Une image de Dorinne Gris

De toute la passion que j'ai pour la photographie, la révélation de l'image est mon instant favori. D'abord, c'est l'aboutissement d'un travail fait de mille préparatifs et de beaucoup attente. Et ensuite, c'est parce que c'est celui qui compte vraiment au bout du compte, qui fait qu'une photo est réussie.
Dans le bocal rouge où je m'agite, , j'ai vu naître des milliers de clichés. J'ai un micro labo, chez moi, je suis assez rapide et talentueux pour qu'on me confie des pellicules. Des magazines, des artistes se passent mes coordonnées de la bouche à l'oreille. J'ai toujours assez de boulot pour ne pas m'ennuyer et gagner correctement ma vie. Je ne fais pas ça que pour l'argent car et comme je vous le disais, la révélation de la photographie est MON moment.
J'admire les photographes dont l'oeil sait capturer la lumière pour emprisonner leurs sujets sur du 10 X15. Pour les plus fauché(-e)s qui sont souvent les plus talentueux(-ses), je travaille pour le prix du
matériel. Mes nuits baignent dans la lueur rouge de mon bocal où des heures assis, j'extirpe les images de l'éther. Ce matin, dans la boîte aux lettres, je trouve une enveloppe bulle. J'en sors une bobine d'où un post it se décolle. Série Dorine GRIS/ pour 17h30 signé B.H.
Je reconnais l'écriture de Basile, un photographe dont j'attends toujours les pellicules avec impatience.
La planche contact me révèle une série de portrait. Le même répété en 36 poses. Il s'agit du buste
d'une femme blonde et souriante. Les épaules nues,son visage s'auréole de longs cheveux relevés sur la nuque. Son image occupe les 3/4 du cadre. Le fond est neutre. Basile ne m'a pas habitué à une série aussi étrange.
C'est un artiste d'extérieur, un exhaleur d'âme de la lumière, des arbres et des paysages.
Je lui dois une de mes plus belle émotion devant un tirage. Un eucalyptus muant, solitaire, au milieu
d'un champ de maïs. Lorsque les peaux de bois grises et rêches tombent et révèlent un nouvel arbre.
Sur son cliché, l'immanence de cette épiphanie est palpable, comme si le tronc, les branches
complotaient pour se débarrasser de ce manteau, devenu trop étriqué et qui ne lui appartient déjà plus.
-Une commande ! voilà ce que je me dis, en préparant mes bains.
Une amie lui a demandé ces poses répétées. Peut être pour la peindre, comme la Marylin Monroe de
Warhol. Il faudra lui dire que le principe est de prendre la même image pour la réinterpréter. Une photo aurait suffi. Peut être cherchait-elle une pose particulière, un certain regard.
Cependant, cette théorie s'écroule alors que la septième pose se dessine à l'identique, dans le révélateur.
La jeune femme blonde et souriante rejoint ses clones sur le fil , au dessus de l'évier. Elle n'a rien de
particulier, cette fille. Elle n'est ni d'une beauté renversante, ni d'une laideur absolue. Elle est
quelconque sauf peut être son sourire naturel, sauvage qui illumine son visage. Elle regarde un peu au dessus de l'objectif. Rien ne varie d'un cliché à l'autre.
La perplexité ne me quitte pas, teintée d'un ennui solide.
Basile souhaite t-il changer de genre ? Si c'est le cas, je me priverais pas de lui faire savoir que
son "nouveau" style ne me plaît pas et que désormais, il lui faudra me payer. Je fulmine, alignant les
photos mouillées sur le fil et qui gouttent, dans le silence.
Frustré, je soupire quand le dernier cliché se révèle. La copie rejoint ses sœurs, coincées sur une pince à linge en bois. Comme cela, la vision est saisissante, 36 poses en une, 36 regards figés.
A la pendule, il est 16h20.
J'allume le labo, je contemple mon travail, dans la lumière crue des néons.
C'est d'un ennui mortel, l'œuvre d'un psychotique. J'aurais aussi bien pu tirer 36 vues d'un même
cliché, tiré au hasard de la planche contact. Mon regard saute de photo en photo. J'ai vraiment perdu
mon temps, ajouté à cela la frustration que je ressens à l'aulne de l'impatience que j'avais
approuvé quand la cosse noire de Basile m'était tombé dans la main, une fois l'enveloppe ouverte, ce matin.

Mon oeil s'accroche à une tâche sur une des photos. Je l'attrape et m'empare de la loupe. Sur l'oeil, une ombre blanche voile la pupille. Presque rien. Cela ressemble à une poussière capturée par le flash et éternellement prisonnière, quasi indétectable.

Je décroche les autres clichés, dans l'ordre de leur tirage, et un à un, je scrute la pupille de Dorine Gris.
Sur la première, il n'y a rien. Ni sur la seconde. Ni sur la troisième. Sur la quatrième par contre, une
ombre fine s'esquisse. Sur les suivantes, un mouvement s'opère. Les points accrochent la lumière de
manière plus sensible et en tissent une forme. Plusieurs lignes se rejoignent et j'écarquille les yeux sur le dernier cliché. La forme y est diffuse et pourtant claire. Seule une loupe peut extraire de sa pupille, le crâne grimaçant qui fixe sur moi ses orbites creuses. Je me recule, épouvanté... La fatigue, les répétions ennuyeuses, l'odeur des produits ont du me monter à la tête.
Sous la loupe, incrusté dans l'œil de Dorine Gris, le mort continue de ricaner.
Basile est venu prendre ses photos... En tout cas, l'enveloppe kraft barrée d'un immense point
d'interrogation sous son nom n'est plus dans ma boîte au lettres d'où je l'avais laissé dépasser. Je suis
satisfait car j'ai tout fait pour l'éviter. Je ne veux plus rien à voir avec cette affaire.
Le lendemain, c'est sans surprise que j'ai appris son suicide.
Je ne recevrais plus jamais de ses pellicules à développer, et j'en éprouve du soulagement.
Quand à cette fille, cette Dorine Gris, je ne l'ai revu qu'une fois. Maintenant, mes os sont depuis
longtemps vieux et fatigués, mes yeux ont perdu beaucoup de leur acuité. Pourtant, je l'ai reconnu
instantanément.
Jeune et fraîche, comme elle m'était apparu, pour la première fois, il y a plus de trente ans dans le bain du révélateur.

Auteur : Jérôme Noël

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