Nouvelle tirée du recueil DU BLUES A L'AME
Un jour, bientôt peut-être, je partirai. J’emprunterai un de ces chemins qui naissent près des maisons, dans la vallée, puis serpentent par monts et par vaux pour ne mener nulle part. Mystérieux, ils commencent et s’achèvent sans raison. Larges au départ, parfois cailloutés, ils s’engouffrent dans les bois en rétrécissant peu à peu, envahis par les herbes folles. Quand il ne reste d’eux qu’une vague trace, ils débouchent en haut, sur la lande, en pleine lumière, puis disparaissent. Devenus sentiers en bas, ils se noient dans les ruisseaux.
Après la relative pénombre de la forêt, je serai ébloui par la brusque clarté. J’aurais marché longtemps. Le froid lunaire m’aura tenu éveillé et je me réchaufferai à l’ardeur des premiers rayons du soleil. Etrangement, je ne ressentirai aucune fatigue. Là où j’irai, personne ne me suivra. Je n’en reviendrai jamais !
Un jour, demain peut-être, je m’en irai vers des contrées inconnues pour poursuivre mon destin. J’oublierai les fourmillements citadins en m’éloignant d’hier. Je n’aurai plus de souvenir. Je ne m’ennuierai plus. J’existerai enfin pour avoir trop longtemps si peu pensé à vivre. Je découvrirai le théâtre d’ombres dans lequel j’aurais évolué pendant tant d’années sans avoir jamais rien regardé. Spectateur tantôt distrait, tantôt amusé, je m’isolerai du monde pour me retrouver.
Face à face avec moi-même, peut-être la solitude m’aidera-t-elle à comprendre…
Je n’aurai plus peur de disparaître. Le sentier, n’importe lequel pris au hasard, me mènera sûrement vers la paix, à défaut du bonheur. Auparavant, j’aurais pris conscience de la mort tapie en moi. Nous nous serons habitués l’un à l’autre et devenus inséparables, nous nous attendrons pour mieux nous aimer. Le chemin dont nul tracé ne subsiste me conduira à elle mais avant, il m’obligera à bien des détours. Voudra-t-il ainsi me forcer à me rappeler, à regretter ? Je ne saurai jamais déchiffrer les runes de l’improbable.
Là où j’irai d’instinct, tout le monde ira. Personne n’en reviendra. Moi non plus !
Un jour, dans un futur proche peut-être, je m’éloignerai de cet enfer maudit. Sans savoir au juste pourquoi, je me dirigerai d’abord quelque part, là-haut, vers les collines en abandonnant tout. Je retrouverai, en cheminant, les odeurs d’autrefois mais lâché dans la garrigue, je ne reconnaîtrai plus le thym du romarin. Je repérerai seulement la lavande à ses fleurs mauves et à son parfum. Il fera chaud et lourd. Au loin grondera un orage dont les roulements de tambour se propageront en échos jusque dans la vallée. Le soleil se cachera derrière des nuages de plomb dont il irisera les bords aux arrondis déchirés. L’air aura une senteur bizarre, à la fois désaltérante et légèrement acidulée. La bise fraîchira sur mon front la sueur poisseuse de l’effort. De-ci de-là, des éclairs zébreront le ciel en une symphonie baroque et désordonnée. A l’est, un arc-en-ciel se dessinera comme un présage de renouveau. Les couleurs se détacheront une à une du firmament puis se fondront doucement dans l’horizon, comme un mirage. Sur le moment, je croirai avoir rêvé mais je garderai cette image gravée au fond des yeux, plus belle encore que le plus magnifique tableau que j’aurais jamais admiré. Fugace et insaisissable, elle n’aura pas de prix et ne m’en deviendra que plus précieuse.
Là où j’irai, les choses n’auront plus de valeur. Seul le plaisir définira leur intérêt. Je n’en demande pas davantage.
Un jour, dans un avenir peut-être imminent, je m’éloignerai de mon passé, de tout ce qui a constitué ma vie. Je laisserai derrière moi une femme, des enfants et je partirai seul à ma rencontre. Dans le labyrinthe de ma mémoire, j’essaierai de retrouver ces défunts qui m’aidèrent jadis à construire mon histoire. Je ne leur en voudrai plus de m’avoir abandonné en cours de route. Je comprendrai leur lassitude et, comme eux, j’aspirerai au repos. J’ai déjà trop envie de m’en aller pour ignorer leurs doutes et leurs aspirations. Ils sont aussi devenus miens.
Je m’enfuirai donc, sur la pointe des pieds, en essayant de ne déranger personne. Les vieux éléphants s’éloignent bien du troupeau… Est-ce pudeur ou seulement prudence ?
Si je cédais au désir soudain d’avouer aux autres ce qui me passe par la tête, ils me traiteraient de fou, tenteraient de me raisonner en m’énumérant toutes les bonnes raisons que j’ai d’être heureux.
Sans doute n’auraient-ils pas tout à fait tort mais pas non plus complètement raison. Eux possèdent l’espoir de vivre encore longtemps. Moi, il me reste l’habitude qui m’indispose, le savoir qui n’a pas su me rendre plus sage et l’expérience qui ne peut servir à personne d’autre. J’emporterai ces mots avec moi comme unique fortune. Les leur laisser en héritage ne leur offrirait rien de plus. Ils croient pourtant me connaître. Ils
s’apercevront, plus tard, s’être trompé.
Les duper m’amuse d’avance !
Un jour, bien sûr, je partirai
pour de vrai, comme disent les gosses. Il y aura toujours des imbéciles pour s’en étonner. D’autres seront attristés de mon départ définitif. Des fatalistes clameront que c’était écrit. Des réalistes évalueront l’héritage. Une majorité d’indifférents se foutra éperdument que je ne sois plus là.
Plus tard, certains penseront à moi, parfois. D’autres m’auront oublié. Le temps fera son œuvre de fossoyeur. Moi, je n’aurai certainement plus de souvenir ou bien retrouverai-je au fil de mes pérégrinations ceux que j’aurais aimés. L’enfer sera alors pavé des femmes dans les bras desquelles j’ai succombé. Peut-être se vengeront-elles de mon indifférence passée ? Ce serait un juste retour de bâton… Pour avoir trop apprécié la beauté, jamais je n’ai su résister à l’appel des sens tant et si bien que j’en ai totalement oublié d’être fidèle, sauf à moi-même. Ainsi me suis-je vautré dans les plaisirs. J’ai donc, sans doute, fait souffrir des gens mais sans le vouloir, simplement par égoïsme ou distraction.
Je n’en éprouve aucun remords !
Un jour, bientôt peut-être, je céderai à l’ultime appel. La mort m’attendra quelque part, probablement pas très loin. Je la sais là, enfouie dans mes entrailles, patientant jusqu’à l’heure propice tandis que je continue à m’empoisonner au suc de la vie. Drogue pernicieuse, je m’abreuve à sa source en regardant mes pieds fouler la terre du chemin conduisant vers nulle part. Je prendrai certainement la même route. Comme maintenant, mes bottes seront grises de la poussière que chacun de mes pas soulève en petits nuages vaporeux. Pas plus qu’aujourd’hui je ne regarderai le décor. Pour l’avoir traversé tant de fois, je le connais dans ses moindres détails.
Descendre la colline et après avoir passé le pont qui enjambe le déversoir du moulin, serpenter à travers champs au milieu d’une platitude monotone. A droite ou à gauche, du maïs ou du blé à perte de vue. Parvenir ainsi à l’abreuvoir aux grenouilles. Comme à chaque fois, s’arrêter un instant pour regarder les bestioles s’égayer à mon approche et suspendre leur chant rauque. Rester immobile jusqu’à la reprise de leurs jeux puis repartir, satisfait. Commencer à monter par le bois où chênes et châtaigniers se côtoient pour le plus grand plaisir gourmand des sangliers. Surtout, ne pas quitter le chemin et rester aux aguets. De vieux mâles chargent parfois sans raison à moins qu’il ne s’agisse d’une laie croyant ses marcassins menacés. Souvent, juste après le virage repérable au squelette d’un vieil ormeau, ralentir et se faire le plus silencieux possible. Si la chance sourit et que le vent vienne de face au lieu de souffler dans mon dos, pouvoir admirer une harde de biches broutant avec leurs faons. Les cerfs veillent plus au large à la tranquillité du groupe. Dans les frondaisons enchevêtrées laissant parcimonieusement filtrer le jour, les écureuils se chamaillent en menant une sarabande piaillante. Ils disputent leur territoire aux oiseaux qui ne s’émeuvent plus de leurs facéties. Intrus dans un domaine qui ne m’appartient pas, je suscite méfiance et curiosité. Cris divers, sifflements ou roucoulades préviennent de mon arrivée et suivent ma progression tout au long jusqu’au débouché près de la rivière. L’entendre mais ne pas la voir encore. Elle coule plus bas, encaissée entre deux falaises que ses crues creusent pour élargir son lit. Il fait plus clair. Descendre alors imperceptiblement pour finir par longer la berge. Surprendre soudainement un héron en plein festin. Il déploie ses ailes et s’envole lourdement, impressionnant, majestueux. Les flèches bleues des martins-pêcheurs déchirent parfois la surface ondulante pour saisir une proie vue d’eux seuls. L’eau claire laisse voir cailloux et graviers. Se confondant avec eux, moules d’eau douce et tortues noires difficiles à repérer. Seule la forme des premières et la couleur ardoise des secondes permettent des les distinguer au milieu des galets mais il faut beaucoup d’attention et un œil exercé. Dans la partie large au niveau bas, carpes et chevesnes se prélassent au soleil. Continuer à marcher sans penser. Se repaître de ce spectacle sans cesse renouvelé suffit. Plus loin, vers les ruines d’un ancien moulin, le temps a creusé une sorte de lac, royaume des carnassiers. Perches, sandres, brochets et anguilles chassent, au petit matin, le menu fretin perdu dans ce territoire interdit. Insouciants, des canetons améliorent parfois et involontairement le menu de ces éternels affamés. Comme eux, des poussins de poule d’eau ou d’imprudentes sarcelles finissent broyés entre les puissantes mâchoires. Durant quelques instants, les remous se colorent de rouge sang puis tout redevient d’un calme trompeur. Ici commande l’impitoyable loi du plus fort. Les gros dévorent les petits, un peu comme dans la société humaine où, avec la même intransigeance et davantage d’hypocrisie, les puissants asservissent les faibles. Poursuivre sa route, l’esprit serein, en repos, à la recherche d’un gué permettant de traverser et de passer de l’autre côté de la rivière. Ainsi un proverbe indien désigne-t-il pudiquement celui qui rejoint le Grand Manitou.
Je n’ai aucun dieu entre les mains duquel remettre mon âme mais je franchirai la rivière, immanquablement !
Un jour, bientôt je le sais, je m’évaporerai dans le ciel. Mon corps se consumera en une fumée noire et nauséabonde qui refroidira les nuages d’orage pour exprimer ma dernière colère. Peut-être alors saurai-je l’horreur éprouvée par les Juifs d’Auschwitz ou d’ailleurs à l’entrée des fours crématoires…
Réduit à une poignée de cendres grises, mes descendants me disperseront où ils voudront malgré mes dernières volontés qualifiées de fantasques. Je ne veux pas, en effet, que l’on vienne pleurer sur ma tombe. L’amour ne se traduit pas dans un triste chrysanthème déposé à la Toussaint sur un tumulus affaissé. Il se transporte en soi, près du cœur. A quoi servent les cimetières sinon à raviver les regrets alors que les défunts se moquent probablement des traditions ? Le respect ne nécessite pas l’affliction. Il se nourrit surtout de rires.
Je ne voudrai pas que les survivants ressentent ma disparition comme une punition mais la considèrent comme une péripétie de la vie librement consentie. J’aimerai les savoir gais autour d’une bonne table à chanter, boire et manger en envisageant leur avenir sans ma présence plutôt que d’évoquer ce que j’aurais été ou de refaire mon univers en supputant ce que qu’aurais pu être si… Malgré ce qu’ils croient, ils ne savent presque rien de moi et avant de partir, je n’éprouve aucune envie de m’expliquer. Qu’ils gardent leurs idées à mon sujet, fausses ou pas. J’estime ne pas avoir à me justifier. Ils comprendront plus tard, peut-être, mais ça n’a au fond aucune espèce d’importance.
Ainsi ne sauront-ils jamais sans doute que la dérision aura été ma philosophie et le paradoxe ma religion !
Un jour, bientôt peut-être, je me réincarnerai dans cette poussière séculaire dont parle la Bible. Elle irrite, fait tousser et pleurer. Elle aveugle aussi parfois. Ce sera mon dernier pied-de-nez aux cimetières surpeuplés de bonnes gens qui se prenaient pour tellement indispensables qu’ils sont morts étonnés de n’être plus pris au sérieux. Le temps se charge souvent de ramener à plus d’humilité. Quoiqu’il advienne, la terre continuera de tourner.
Elle poursuivra son ellipse après moi, je ne me berce d’aucune illusion. Voilà pourquoi j’ai choisi de m’évader dans un dernier rayon de lumière et dans un ultime éclat de chaleur alors que je préfère la discrétion de la nuit et la morsure du froid.
Contradiction rédhibitoire à tous mes vices… cachés !