Clamgallas, la créature folle de rage s’élance vers les arbres qui peuplent le parc du vieux palais.


L’Arcane 7
Le Chariot

Libérés des Enfers par des forces occultes, ils s’étaient nourris des peurs ancestrales, des animosités ethniques, des haines refoulées, des désirs inassouvis, des mœurs déviants, de la bêtise culturelle et de la prédominance intellectuelle de chacun des êtres humains dont ils occupaient les entrailles.
Le rituel enfin accompli, ils furent en mesure de refaçonner leur corps d’antan grâce aux cadavres de leurs hôtes. Ceux-ci, avant de passer de vie à trépas, s’époumonèrent de terreur quand ils se rendirent compte de ce qui leur arrivait. De ce qu’ils portaient en eux. Ils devinrent fous. Certains se crevèrent les yeux. D’autres s’arrachèrent la langue. Ignorant la douleur, ils se labourèrent frénétiquement le ventre jusqu’à l’ouvrir en une plaie béante et sanguinolente pour en extraire leurs viscères souillés et les jeter hors d’une enveloppe de chair qui ne leur appartenait déjà plus.
Puis la vie quitta ces malheureux, les libérant enfin de leur torture. Laissant apparaître ces soldats SS revenus d’entre les morts.
Leur identité d’une époque de gloire révolue se reforma tant bien que mal en amas de viande et d’os difformes et putrides. Sanglants et suintants de pus. Seuls leurs habits gris et ternes apparurent en parfait état. Pantalons, vestes et ceintures méticuleusement coordonnés. Bottes en cuir et casques rutilants. Casquettes et brassards arborant avec fierté et loyauté la croix gammée de leur folie.

Les morts-vivants nazis lèvent leur visage ravagé vers le balcon où se trouve l’objet de leur retour. Leurs mains décharnées, rongées par les vers, aux ongles longs et pourrissants, se tendent vers la chanteuse d’opéra, qui les contemple d’un regard effaré. Ils La veulent !
Brisant le silence de mort qui règne à présent dans la salle de bal, résonne un hurlement bestial. Il provient des étages supérieurs du somptueux palais. Les nazis revenus de leur 3e Reich défunt n’en cherchent pas l’origine. Il n’est pour eux qu’un signal. Encore un autre. Celui des festivités !
Les cadavres à l’habit clinquant de terreur s’avancent vers les escaliers qui mènent au balcon. Ils sont d’une lenteur effroyable. Leur nombre et leur détermination rendent inéluctable leur macabre dessein.
La chanteuse crie son affolement, ses mains aux doigts longilignes plaqués sur son si beau visage, qu’une grimace de peur et de dégoût déforme. Elle reste pétrifiée quelques secondes puis, quand retentit un second hurlement canin, elle se précipite hors de la loge. Toujours en hurlant.
Au moment où elle tourne la tête, une lueur étrange luit dans son regard sombre, et ses lèvres esquissent un sourire.
Les horreurs ambulantes exultent. Elles s’abreuvent de sa panique. Son effroi leur rappelle cette crainte qu’elles propageaient dans le passé parmi les sous-hommes.

La Diva réussit à sortir du palais. Au dehors, clowns, équilibristes et cracheurs de feu, alertés par ses cris, cessent leurs pitreries pour se précipiter vers l’artiste qui les a engagés. Ils se regroupent autour d’elle pour la calmer. La réconforter. Et comprendre ce qui la plonge dans cet état de peur panique.
La réponse vient du haut des marches de l’entrée, où apparaissent les morts-vivants. Les saltimbanques n’en croient pas leurs yeux. Pétrifiés, ils regardent s’approcher sans réagir l’engeance nazie, qui les extermine sans pitié. Les déchiquetant dans une orgie de sang et de douleur.
Eva Mordechaï Hrstecky en profite pour se sauver. Pour la seconde fois, la même flamme brûle dans son regard et le même sourire se dessine sur son visage.

Du haut de leur fil, les funambules sont horrifiés : quelque deux cents cadavres en habits SS s’avancent vers leurs frères de spectacle ! Un flot de terreurs ancestrales liées à la mort et à l’Histoire ébranle tout leur être. Toute leur chair. Le 3e Reich vient de renaître de ses cendres, et il a choisi Prague pour réapparaître ! La raison des équilibristes chancelle. Tout comme leur corps secoué de tremblements. Ils en perdent leur savant équilibre et s’agitent en tout sens, battant frénétiquement des bras, une expression d'affolement muette sur le visage. Un film des années 30 où le pitre tombe de sa chaise, mais dont la chute entache de rouge la pellicule. Et le film comique devient gore.
En quelques minutes, la haie d’honneur et de spectacle n’est plus que charpie, membres arrachés, tripailles fumantes et peau écorchée. Pas un saltimbanque du cirque Zapata Bongo ne réchappe de cette haie d’horreur.
Le massacre achevé, les morts-vivants s’intéressent de nouveau à leur proie : la femme en noir ! Qu’importe la direction de sa fuite, ses traces sont bien visibles à leurs yeux. Car Elle les attire.

À peine ont-ils quitté les lieux que d’inquiétantes vapeurs sombres sortent de sous les pierres du chemin pavé menant à l’entrée du palais. Elles ne sont que vagues silhouettes au visage hurlant suspendues au-dessus du charnier. Puis elles fondent sur les restes sanguinolents des corps des malheureux gens du cirque. Les restes de leurs membres, de leurs chairs, de leur squelette et de leurs entrailles, se ressoudent alors pour former de nouveaux corps. D’autres soldats allemands ressuscitent à l’instar de leurs frères d’arme quelques instants plus tôt. Avatars difformes et abîmés, leur costume d’époque impeccable habillant un magma de chair morte et tuméfiée.
Ils sont de retour pour réussir là où deux des leurs ont échoué durant l’hiver 1944. Bientôt les secrets occultes tant convoités des Israélites seront à eux ! Pour y parvenir, ils doivent d’abord S’en emparer. Avec Elle, ils pourront se fondre parmi les vivants, détourner l’attention des gardiens et retrouver le Golem. Toujours caché, ils en sont convaincus, au cœur de Josefov, l’ancien quartier juif de Prague. Ensuite, ils achèveront la conquête mondiale entreprise par leur Führer plus d’un demi-siècle plus tôt.

Tout là haut sur son fil, un des équilibristes a échappé au carnage. Il a assisté au retour des SS morts sur le champ de bataille lors du second conflit mondial ! Il a vu la chair et les os de ses frères de spectacle redonner corps à cette engeance. Leurs costumes gris les habiller de nouveau. Leur casque se ficher sur leur tête au visage ravagé par la mort. Et supplantant cette impossible condition de mort-vivant et l’horreur de leur transformation : le brassard arborant la croix gammée passé au bras droit. Symbole de l’extermination finale.
Que tous les Dieux protègent la république tchèque !
Le temps lui manque pour les prier plus longtemps. Un hurlement lui glace les os. Une fenêtre du palais vole en éclat et une forme longue et animale, recouverte de poils, se jette sur l’arbre auquel est noué son filin. Sous le poids de la bête, l’arbre tremble. Le malheureux virtuose de l’équilibre semble un instant en suspens sur son fil, puis il bascule en avant sans même essayer de retrouver son aplomb. Comme s’il devait quitter l’existence au plus vite, au risque de sombrer dans un cauchemar irréversible. Ô mort salvatrice…
Quelques secondes après l’écrasement pitoyable de son corps sur le sol, une nouvelle volute de fumée sort de terre, un autre nazi revient dans le monde des vivants pour rejoindre ses compagnons d’arme élancés à Sa poursuite.


L’Arcane 9
L’Ermite

Dans ce qui fut le ghetto de Prague se trouvent les vestiges d’un temps passé. Un hôtel de ville relégué en musée et plusieurs synagogues témoignent d’un peuple exclu d’une société et privé de ses droits. Ce quartier est toujours présent dans la mémoire collective. Dans les coutumes actuelles, il reste le refuge de la communauté juive. Mais cette fois-ci par choix, pas par obligation.
Il existe en son sein une petite cour intérieure. Bien cachée. Entourée de maisons à l’architecture datant du XVIIIe siècle. Comment ce lieu a-t-il pu échapper aux affres du temps, aux projets de restructuration et à la modernité ? Les promeneurs égarés portent en eux la réponse quand ils découvrent cette arrière-cour au détour d’une ruelle. Pourtant ils n’arrivent pas à trouver les bons mots pour l’exprimer. Le souvenir de cet endroit caché s’égrène au fur et à mesure qu’ils s’en éloignent. Il ne subsiste en eux qu’un sentiment de racines retrouvées : quand l’imaginaire abreuvait de rêves l’esprit des femmes et des hommes, quand la thaumaturgie guidait leur bras et leur esprit.
Cet endroit, oublié de tous, est empreint d’une magie séculaire. Faiblissant face à l’oppression du monde moderne. La foi y est toutefois toujours présente mais déclinante. Désireuse de conserver ce lieu et de le protéger.
Le guerrier la ressent quand il apparaît dans la cour. Comme il devine facilement qu’elle n’est plus assez forte pour en interdire l’accès à des êtres tels que lui. Ses gestes sont à présent seulement alourdis. La foi tente d’empêcher ses pas d’avancer plus en avant. Elle essaye de repousser toute action belliqueuse de sa part. Tenter. Essayer. Réactions pitoyables, car il se sent capable, en forçant un peu, de vaincre l’étau spirituel qui enserre ses actes et cherche à le chasser.
Il reconnaît l’odeur de cette ville. Prague. Le quartier juif. Il a chassé autrefois aux abords de ce lieu. Pas dans le ghetto, non. La foi était trop forte en ces temps anciens et ne se limitait pas seulement à cette cour. Elle était aussi plus humble. Plus pure.
Il se prénomme Don Adrian. De la lignée des De Moxica. Grande famille espagnole riche, puissante et guerrière, qui s’est éteinte dans le sang et dans la violence en 1505.
Il arrive en cet instant de Venise. Sa retraite. Dans sa demeure, sur l’île de la Giudecca, il méditait sur sa longue existence. Sur sa soif de pouvoir et de conquêtes. Sur sa place dans un monde sans saveur. Les conflits d’aujourd’hui ne l’intéressent guère, ils ne reflètent plus ce scintillement métallique d’antan. Trop de fracas. Trop de distance. Les hommes ne sont plus des guerriers, mais des lâches cachés derrière une technologie de destruction. Le métal a perdu sa dignité d’antan.
Dans la Cité des Doges, ses pas l’ont amené sur une place. Cachée. Dans le vieux ghetto, près de San Geremia. Devant une porte bien singulière. Une porte en bois, aux charnières de métal usées par le temps, à la voûte de pierre ébréchées. Une anse de fer forgé dans la mâchoire d’un lion de bronze au regard noble pourrait permettre d’appeler le maître des lieux. Pourtant le visiteur aura beau frapper, personne ne viendra jamais lui ouvrir. La Porte reste murée au cœur d’une façade envahie par un lierre foisonnant, aux fenêtres absentes.
Alors qu’est-ce qui a bien l’entraîner en ce lieu ? Qui lui a ouvert la Porte ? Car elle s’est révélée pour lui. Don Adrian De Moxica.
Il l’a franchie sans se poser de questions. Sûr de lui. De sa puissance et de son immortalité. Et il est passé d’un quartier juif à un autre.
Derrière lui, une façade d’une autre époque. Semblable à la campi de Venise. Pas de Fenêtre. Des ronces et du lierre. Rien qui puisse suggérer une vie quelconque derrière ses murs.
Il se tient sur le pas d’une autre Porte qu’il est sur le point de refermer, au métal usé, au bois rongé par le temps mais encore bien solide. Pas de gueule de lion pour celle-ci, mais la tête d’un dragon au regard menaçant.
Don Adrian De Moxica se sent tenté de regarder derrière la Porte. Il n’a rien vu quand il a franchi son seuil dans la Cité des Doges. Il s’est juste retrouvé ici, à Prague. En se retournant qui verra-t-il ? La petite place vénitienne avec son escalier de pierres qui remonte vers le dédale labyrinthique des rues. Le canal qui s’étend paisiblement et malodorant. Ou autre chose ?
– Ferme la Porte mal’akh hamavète , ce qui t’intéresse se trouve devant toi et non pas derrière…
L’Espagnol tressaille. Son regard s’assombrit et les traits acérés de son visage se crispent. Ce n’est pas la surprise qui l’étreint mais la colère ! Il n’aime pas s’entendre dire ce qu’il a à faire ou non.
– Et que penses-tu connaître de mes intérêts ?
« Elle ! » est l’unique réponse.
Alors un sourire mauvais et intéressé sur les lèvres, l’Espagnol ferme la porte.
À quelques mètres de lui se tient un vieil homme à la longue barbe blanche. Portant la kipa sur un crâne chauve. Torse nu, il est simplement vêtu d’un pantalon de toile élimé. Sa peau est fripée, crevassée par les intempéries. Collée sur ses os. Pas une goutte de sang n’en coule, mais elle paraît blessée et torturée. Ce vieillard ressemble plus à un moribond qu’à un être humain. Incrusté dans la chair de son bras gauche, un numéro dont le temps en a masqué la lisibilité. Sur sa poitrine est peinte une marque jaune. Délavée. Indélébile.
Assis en tailleur, il contemple le ciel étoilé puis tourne son regard blanc et sans pupille vers celui qu’il a convié en ce lieu.
– Dans toutes ces villes où le peuple juif fut parqué, des portes ont été créés pour échapper à la folie de l’humanité. Celle de nos persécuteurs. Elles permettent, pour qui le souhaite, de fuir vers d’autres histoires. Loin de l’animosité, des haines, des châtiments et des douleurs. Mais mon peuple est un peuple fier et noble, préférant affronter son destin bien en face plutôt que de…
– Qu’importe tes babillages, Juif ! le coupe sèchement l’Espagnol, un mépris empreint d’arrogance affiché ostensiblement sur son visage.
– Ce qui m’importe en cet instant, c’est de savoir où Elle se trouve et pourquoi tu m’as ouvert cette porte ! continue-t-il d’un ton cruel et menaçant.
De la main, le vieux juif adresse au guerrier un signe d’apaisement.
– Ta suffisance insolente et ton intimidation ne me touchent en rien. J’ai vécu bien moins longtemps que toi, mais les souffrances que tu me promets ne sont rien en face de celles que j’ai pu vivre.
Son ton est calme. Serein. Il continue :
– Si tu prends le temps de humer l’air et d’écouter, tu comprendras pourquoi je t’ai ouvert notre Porte et tu en sauras plus sur Elle…
Malgré son arrogance suintant de toute la condition de sa personne, Don Adrian De Moxica est loin d’être un imbécile. Le juif a beaucoup à lui apprendre. Mais le rapport de force et de savoir ne sera plus le même quand le vieil homme aura vidé son sac et qu’il ne montrera plus l’ombre d’une utilité. Pour l’instant, l’Espagnol se prête donc au jeu…
Le vent de la capitale tchèque lui apporte une odeur et des bruits qu’il reconnaît sans peine. Le sang qui coule à flot. Les cris de souffrance des innocents et des mourants. Ils lui murmurent de doux souvenirs et lui rappellent quelques-unes de ses grandes batailles. La conquête des Amériques. La guerre de sécession. Les massacres et les pillages qui s’ensuivirent… Mais ces rumeurs charriées jusqu’à lui ont quelque chose de malsain et de… putride. Comme l’odeur d’un charnier à ciel ouvert. Cela le trouble et le dégoûte. Pourtant, au cœur de cet amas de cadavres pourrissants, pousse une fleur aux pétales noirs. Et son parfum transcende la pourriture en dispensant des effluves délicats et chargés de promesses.
Elle !
Sa curiosité est attisée. Sa soif de pouvoir alimentée.
Le vieil homme ressent ce désir – ce besoin ! – d’en apprendre plus. Voici son émissaire prêt à l’écouter :
– Je m’appelle Josefov. Assieds-toi, nous avons à converser.
Don De Moxica reste debout et croise les bras. Mais il se tient à cinq mètres de ce Josefov, car sa foi associée à celle du lieu réussit à l’en tenir à bonne distance. À contenir et à terroriser la bête qui habite en lui. Qu’importe ! Le plus important réside en Sa présence dans cette ville.
– Alors, palabrons !
Pas besoin d’en dire plus. Dans son regard de jais se devine la menace qui plane sur le vieil homme si celui-ci se joue de son temps.
– Mishlahate mal’akhé ra’ime ! Il te faut La retrouver et L’emmener loin d’ici !
– Méfie-toi, vieil homme, je n’aime pas que l’on me donne des ordres ! Où se cache-t-Elle ?


L’Arcane 11
La Force

Dans le labyrinthe des rues du quartier de la Vieille Ville, Eva Mordechaï Hrstecky court en hurlant de vains appels au secours.
Derrière elle, la vague nazie prend cruellement son temps. Sa proie s’épuisera, pas elle…
D’autant que le nombre de ses soldats augmente au fur et à mesure de sa progression. Infiltrant l’entrelacs des ruelles et des places du quartier. En chacune de ses églises et de ses habitations.
Chaque habitant est une proie facile pour ces prédateurs lents et méthodiques. Pas un ne leur échappe. Qu’il soit barricadé dans sa demeure, terré au fond d’une ruelle ou les défiant à plusieurs flanqués d’armes improvisées. Même la foi et le havre sacré des églises ne sont pas en mesure de les protéger.
De chacun de ces malheureux tués, massacrés, écorchés vifs ou démembrés, la chair, les entrailles, le squelette, les tendons et les muscles se rassemblent pour se transformer en un nouvel avatar nazi.
Beaucoup de soldats SS sont morts au combat durant la conquête allemande. Ceux qui se frottèrent à des Tchécoslovaques refusant l’annexion de leur pays en 1938. D’autres, assassinés par ces mêmes résistants durant l’occupation de Prague, puis tués lors de la libération de la ville en mai 1945 par les troupes soviétiques. Au total, des milliers. Leur flot exponentiel se nourrit donc à une source qui n’est pas prête de se tarir !
Quant à la femme, la traque est sur le point de s’achever. En effet, la Diva vient de trouver refuge dans une antique tour de guet. Une impasse. Inexorablement, la foule de morts-vivants encercle le bâtiment. Sans précipitation. Leur proie n’a plus aucune chance de s’échapper. Elle leur appartiendra très bientôt !
À quelques kilomètres au nord de la ville, la terre tremble. Le mont Blanik se réveille.
La secousse se propage en lignes concentriques jusqu’à Prague. Jusqu’au quartier de la Vieille Ville. Les murs des maisons frémissent mais restent debout, préservant la vie de celles et de ceux qui, prostrés dans un coin de leur demeure, attendent l’extermination finale. Toutes les églises du quartier s’effondrent, punies de leur incompétence à protéger l’humanité. La tour de guet vacille mais reste debout.
Les revenants nazis stoppent leur méthodique tuerie ainsi que leur lente progression vers le donjon et tournent leur face ravagée vers le nord.
Les tremblements cessent alors et un lourd silence pèse alentour, troublé uniquement par l’agonie des mourants.
Puis soudainement, le sol s’ouvre en de larges et violentes crevasses au milieu de la foule des revenants rassemblée autour de la tour de guet. En surgissent des chevaliers en armures, armés d’épées et de boucliers, montés sur des chevaux à la robe blanche. À la carapace ornée d’un dragon rouge aux ailes déployées et à la gueule écumante. À leur tête, un cavalier à l’armure flamboyante, au bouclier frappé du même dragon menaçant. Il lève son épée argentée et scintillante, qu’il tient fermement dans son poing gauche ganté de métal et fend l’air d’un coup sec, droit devant lui. Ses chevaliers chargent alors dans une clameur guerrière, leur chef à leur tête.
« POUR NOTRE PEUPLE ! »
Les épées de ces chevaliers tranchent dans le vif les corps difformes et pourrissants des morts-vivants. Les carcasses moribondes s’enflamment dans un hurlement qui déverse vers le ciel toute leur fureur d’être ainsi renvoyées ad patres.
Un sourire de soulagement sur le visage, Eva Mordechaï Hrstecky murmure :
– Saint Venceslas te voici…
Elle regarde les forces flamboyantes du Saint Patron des Tchèques s’en prendre aux nazis avec rage et ferveur.
« L’armée de Saint Venceslas est toujours endormie. Il n’est pas encore temps pour elle de s’éveiller ! » récite-t-elle à pleine voix.
« Elle le fera en une époque de grand péril, lorsque tant d’ennemis fondront sur le pays tchèque que le royaume entier sera écrasé par les sabots de leurs chevaux. »


L’Arcane 8
La Balance

Don Adrian De Moxica observe la femme en haut du donjon. De l’endroit où il se trouve, il arrive à discerner l’étrange lueur qui danse dans ses grands yeux sombres. Ils sont à présent devenus flammes. Et ses lèvres s’élargissent en un rictus de joie sans équivoque.
Cette flamme et ce sourire ne sont pas étrangers au guerrier. Ils sont ceux qu’arborent les généraux quand leurs plans de bataille donnent le résultat escompté. Quand leurs troupes massacrent l’ennemi impuissant grâce à leur infaillible génie militaire.
La beauté étourdissante de la Diva ne le trouble aucunement. Son charme irrésistible n’est dû qu’à sa condition, et le guerrier ne se laisse pas prendre au piège. Par contre, Elle le fascine ! Elle est là. Tellement proche ! Dispensant autour d’Elle des ondes emplies de mille promesses.
L’Espagnol se concentre sur la bataille qui fait rage au pied de la tour. Les chevaliers tranchent sans peine leurs adversaires et les condamnent à quitter la terre des vivants. Mais le nombre de cadavres ambulant ne cesse de croître. S’accaparant le corps des habitants du quartier de la Vieille Ville et les restes mystiques des chevaliers qu’ils arrivent à dépecer et à démembrer. Pour un guerrier du Saint Venceslas tombé, cent simulacres voient sinistrement le jour pour servir la cause nazie !
Les chevaliers ne l’emporteront pas, estime Don De Moxica. Leur vaillant assaut ne sauvera pas la ville et ses habitants. Encore moins Eva Mordechaï Hrstecky.
Arriver jusqu’à la Diva ne lui posera aucun problème. Les soldats allemands ne sont que de piètres adversaires pour un combattant de son envergure. Quant aux chevaliers, ils sont bien trop occupés avec cette engeance pour s’intéresser à lui.
Don Adrian De Moxica interrompt sa réflexion, car une forme humaine, à tête de loup, recouverte de poils sombres et mesurant près de trois mètres de haut, déboule sur le champ de bataille. Poussant d’horribles grognements, elle fend la masse compacte des morts-vivants nazis et des chevaliers, envoyant valser de ses larges mains griffues ceux qui se trouvent sur son chemin.
Sa direction ? La tour de guet.
Le voici donc, cet allié assigné par le vieux juif !
– Vous ne serez pas trop de deux mal’akhé hamavète pour la récupérer ! avait prophétisé le vieux juif.
Don De Moxica a un sourire narquois. Pas besoin d’une aide quelconque, il se suffit à lui-même. Mais après tout, pourquoi pas ? Si le loup-garou réussit à tuer la femme, il ne lui restera plus qu’à La récupérer. Sans aucun effort. Si jamais le lycanthrope l’en empêche – qui sait ce qu’a prévu la fourberie de ce rabbin –, il se frottera à lui avec grand plaisir. Il ne craint personne. Aucun guerrier, aucune créature ne sont à la hauteur de ses talents de combattant !

Le loup-garou escalade sans difficulté la tour. Il franchit les derniers mètres qui le séparent du chemin de garde d’un bond prodigieux et atterrit à quelques pas de la Diva.
La gueule écumante, les crocs menaçants et le poil hérissé, la créature lupine se tasse sur ses puissantes pattes arrière et s’apprête à bondir.
Mais son regard croise celui de la Diva.
Eva Mordechaï Hrstecky ne manifeste aucune frayeur, aucune animosité à son égard. À peine un mouvement de surprise. Ses grands yeux s’emplissent de pitié et d’abondantes larmes.
Le lycanthrope grogne. Gregor Samsa lutte. Qu’importe la libération, même si son crime le libèrera à jamais de ce fauve qui, les nuits de pleine lune, le force à égorger des innocents. Non, jamais il ne fera couler le sang de sa bien-aimée ! La partie de sa raison octroyée généreusement et ce cœur qui bat en lui, repoussent sa férocité. Pour un temps seulement…
Eva Mordechaï Hrstecky s’approche de son bel et ténébreux amant. Son poète frappé du sceau de la malédiction. Elle s’agenouille devant lui, leurs regards toujours rivés en une étreinte passionnelle, et passe une main amoureuse dans ses poils longs et soyeux. Gregor Samsa, du fin fond de son corps de bête, réussit à articuler :
– Mon amour, mes sentiments ne resteront pas assez forts pour supporter le poids de la raison propre à mon humanité et encore moins la rage bestiale de ma part animale…
Le cœur de la Diva traduit à son esprit des mots grognés bien plus simplistes :
– Fuis, je vais te tuer…
Mais l’amante ne s’enfuit pas. Elle se contente de se lever et de laisser glisser une attention inexpressive sur la bataille qui se livre en contrebas, sa main caressant toujours la toison sombre et animale de son poète.
Ses larmes ont cessé de couler. Elle interrompt sa caresse aimante et lève la main. Entre ses longs doigts apparaît une dague à la lame d’argent, que la belle plante sans pitié dans le dos de son amant animal.
La bête hurle sa douleur. L’argent blesse gravement le corps du loup-garou, qui s’effondre.
La Diva pourrait l’achever, mais elle se contente de laisser planer un regard sombre et rieur sur Prague. Savourant la victoire de son inhumanité et la froideur de son cœur.
Elle exulte. Toutes guerres. Toutes victimes, innocents, guerriers ou amants. Tout sang qui coule sert le Saigneur. Et le jour où le calice sera plein, où la dernière goutte débordera, alors IL se réveillera, et l’Humanité vivra un règne nouveau !


L’Arcane 18
La Lune

– Tes plans sont voués à l’échec, diablesse !
Le sabre aiguisé de l’homme qui lui fait face, saigne la peau blafarde de la Diva, dessinant un sillon rouge sous sa gorge. Une simple impulsion, et le cou d’Eva Mordechaï Hrstecky sera tranché net. La diablesse ne bouge pas, elle devine une force surnaturelle qui coule dans le sang de celui qui l’a ainsi surprise.
Un homme de taille moyenne aux longs cheveux noirs qui lui arrivent jusqu’au bas du dos. Son visage est blafard malgré sa peau latine. Un visage où chaque trait est taillé dans la lame d’un couteau mortellement affûté. Ses yeux, à la pupille noire, luisent d’une dureté inébranlable. Une barbe de quelques jours couvre son long menton et encerclent un sourire mauvais.
Il est vêtu d’une chemise de soie et d’un pantalon noirs. Une longue étoffe rouge lui ceinture la taille, et il porte des bottes de cavalier aux éperons scintillants. Le sabre qui menace la gorge de la Diva ferait pâlir d’envie le moins avide des antiquaires. Le plus blasé des historiens. Un sabre qui date du fond des âges. Dont la lame, tranchante comme un rasoir, aux reflets meurtriers, a été forgée par un artisan de Tolède. Un démon sorti de la forge des Enfers pour oeuvrer parmi l’humanité.
Un guerrier dangereux. Aussi mortel que sa lame. Eva Mordechaï Hrstecky devine qu’elle n’aura aucune chance contre lui.
– La Croix ne sera pas leur mais mienne ! enchaîne-t-il, le visage triomphant. D’un coup sec de son sabre, il fait sauter le collier de perle en onyx autour duquel est attaché le bijou aux quatre branches d’ébène. Il le rattrape de la même main, entrouvrant sa paume, son arme mystérieusement dissipée. La Diva en profite pour se saisir de la dague d’argent plantée dans le corps de son amant qui agonise à ses pieds. Le guerrier vient de commettre une erreur. Sa convoitise lui coûtera cher !
Mais une dague apparaît dans son autre main. Longue et effilée, elle s’enfonce sans aucune hésitation dans le cœur de la Diva ! Celle-ci pousse un hoquet de surprise. Ses grands yeux deviennent vitreux et, de sa bouche sensuelle, s’écoule un mince filet de sang.
Don Adrian De Moxica regarde la femme allongée sur le sol. Sa botte n’a rien de meurtrière. Une créature comme elle ne se détruit pas d’un coup porté en plein cœur comme dans les légendes des stupides mortels. La voilà seulement paralysée et ne représentant plus aucune menace.
Le loup-garou agonisant à ses côtés se fera sûrement une joie de la dépecer avant de crever ! Sinon, les premiers rayons du soleil s’en chargeront…
Savourant son triomphe, Don De Moxica contemple l’artefact qui palpite dans le creux de sa main. Elle ! La Croix !
Les soldats allemands étaient revenus d’entre les morts pour se L’approprier. Entre leurs mains, elle leur permettrait de se fondre parmi la population des vivants le jour venu et de se rapprocher de la communauté juive. De la fréquenter. De la duper. La nuit, les monstres étaient reconnaissables mais le jour, à quoi ressemblaient-ils ? Même le plus éclairé des rabbins n’aurait pu le dire. Au cœur de cette engeance israélite, ils réussiraient à leur soutirer le secret du Golem. À savoir où il se cache pour mettre la main sur ce qui leur avait échappé de leur vivant. Leur condition de cadavre, leur effectif sans cesse croissant, protégeraient leur armée des pièges scellant sa découverte.
Le vieux juif avait fait appel à lui, Don Adrian De Moxica, Pour qu’il L’emmène loin de Prague. Pour que la puissante Croix ne tombe pas entre les mains des nazis revenus des Enfers. Pour éviter un danger qui menacerait toute l’humanité. Mais le vieil homme, sot et trop altruiste, n’avait pas réalisé quel genre d’individu il avait lancé sur Sa trace !
Grâce à Elle, De Moxica sera en mesure de voir le jour se lever sans craindre de s’embraser. Enfin ! Terminé le monde de la nuit. Le vampire hantera désormais les journées des mortels et régnera en maître absolu sur leur misérable existence.
La vanité de l’Espagnol n’a d’égale que sa mégalomanie.
Il jette un œil en contrebas de la tour. Les chevaliers tchèques n’ont plus le dessus. Débordés par le nombre intarissable des morts-vivants, leur résistance est vaine. Seul reste Saint Venceslas, debout face à l’ennemi, tranchant dans le vif de leur chair morte. Coupant de son épée sainte membres et têtes.
Don De Moxica s’élance par-dessus la rambarde du chemin de garde. Il semble flotter quelques instants dans les airs, puis atterrit sur le dos d’un cheval à la robe de jais qui s’est matérialisé sous lui.
Grâce à sa maîtrise parfaite de l’équitation, combinée au maniement des armes – plus de trois cents ans à parcourir les champs de bataille à dos de destrier – il se fraye un chemin parmi les revenants.
Les créatures, ressentant la Croix leur échapper, cessent de s’acharner sur le saint des tchèques balancé à bas de son destrier et se regroupent devant le fuyard. Formant une masse compacte, immobile dans l’attente de voir le nouveau porteur se jeter entre leurs bras avides.


L’Arcane 17
L’Étoile

Gregor Samsa pleure sa malédiction et son malheur. Malgré l’agonie qui lui enserre les tripes, il a encore la force de verser des larmes. Tout comme il a eu la force de tuer sa bien-aimée. La réduisant en charpie de ses griffes. Arrachant la chair de ses crocs.
Elle est morte et la menace qu’elle représentait n’est plus.
Le Poète tchèque maudit, amoureux d’une créature de la nuit, ensorceleuse et envoûtante, a retrouvé son humanité. La malédiction est levée. Comme l’avait promis le pacte passé avec le vieux juif. Josefov. Il s’en rappelle à présent fort bien.
Son corps nu et blessé à mort reste tout contre celle qui l’a poignardé. Puis, petit à petit, le corps d’Eva Mordechaï Hrstecky s’étiole en cendres grises et légères. Et quand les dernières scories de chair s’échappent de ses doigts sanglants, Gregor Samsa meurt, l’esprit en paix, tout comme son amante, quelques instants plus tôt.
Eva Mordechaï Hrstecky. Vampire tombée sous le charme du poète. Détruite de la main de son bien-aimé.
Mais transcendant son amour, la foi pour son Saigneur fut la plus forte.
Oui, la Diva fut satisfaite de la fin de son histoire.
Elle avait tout orchestré. Un plan infaillible ! Sa venue en ville avec l’artefact. Un puissant objet permettant aux créatures de la nuit de sortir le jour. Un pouvoir dont elle avait joui avec délectation depuis que la Croix était en sa possession, passant pour humaine aux yeux des mortels qui ne se doutaient de rien.
Elle connaissait l’histoire et les légendes de sa ville natale tout autant que les drames qui s’étaient joués dans son noble pays. Alors elle invita les plus sordides personnalités parmi les sommités tchèques, créant un terrain favorable pour que sortent de cette terre souillée les cadavres puants des soldats nazis morts en ces contrées. De retour dans le monde des vivants, l’envie de percer et de trouver les secrets du golem de la communauté juive les prendrait à nouveau. Avec ces secrets, ils étancheraient leur soif de conquête du monde, nullement éteinte avec leur mort et leur défaite. Un simple rituel avait suffi à les appeler.
La Croix ? Un appât. Pour qu’interviennent d’autres forces.
Entre les mains des revenants, l’artefact représentait une menace des plus extrêmes pour le monde entier ! De quoi secouer le mont Blanik et réveiller le Saint Venceslas. Sauveur du peuple tchèque. Accourant à sa rescousse pour empêcher l’artefact de tomber entre les mains des exterminateurs passés et futurs !
Un massacre de qualité dont les chevaliers, de leur sang mystique, rempliraient le Calice pour qu’un jour le Saigneur puisse se réveiller et éclairer l’humanité d’un jour nouveau.
La Croix finalement entre leurs mains, les morts-vivants nazis continueraient, dans leur quête de savoir et de pouvoir, de servir à leurs dépens le Saigneur. Jusqu’à ce que la coupe soit pleine et ne déborde !
Au lieu de cela, ce vampire L’a récupérée. Un bien plus qu’un mal, après réflexion. Avec Elle entre ses mains, ce guerrier abreuverait bien mieux son maître. Car même en possession de l’artefact ultime, en évoluant de jour et en se fondant parmi les mortels, ces corps dénués de cervelle auraient-ils réussi réellement à percer les secrets de la Torah ? Au dernier instant de sa non-vie, la Diva en doute : les juifs savent garder leurs secrets et ne se laissent plus si facilement berner. Son plan souffrait finalement d’une faille. Mais l’intervention de ce vieux fou de Josefov l’a comblée !
Quand le lycanthrope lui arracha les chairs, Eva Mordechaï Hrstecky s’en moquait toujours. Puis sa dernière pensée fut pour son Saigneur. Toute mort le servait.
Dans le calice de cette entité bien plus vieille que le monde, coulait tout le sang versé depuis l’aube de l’Humanité. Le sien comme celui de son amant…


La dernière carte

Don De Moxica tire sur les rênes de son destrier. L’animal stoppe net en renâclant bruyamment. Toute retraite lui est coupée. Il fait tourner son cheval en cercles concentriques, essayant dans le même temps d’élaborer une stratégie pour s’échapper. Laisser la Croix pour sauver sa carcasse ? Hors de question !
Soudain, les pavés des rues et les armatures métalliques des églises effondrées se descellent dans un gigantesque tourbillon meurtrier, qui se dirige avec célérité vers le rempart de morts-vivants. À leur hauteur, le tourbillon laisse place à une créature de pierre et de fer. Compacte. De plus de dix mètres de haut.
Immobile. Sans vie. Elle se tient face aux revenants. Telle une statue.
L’œuvre de ce juif sans doute aucun ! pense le guerrier. Mais quelle utilité si elle ne bouge pas ?
Un horrible cri siffle soudainement à ses oreilles. Résonnant dans son esprit et faisant vibrer sa chair dans les moindres replis de sa peau blafarde.
Les revenants l’entendent également, et leur haine s’attise. Ils montrent les dents et poussent d’horribles grognements, mordant et griffant l’air autour d’eux. Seul le cheval du guerrier paraît immunisé à ce tourment.
L’intensité augmente, et le sifflement atteint les aigus. Les morts-vivants s’agitent de plus belle, battant frénétiquement l’air de leurs ongles sales et crochus. Le guerrier se bouche les oreilles pour ne pas en devenir fou. Dans sa tête s’expriment alors des voix, et il comprend !
Les cris proviennent de millions de morts réclamant vengeance. Justice. Ces voix sont celles des âmes du peuple juif et tzigane, des handicapés, des homosexuels, des opposants au régime et des résistants. Victimes de l’intolérance et exterminées par les nazis.
Puis elles quittent sa tête, et le sifflement se dirige vers la statue de pierre et de fer, s’engouffrant à l’intérieur de sa bouche. S’en suit le silence. Brusque. Soudain. Les morts-vivants cessent leur danse de folie haineuse. Surpris. Comme hébétés.
À ce moment, l’immense Golem s’ébranle et s’avance vers les exterminateurs. La foi qui se dégage de son imposante carcasse – ressentie avec effroi par Don De Moxica – suffit à réduire en poussière l’envahisseur nuisible au fur et à mesure qu’il traverse la multitude de ses rangs. Ses immenses bras aux larges mains achèvent le travail. Les morts-vivants sont en déroute. Leurs corps éclatent dans un hurlement de frustration haineuse, et les esprits nazis retourne dans le monde des morts, qu’ils n’auraient jamais dû quitter.
Le guerrier espagnol profite de la déroute des SS pour quitter la place au grand galop et s’en retourner vers le quartier juif.

Fier et conquérant sur son destrier, Don Adrian De Moxica s’approche de Josefov. Toujours assis au même endroit, le vieux juif parait épuisé. La création du Golem et l’appel des âmes des millions de personnes mortes dans les camps de concentration pour lui donner vie a sapé ses forces. Il a également puisé dans la foi de l’endroit. Le suffisant guerrier le ressent dans l’aisance de ses mouvements.
Un sourire de mauvaises promesses se dessine sur son visage triomphant. Ni cet endroit, ni ce misérable vieillard ne seront en mesure de contrer ses actes. Ô extrême jouissance !
Le guerrier saute de son cheval et le fait disparaître d’un geste nonchalant. Puis il s’approche du rabbin.
– Elle est mienne, vieil homme ! La montre-t-il devant son regard sans pupilles. Ouvre la porte que je puisse partir comme convenu !
– Un marché est un marché… murmure le vieux juif. Frappe trois coups et demande à quitter cette fable…
Don Adrian De Moxica le regarde, sceptique. Est-ce aussi simple ?!
– Tu as intérêt à ne pas me raconter d’histoires ! prévient-il en s’avançant vers la porte du ghetto.
– Laisse-moi la Croix, vampire… lui dit alors Josefov. Elle entre tes mains, tu serviras à tes dépens le Saigneur ….
Don De Moxica s’arrête net. Son sabre apparaît dans sa main droite et il se retourne.
– Je t’avais prévenu de ne plus jamais me donner d’ordre !
Et la foi se révèle impuissante à l’empêcher de trancher la tête du rabbin.
Le vampire a un sourire de mauvaise satisfaction. D’assurance victorieuse.
Qu’importe si cette porte ne s’ouvre pas, Elle est sienne ! Se cacher des rayons destructeurs du soleil est terminé ! Le voici libre de sortir quand bon lui semblera !
Le guerrier, exultant, lève la Croix vers le ciel étoilé et se gausse de la nuit. Jetant sa supériorité à la face des étoiles.
– Quitte cet endroit, Vampire !
Une formidable onde de choc l’envoie valser et il percute avec violence le mur près de la Porte.
L’Espagnol se redresse vivement. Bon sang ! Il L’a laissé échapper ! Sa Croix ! Tombée aux côtés du corps décapité du juif. Et la ramassant sereinement, un moine en robe de bure. Le visage perdu dans l’obscurité de son capuchon.
Cet impudent regrettera amèrement son audace !
Don Adrian De Moxica cherche à s’avancer vers l’étranger mais il se tétanise, envahi d’une angoisse terrifiante. La foi le protége ! Une foi d’une force incommensurable, comme il n’en a plus ressenti depuis très longtemps. C’est elle qui l’a projeté ainsi.
– Qui… qui es-tu ? fulmine le guerrier.
– Qu’importe ! La seule chose qui compte, c’est que cette Croix ne soit pas en ta possession. Elle appartient aux serviteurs du Saigneur !
Que lui importe son Seigneur ! Don Adrian n’aspire plus qu’à se trouver loin du religieux et de sa foi. Alors, les tripes nouées par l’aigreur de devoir fuir, maudissant sa condition et sa faiblesse, le vampire frappe trois coups à la porte et demande de quitter cette histoire. Alors la porte s’ouvre et l’avale dans le mystère de sa demeure.
Sur la petite place, il ne reste plus que l’Abbé Folley.
La porte refermée, le religieux acquiesce silencieusement pour se pencher ensuite sur le corps du rabbin qu’il bénit durant de longues minutes. Enfin, il se redresse et lève la tête vers le ciel humant l’air. Les morts-vivants nazis ne sont plus, le vieux juif a réussi à débarrasser le monde de leur menace.
L’abbé acquiesce de nouveau. Le secret du Golem restera bien caché au cœur de Josefov. Hors d’atteinte. Son seigneur en sera ravi.
Puis il quitte les lieux.
Sur le corps du vieillard reste une carte de tarot. L’Arcane 7. Le chariot.
Symbole de la lutte et du triomphe. Exprimant la persévérance et représentant la mémoire du temps.

Auteur : Michaël Moslonka

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