Nosferatu (Eine Symphonie des Grauens) - Friedrich Wilhelm Murnau (1922)

Nosferatu (Eine Symphonie des Grauens) - Friedrich Wilhelm Murnau (1922)

Réalisé en 1922 par Friedrich W. Murnau, Nosferatu constitue le première adaptation cinématographique du roman de Bram Stoker Dracula publié en 1897. Sans conteste la plus fidéle à l'esprit même si le travail de Murnau s'éloigne d'une certaine manière de l'oeuvre originelle.
En effet, plusieurs éléments ont été modifiés lors de l'écriture du scénario, provenant du fait que Murnau n'avait pas les droits du roman, ni même par ailleurs chercher à les obtenir pour des raisons financières. L'épouse de l'auteur, Florence Stoker - veuve à cette époque - accusa Murnau de plagiat et intenta des actions en justice durant une période de trois ans. Elle obtint gain de cause et s'arrangea afin de faire détruire les copies et les négatifs du film, et empêcher toute projection, entraînant même la chute prématurée de la Prana Film, société productrice du film, dont Nosferatu constitue le premier et seul métrage produit.

Universal Pictures obtiendra les droits du roman en 1928, et en principe ceux des adaptations antérieures réalisées, mais la veuve Stoker souhaita que la copie de Nosferatu, conservée par la British Film Society, soit définitivement détruite. Il faudra attendre 1937, année du décès de Florence Stoker pour voir réapparaître, malgré l'acharnement qu'avait mis cette dernière, plusieurs copies cachées en Europe et aux États-Unis, et bien plus longtemps encore afin de le voir en salles et en version complète (respectivement 1960 et 1972), jusqu'à la réhabilitation de l'oeuvre intégrale et restaurée en 1984 sous son véritable titre: Nosferatu, Eine Symphonie des Grauens (Nosferatu, une Symphonie de l'Horreur).


Cependant plusieurs éléments des écrits de Stoker avaient été modifiés par le scénariste du film, Henrik Galeen, et ce en vue d'une adaptation libre. Ainsi le titre du film et les noms du personnages furent modifiés: «Dracula» devint «Orlock», «Jonathan Harker» se prénomme désormais «Thomas Hutter», «Mina Murray» est «Ellen Hutter», «le Professeur Bulwer» est le «Dr Van Helsing», et «Renfield» s'appelle «Knock», pour ne citer que les illustres protagonistes. Il en est de même pour la localisation des événements qui fut changée. L'histoire se déroule désormais en Allemagne, à Brême au lieu de Londres.


Néanmoins, la trame narrative du roman de Stoker est respectée et notamment par l'usage des correspondances qui renvoient à la forme épistolaire du texte. La seule exception notable réside dans la conclusion du film. Par ailleurs, le développement du mythe du vampire qui a contribué à en faire une créature sensible à la lumière du jour pouvant le détruire, est généré par Henrik Galeen. En effet dans le roman de Stoker, Dracula se promène à Londres en plein jour, (cette scène se retrouvera dans le Dracula réalisé par Francis Ford Coppola en 1992). Cette invention, absente du roman originel a été reprise au cinéma dans la plupart des adaptations du roman de Stoker, ainsi que dans la mythologie vampirique en général.

A Brême en 1838, Thomas Hutter, un jeune clerc d'agent immobilier ayant fait un heureux mariage avec Ellen, doit partir en Transylvanie afin de vendre une propriété au dénommé Comte Orlok qui désire avoir une résidence dans la ville. Après un périple sur une terre d'ombres, le jeune homme est accueilli au sein d'un sinistre château par le Comte. Durant la transaction, Orlok aperçoit une image d'Ellen qui le fascine et décide d'acquérir une résidence proche de celle du couple. Hutter, hôte du Comte ne tardera pas à découvrir la véritable nature de celui-ci. Alors Nosferatu cheminera vers sa nouvelle propriété, épandant la mort et la désolation par la peste sur son sillage. Ellen bientôt en proie aux mains griffues de Nosferatu qui la convoite, laissera le Comte faire d'elle sa victime et sacrifie son sang au vampire pour sauver le reste de la communauté.


Friedrich Wilhelm Murnau, figure majeure du cinéma allemand dans les années 20, fasciné par l'imaginaire, oeuvrait à constamment brouiller les frontières entre le réel et l'irréel. Le cinéma se devant de posséder un langage propre, Murnau élabore alors un univers pictural qui emprunte aux différents mouvements artistiques que sont le romantisme et l'expressionnisme allemand.

La génèse du mouvement expressionniste fut allemande. En Outre-Rhin, il marqua profondément la peinture, la littérature, le théâtre et à partir de 1919, le cinéma. Figurant l'état psychologique d'un pays sans repères, humilié par la défaite de la première guerre, politiquement déçu, à l'instabilité économique et morale; le cinéma expressionniste, sans rejetter les principes de la narration, fuit toute représentation réaliste. Il procéde de l'utilisation de faux-décors en studio qui permettent de s'échapper d'une Allemagne en ruine (cependant Nosferatu constitue une exception car il se confronte au réalisme de certains décors naturels), et d'une lumière expressive, exagérant les ombres.

Ainsi élaboré à l'abri du monde, l'expressionnisme travaille l'exaspération des formes, des contrastes, accentue l'irréalité des décors, offrant un univers fabriqué extériorisant les tourments des personnages, univers qui en retour les impacte. Il bâtit l'abstraction notamment par des maquillages et un jeu d'acteurs exacerbés mimant une certaine tradition théâtrale, des angles de caméra insolites déformant les perspectives et des caches créant un cadre nouveau. Les sujets étaient sombres et pessimistes, voire fantastiques ou morbides.

Parmi les descendants de cette tradition expressionniste - inhumée avec l'ascension d'une certaine idéologie peu avant le second conflit mondial - figure Alfred Hitchcock, Orson Welles et Tim Burton, dont l'expressionnisme constitue l'influence majeure.


Visuellement, l'apparence du vampire procède également d'une approche différente. Là où le Dracula de Stoker est un gentilhomme suave et élégant, classieux, un être au charme d'un autre temps, mystérieux et raffiné; le Nosferatu de Murnau est pâle, rigide, le crâne chauve et déformé, tel un cadavre aux mains décharnées et au regard obnubilé, cerclé par un contour de suie, renforçant une désespérante solitude. Si l'image d'un Dracula encapé peut de nos jours sembler poussiéreuse et kitsch, l'icône de cauchemar que représente Orlok, incarnée par l'acteur Max Schreck, constitue une des plus spectrale et mortifère silhouette ayant jamais hanté le cinéma expressionniste allemand. A tel point qu'à l'époque diverses rumeurs circulèrent: l'acteur Max Schreck aurait été crédité comme jouant Nosferatu mais il n'aurait jamais participé au tournage, voire qu'il serait mort avant le début et qu'un parfait inconnu interpréterait le rôle, ou encore qu'un véritable vampire incarnerait Nosferatu - tant la composition était saisissante.


Au tragique de Dracula, le Nosferatu suscite la répulsion et la malsainité, créature dont l'antre est un château en ruine érigée sur une lande désolée où se côtoie le sauvage et la bestialité. Sa demeure est la manifestation visible et visuelle d'une âme ténébreuse. Nosferatu, qui signifie littéralement «porteur de peste», est accompagné par des cohortes de rats bientôt répandus en ville et propageant la mort noire. En outre, le film se situe à Brême en 1838, où s'abattit à l'époque une terrible épidémie sur les habitants.


De plus, ce métrage développe une ambiance claustrophobique avec les séquences se déroulant au sein d'intérieurs confinés tels les chambres, la prison, le château, l'asile, la cale de bateau. Même pour les scènes sur les terres du château, qui, bien qu'étant des extérieurs, pèsent sur le personnage de Hutter, l'emprisonnant et l'écrasant par l'hostilité d'une lande désertée, où le non-naturel semble avoir perverti une nature désormais complice.

Les effets visuels usités par Murnau afin de susciter l'inquiétude et le malaise sont les mouvements accélérés du serviteur d'Orlok, la disparition de la diligence fantôme, les apparitions du comte se détachant de l'obscurité. De plus, la teinte de la pellicule accentue différents climats, comme c'est le cas pour les scènes de nuit en bleue et les séquences de jour, teintées de sépia. Par ailleurs, Nosferatu étant une oeuvre de l'époque du muet, différents inter-titres sont utilisés qui figurent le texte du narrateur, mais aussi les documents écrits ou lus par les protagonistes (journaux intimes, lettres comme dans le roman) et l'inter-titre consacré au peu de dialogues traditionnels du métrage.


Nosferatu aborde la thématique de la sexualité refoulé. Lors du souper au château, Hutter ayant littéralement quitté sa femme pour Orlok, offre peu de résistance à l'influence du Comte, succombant à son étrange séduction. Nosferatu se livre ici à des manoeuvres d'approche très claires, ces allusions à l'homosexualité découlant sûrement des tendances refoulées du réalisateur. La morsure du vampire ayant valeur de métaphore pour un baiser échangé entre deux hommes, l'homosexualité étant tabou à cette époque. Dans la scène finale, Ellen attirera le vampire à son lit pour se donner librement. Hutter se retrouvant donc impuissant alors que le Nosferatu représente ce qui est nié et qui doit être caché dans l'ombre, explicitant l'aversion à la lumière. En outre, le vampire se dressant de son cercueil est assimilable visuellement à l'érection.

L'ambivalence, l'ambiguïté prend alors corps avec la manifestation du double. Car l'ombre qui constitue de par sa nature, le double de l'homme. Hutter est donc à la fois l'époux hétérosexuel et l'amant homosexuel. L'ombre connotant visuellement dans l'expressionnisme le meurtrier, l'assassin, anticipe également ici l'imminence du danger et le désir sexuel refoulé. Hutter trouve donc en un certain sens son double malveillant et surtout alternatif dans le Nosferatu. Ce dernier est la figure sombre et révélée du jeune homme. Hutter, représentant l'être inhibé par les conventions sociales et par un discours idéologique, refoule des désirs inconscients, lui, qui vit en plein jour, à la lumière. Le Nosferatu, créature nocturne, affiche quant à lui les désirs primaires enfouis dans l'inconscient.

Ainsi, au bonheur moral et romantique des scènes où Hutter est avec son épouse Ellen, le jeune homme rencontrera son double en la personne du comte, siège de ses pulsions refoulées. Le château lugubre et obscur du Comte symbolisant le siège de l'inconscient, certains plans, montrés en inversion du négatif de la pellicule (le sombre apparaît blanc, et le clair devenant noir), corrobore ce passage de la conscience à l'inconscient. Le paroxysme est atteint lorsque Hutter descend dans la crypte, comme lieu insondable de l'inconscient, et découvrira la nature du monstre. Horrifié par cette révélation au niveau de son propre inconscient, il veut fuir, et de ce fait tente donc de le refouler afin de retourner au seuil de sa conscience, auprès de sa femme, au stade où pulsions et désirs sont inhibés.


Le réalisateur allemand Werner Herzog réalisera en 1979 un remake intitulé «Nosferatu», avec Klaus Kinski incarnant le Fantôme de la nuit, Bruno Ganz dans le rôle de Jonathan et Isabelle Adjani dans celui de Lucy. Ce Nosferatu constitue un bel hommage à l'original, avec son rythme lent, à l'instar de la sensation hiératique du métrage de Murnau, et au visuel fleuretant avec l'aspect documentaire. Cette version remportera un vif succès est entérinera le renaissance du cinéma allemand, amorcée auparavant par d'autres réalisateurs (Fassbinder, Wenders,...).

Francis Ford Coppola avec Bram Stoker's Dracula (1992) respecte les écrits de Stoker et offre à sa manière un hommage au travail de Murnau, notamment par le fait que le film soit presque exclusivement tourné en studio, et par l'allure théâtrale de la composition.

Plus récemment, Shadow Of The Vampire (l'Ombre du vampire – 2000), réalisé par E. Elias Merhige, prend comme postulat de départ que, comme le veut la rumeur, le rôle de Nosferatu fut tenu par un véritable vampire. Ce film retrace donc le tournage de Nosferatu en 1921, où le personnage Murnau, dans un souci d'extrême réalisme a engagé une authentique créature de la nuit pour interpréter le rôle. Si l'idée est originale, le résultat restera cependant nettement plus contestable.

Nosferatu est, quant à lui, un film qui traduit les attachements de Murnau à une certaine tradition du romantisme et de l'expressionnisme, à l'esthétique gothique ainsi qu'au désir, et à l'homosexualité. Néanmoins, la vision pessimiste du réalisateur transparaît dans cette oeuvre de façon significative. Certains verront même dans Nosferatu un témoignage visionnaire qui préfigure la montée du nazisme, conférant à l'oeuvre une aura symbolique. Pour conclure, il est important de souligner que ce métrage n'est pas une simple adaptation de roman mais qu'il constitue une oeuvre forte et essentielle. Que dire de plus, si ce n'est que Murnau, intéressé par le roman et ayant le désir d'en faire un film, est déclaré au sujet du personnage de Dracula: « Cet homme est mien... »

Christophe Girard

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