Une lettre pour Zatchlas

Un vendredi vers quinze heures, Gregory Delvaux, étudiant en histoire, regarde les aiguilles avancer sur l’horloge de la bibliothèque universitaire, en face de lui. Il est là depuis une heure, travaillant sur le travail de bibliographie qu’il doit rendre début de la semaine qui suit. Il n’aime pas la bibliographie. Rature. Soupire. Gregory songe à la jeune file rencontrée la veille à une soirée. Il est distrait et, bien vite, ses pensées gambadent très loin de sa tâche actuelle, tâche qu’il espère pourtant finir avant la fermeture de la bibliothèque à dix-sept heures. Il a des plans pour ce weekend et tient à ne pas être préoccupé par les cours.
Cependant, c’est mal engagé et, comme si c’était pas déjà assez difficile, voilà qu’un grand type vient s’installer en face de lui, à la même table. Un style assez rock : pantalon slim sombre, T-shirt écarlate à rayures horinzontales, gilet déboutonné par dessus. Du même genre que Gregory, quoiqu’un peu plus habillé. Ils partagent même une coiffure, les deux portant les cheveux longs — rebelles et peu soignés chez l’historien, lisses et plongeant jusqu’au bas du dos chez le nouveau-venu — noués en queue-de-cheval. La ressemblance s’arrête là. Sans doute pourraient-ils s’entendre mais le premier n’a vraiment pas le temps d’engager une conversation ; quant au second, il semble n’avoir d’yeux que pour l’ouvrage qu’il vient d’apporter d’un rayonnage tout proche et ne même pas avoir remarqué son voisin.
Celui-ci, bien que résolu à se remettre au travail, continue à détailler l’autre. Il remarque un bracelet à son poignet ; une simple bande de tissu comme on en reçoit à l’entrée des concerts. Gregory s’y arrête un instant, curieux de savoir de quel évènement il s’agit, s’il le connait, s’il y était peut-être. L’accessoire est noir et marqué d’écritures blanches en un alphabet ressemblant aux runes nordiques utilisées par certains groupes de Viking metal sur leurs pochettes d’albums ; mais il ne lui semble pas le reconnaitre. Son voisin tend la main pour allumer la lampe qui se trouve entre eux deux et l’étudiant y remarque des taches — soit du sang, soit de l’encre carmin, songea-t-il — ainsi qu’une ombre anormale dans le creux des ongles, qui ressemble à un résidu de verni foncé. Il porte en outre à chaque pouce un anneau noir et brillant. De l’hématite ? Une pierre à laquelle on attribue parfois un pouvoir d’aide à la concentration... Gregory en aurait bien besoin, lui aussi.
Il tente de se focaliser sur la bibliographie analythique ouverte devant lui ; en vain, le jeune homme ne peut empêcher ses yeux de se lever sans cesse vers l’autre qui, au contraire, semble pleinement concentré sur son travail. Il a fini de feuilleter son livre et le garde ouvert devant lui, apparemment à la page qu’il cherchait. Maintenant, Gregory le voit sortir une feuille de brouillon et se mettre à y noter de grosses lettres anguleuses, selon un schéma auquel il ne comprend rien. L’inconnu se reporte sans cesse au livre, suivant les mots avec la pointe de sa mine, comptant les lettres du bout des lèvres. Sa page est vite couverte d’annotations, d’un fouilli de signes parfois séparés de barres, sans cesse reliés de flèches. L’homme au crayon semble suivre un jeu de piste et décoder un indice laissé dans ce livre ; il suit un chemin obscur qu’il finit apparemment par vaincre car il inscrit en bas de sa feuille une suite de lettres capitales qu’il entoure plusieurs fois.
Ensuite apparait une seconde feuille, sortie comme l’autre d’une chemise couleur aubergine posée sur un coin de la table. Les règles du jeu semblent changer ; plus question de décoder l’extrait, le voilà qui combine les lettres obtenues pour en faire un symbole. Il les dispose sur le papier avec une aisance qui laisse deviner une longue pratique, rature pourtant et recommence, encore et encore. Enfin, le jeune homme semble arriver à un résultat satisfaisant. Il arrondit quelques angles du dessin dans lequel Gregory peine à reconnaître les lettres insérées, le simplifie encore à petits coups mesurés de gomme, puis le considère quelques instants avec un air satisfait avant de le poser à l’écart, sur la chemise en carton.
En même temps, il sort de cette dernière un bloc de papier à lettre et l’ouvre devant lui. Gregory — désormais trop fasciné pour retourner à son travail scolaire ou même pour penser à la fille de la veille — suit chaque mouvement de son gros stylo-plume en celluloïd tandis que l’inconnu rédige une brêve missive, d’une écriture large et quelque peu infantine. Le même chatoiement va et vient sur les bagues et le stylo tandis qu’il écrit et que la lueur de la lampe de travail se reflète sur ces surfaces lisses. Une signature souple, trois plis dans la feuille et voilà qu’émerge de la chemise une enveloppe à laquelle il confie son message. Un coup de langue pour la fermer, le timbre d’une tête couronnée dans le coin supérieur droit, puis il reprend son stylo à encre rougeâtre pour noter l’adresse. Il inscrit un seul mot — que Gregory ne parvient pas à déchiffrer mais dont la première lettre est, il en est presque certain, un ‘Z’ — et juste en dessous, en lieu et place d’adresse, recopie le symble qu’il a créé sous les yeux de l’apprenti historien. C’est tout : le jeune homme range ses affaires — gardant l’enveloppe en dehors de la chemise, sans doute pour la poster dès sa sortie de la bibliothèque —, ramène le livre à sa place dans un rayon proche et se dirige vers l’accueil sans accorder un regard à Gregory.
Il est à peine hors de vue que celui-ci n’y tient plus. Vaincu par la curiosité et conscient qu’il ne pourra travailler avant de l’avoir satisfaite, il court presque au rayon que venait de quitter l’autre, y reconnait la couverture jaunâtre de l’ouvrage et s’en saisit. La reliure se souvient encore de sa récente ouverture et Gregory n’a donc aucun mal à retrouver la page où son mystérieux voisin s’était arrêté. Il lit : Zatchlas adest Aegyptius propheta primarius, qui mecum iam dudum grandi praemio pepigit reducere paulisper ab inferis spiritum corpusque istud postliminio mortis animare . Et Gregory qui, bien que médiocre en méthodologie, connait son latin ne peut retenir un frisson en découvrant le destinataire de la lettre et la macabre ambition qu’il prête désormais à l’inconnu. Il repose les Métamorphoses d’Apulée sur le rayonnage et tente de retourner à son propre ouvrage, malgré les mille interrogations qui le tiraillent. Assis improductivement à sa table, l’heure le rattrape et il est chassé du lieu désormais inquiétant par une bibliothécaire revêche avant d’avoir fini son travail. Encore un long weekend qui s’annonce…

Auteur : Julien Noël

Retour au sommaire du Reflets d'Ombres n°26.


Ce site dans sa conception est libre selon les termes de la Licence Art Libre. Sauf si cela est mentionné, ceci ne concerne pas son contenu (textes et images) et vous n'êtes pas autorisé à les utiliser sans accord de leurs auteurs respectifs.

Ce site est déclaré à la C.N.I.L. sous le N°1135343.