Alphonse Rabbe représente l’un des écrivains les plus méconnus du Romantisme français. Né en 1788 à Riez, petite ville provençale, il eut une enfance heureuse bien que sa famille eût quelques problèmes de fortune à la période de la Révolution. Il n’existe aucun portrait de Rabbe. En revanche, Victor Hugo fait une description assez émouvante de la maladie qui défigure l’auteur : « ses paupières, ses narines, ses lèvres, étaient rongés ; plus de barbe et des dents de charbon. Il n’avait conservé que ses cheveux dont les boucles blondes flottaient sur ses épaules et un seul œil dont le ferme regard et le sourire ferme et franc jetaient encore un éclair de beauté sur ce masque hideux. »
Passionné par l’antiquité gréco-romaine, il subsistera dans ses écrits une qualité d’éloquence latine. Dès 1802, il quitte le domicile familial et devient le secrétaire particulier d’Alexandre de Lameth, préfet des Basses-Alpes. Il se lasse vite des travaux administratifs. Quelques mois plus tard, il débarque à Paris dans l’espoir d’y trouver la gloire. Il se passionne pour la peinture et travaille dans l’atelier de David puis de Regnault. A partir de 1823 jusqu’à l’aube de sa mort en 1829, il collabore au Courrier Français et publie des articles consacrés aux Beaux-arts, en l’occurrence sur les Salons et toutes les manifestations artistiques de l’époque. Déçu dans ses ambitions de peintre, il s’essaie ensuite à la musique mais de manière inefficace et dans une période assez brève. Il se consacre ensuite à la philosophie et l’histoire des religions. Puis il retourne en Provence et termine ses études de droit. Quand il retourne à Paris, il se met en tête de s’essayer au théâtre. Mais il abandonne très vite son projet. Déçu dans toutes ses ambitions, il entre dans l’administration militaire en 1808 et devient adjoint aux commissaires des guerres. C’est en Espagne qu'Alphonse Rabbe contracte le germe de la syphilis qui le conduit, au bout de deux ans, à rentrer en France pour avoir recours à des soins et des médicaments qui se révéleront, hélas, inefficaces.
Il collabore, à son retour, à plusieurs travaux historiques publiés entre 1807 et 1809 sans les signer de son nom. Puis il s’inscrit au bureau d’Aix. Il entre en Politique et s’enrôle parmi les Royalistes de Provence. Après Waterloo, Rabbe souhaite poursuivre les agents de l’empereur mais le duc de Richelieu ne lui offre qu’un poste ridicule au ministère des Affaires Étrangères. Il se lance bientôt dans la politique républicaine de l’opposition libérale. Entre 1822 et 1827, il publie dans L’Album des textes qui défendent la politique anti-exclavagiste en Angleterre en condamnant le « commerce homicide appelé Traite des Noirs ». Son activité politique s’oriente surtout dans la région provençale où il publie ses idées dans une brochure en 1819 à Marseille sur l’Utilité des Journaux politiques publiés dans les Départements. Rabbe participe, en outre, à une feuille clandestine, le Gnome, puis fonde à Marseille en 1820, un journal de combat, le Phocéen. Alphonse finit par provoquer de vives hostilités auprès des monarchistes locaux. Il est, par ailleurs, accusé d’une irrégularité financière de plusieurs millions. Un mandat d’arrêt est lancé contre lui. Rabbe s’enfuit dans les Alpes mais il est finalement arrêté et incarcéré à Grenoble. Il défend sa cause seul à la Cour et réussit à être acquitté. Cependant, Le Phocéen ne peut renaître de ses cendres.
Déçu par ses actions politiques, il quitte la Provence et regagne Paris. Il écrit quelques articles aux Tablettes Universelles, à L’Album avant qu’il soit interdit en 1823, au Miroir, à La Pandore et au Courrier Français. Il publie surtout de la critique d’art souvent tendancieuse. Il gagne aussi sa vie grâce à des travaux historiques. En 1823, il publie Résumé de l’Histoire d’Espagne, un Résumé de l’Histoire du Portugal puis en 1825, un Résumé de l’Histoire de la Russie. Il écrit : « la plume de l’historien ne doit pas être un tuyau de plomb d’où coule une eau tiède sur le papier ». Rabbe ne supporte pas la modération et le pédantisme de ses collaborateurs des Tablettes Universelles. Il se brouille avec eux et commence à vivre en marge de la société, évitant les milieux hugolâtres. Il condamne le Romantisme de l’époque mais exprime toute son admiration pour le lyrisme de Béranger et la prose de Chateaubriand. Il trouve un écho à sa propre mélancolie dans l’œuvre Oberman de Senancour publiée en 1804. Rabbe devient l’ami de Victor Hugo après avoir essayé d’arrêter l’imprimerie d’une critique sur ses idées politiques dans L’Album.
Pendant les cinq dernières années de sa vie, il vit à l’écart à cause de la maladie qui le défigure. Il écrit ainsi : « quand je me regarde, je frémis ! Quelle main a sillonné ma face de ces traces hideuses ? » Il se drogue à l’opium et ne parvient plus à vivre de sa plume. De son roman la Sœur grise qu’il conçoit comme un futur chef-d’œuvre, il se persuade qu’on le lui a volé. Après sa mort, on n’en retrouve aucun fragment. Les traces de son désespoir apparaissent dans son Album d’un Pessimisme qu’il écrit pour se soulager. Il en publie tout de même quelques fragments sous le titre de Mélanges dès 1823 dans les numéros du 7 août et du 23 septembre des Tablettes Universelles.
Au Printemps 1828, il perd sa domestique âgée de vingt ans qui était la seule à lui témoigner un amour sincère. Quelques mois plus tard, il la décrit dans une lettre adressée à Victor Hugo en ses termes : « celle qui vient de me quitter avait, sous des formes vulgaires, une âme dont j’avais seul le secret ; dans son ignorance et dans sa candeur, elle s’ignorait elle-même et j’étais tout au monde pour elle. Son vœu le plus ardent a été rempli, elle a exhalé son souffle dans mes bras. Je reste amèrement seul ». Sa maladie progresse, l’obligeant à augmenter ses doses d’opium.
Sa mort reste un mystère. Le suicide demeure un thème omniprésent dans son Album d’un Pessimiste. Le 13 janvier 1829, peu avant sa mort, il ajoute toute la première partie de son ouvrage qui porte le titre « Philosophie du Désespoir ». Cette section apparaît comme une sorte de « Testament philosophique », selon ses propres termes. Il meurt en 1830 dans des conditions mystérieuses.
Sa réputation littéraire naît grâce à l’édition posthume de son Album d’un pessimiste. L’ouvrage lui a valu l’honneur d’être qualifié par André Breton de « surréaliste dans la mort » dans le Manifeste du Surréalisme publié en 1924. Ses lettres sont quasiment introuvables. En revanche, sa mémoire s’est perpétuée grâce à des auteurs célèbres qu’il a fréquentés. Victor Hugo lui rend hommage dans ses Chants du Crépuscule. Sainte-Beuve fait référence à l’auteur dans ses Portraits Contemporains et le compare à Oberman, « foudroyé sans éclair ». Charles Baudelaire, dans Fusées, le compare à Chateaubriand et à Edgar Poe.
Auteur : Véronique CABON