Ce matin là
Il y a longtemps, si longtemps que racines et lianes ne savaient où
plonger leur mémoire, Sorcier le Grand jouait à la pâte à modeler.
Ce matin-là,
comme la gazelle saute mais sans savoir vraiment pourquoi par dessus
les épineux de la savane, ce matin là courait dans sa tête un désir
puissant de créer un ...
La nuit précédente, la bête s’était invitée dans un de ses rêves. A tel
point présente qu’il aurait pu en toucher la peau craquelée et les
ongles coupés au carré.
Mais ce matin-là,
comme le serpent se sauve dans le ça-va-trop-vite-pour-être-rattrapé »,
ce matin là Argile ne tenait pas à ce qu’on la touche. C’est en vain
qu’il tournait et retournait entre ses doigts les colombins d’ocre
luisante... Il finit par jeter l’informe par-dessus bord. Ainsi fut
créé l’homme .
D’un deuxième essai, il réussit un peu mieux la femme. Ce fut le
premier jour.
Le lendemain, ayant bien observé ses créatures, il convint avec
lui-même qu’il leur fallait un endroit pour se protéger du soleil.
Parfois Sorcier le Grand se pose un peu et réfléchit. Parfois. Alors
qu’il fermait les yeux et s’étendait dans sa case s’imposa à nouveau à
lui l’image de l’éléphant. Mais cette image était étrange. La bête ne
possédait qu’un seul pied et sa tête était recouverte de feuilles.
Sorcier le Grand sait de longue date qu’il lui faut écouter ces images
qui rentrent dans sa tête par une ouverture inconnue et ressortent par
ses doigts sans qu’il puisse en saisir le trajet.
Et voilà qu’il casse
Tasse
L’argile grise dans Calebasse
La bienheureuse
Qui aime les chatouilles.
Puis il détache un morceau de nuage
Et le presse fort pour en faire sortir les orages
Inonde d’eau la terre séchée.
Le beau pied d’éléphant que voilà !!
Mais chacun sait dans la savane que l’éléphant a son caractère, comme
le cochon la bourrique ou la mule.
Et la patte lui échappe, saute par dessus bord et se cavale, se
cavale...
« Mon Moi, Mon Moi !!!!! » hurle Sorcier le Grand s’arrachant le
désespoir et le jetant par dessus bord aussi . « Mon MOI, voilà que la
patte d’éléphant va écraser le premier couple de la création !! »
Vite, il se couche en se cachant les yeux pour ne pas voir l’horreur,
puis se reprend. Ecouter les images qui se pressent déjà au seuil de
cette cavité inconnue.
Elles arrivent à la vitesse du feu de brousse, car elles savent bien,
elles, que Sorcier le Grand sera très en colère si les créatures sont
endommagées.
Ce sont des images de mains.
Vite, il se penche au bord de sa case et fait descendre sa voix :
« Morceaux de désespoir,
Je vous l’ordonne
Transformez-vous en mains
Et rattrapez-moi ce pied désobéissant par les cheveux.
Sitôt dit, sitôt fait.
Le désespoir se transforme toujours en ce que l’on veut
Si on le presse un peu
Larmes, symphonies, poèmes
Cette fois-ci il se métamorphose en mains.
A peine eurent-elles le temps d’agripper le pied en chute libre qu’il
se plantait la tête la première dans le sol, si profondément que ses
mains eurent beau tirer, tirer vers le ciel, comme les racines tirent
vers la profondeur du sol pour chercher la cuve où l’eau bouillonne,
A peine eurent-elles le temps
Qu’il s’enfonça
Et y resta
L’air tout bête
Les mains en restèrent accrochées à leur surprise, tendues comme des
tridents vers le ciel.
Depuis, elles s’y sont enracinées et trouvent dans l’azur éternel
là-bas les quelques gouttes qui permettent à ce pied qui n’a aucune
tête de survivre.
Parfois, elles ne trouvent rien, et l’arbre disparaît de honte, puis
ressort ailleurs, là où on ne le connaît pas et encore moins sa
véritable histoire.
Mais maintenant…
Le baobab ne pourra plus cacher ses origines
d’Eléphant…
Auteur : Russalka
Illustration : Grand Sorcier de Catsacha.