L'Absent

Illustration : Machine à remonter Temps

Les vacances sont finies. L’année dernière, l’année où j’étais à Horlick, il y a eu cinq suicides. Cinq. « Une année maudite pour cette petite ville du Maine», selon les mots du canard local. Certains ont insinué que mon renvoi de l’école serait dû à la responsabilité que j’aurais eue dans ces suicides. Cependant le motif officiel de mon départ de Horlick tient en une ligne: «Absentéisme ayant dépassé de loin les taux généralement permis par cet établissement.»
Emma, Sean, Ramsey et Bret sont assis à une table au fond de la classe, tenant chacun sept cartes en éventail dans les mains qu’ils s’échangent toutes les trois secondes avec une fébrilité concentrée. Notre prof, monsieur Hooper, est allé chercher ses photocopies au secrétariat. Les autres élèves discutent de choses insignifiantes ou sont sortis prendre l’air le temps que la pause se termine. Je me tiens à la table du fond, le menton sur mes coudes croisés, regardant les cartes changer de propriétaire.
Nous sommes à la première semaine de la rentrée. Bentley, Chris et Mark contemplent depuis la fenêtre la cour de récréation où discutent, fument et rient quelques centaines de lycéens trois étages plus bas. Ils cherchent ceux ou celles sur qui ils peuvent raconter quelque chose –tentant de repérer les détails bizarres ou anormaux chez les autres afin de s’assurer de n’en être pas eux-mêmes victimes. Les filles aussi les intéressent, bien sûr: ils se moquent des plus moches ou des plus bizarres et fantasment sur les autres. Rien d’extraordinaire en ce lundi de septembre grisâtre.
M.Hooper entre en classe et déplace sa chaise à roulettes pour s’asseoir. « Bien, fait-il en posant une pile de documents agrafés sur son pupitre. Comme nous l’avons vu il y a quelques minutes, Dracula incarne dans le roman de Stoker une figure tabou de la société victorienne caractérisée par un individualisme féroce, un instinct de prédateur et…»
Je m’assoupis. Mes deux voisines de gauche, les meilleures amies du monde, se mettent à papoter et à rire sans discrétion; elles ne voient rien en dehors de leur petit univers personnel qu’elles alimentent en permanence par des anecdotes toujours plus excitantes. A la table juste devant, Emma est en train de finir de ranger les cartes dans un paquet cartonné ficelé par un élastique; Sean n’arrête pas de se tortiller sur sa chaise; Bret suce un Fisherman’s Friend avec un air d’attardé mental.
Je jette un coup d’œil par la fenêtre et remarque qu’il ne reste plus personne dans la cour. Il est trois heures et le Branford’s College est presque trop calme.
Tandis que notre prof de français s’emmêle à plusieurs reprises dans ses phrases tortueuses, la classe commence à s’assoupir. Seule une fille au premier rang paraît réellement intéressée par la leçon. Elle pose des questions stupides qui agacent M.Hooper, qui agacent tout le monde en fait, mais elle ne paraît pas se lasser de les poser. Elle a dix-sept ans, sa mère fait des ménages dans le quartier et elle est bien décidée à ne pas suivre cette voie: elle se fabrique déjà un autre avenir.
« Sarah, dit M Hooper, je crois que dans votre esprit vous mélangez deux…choses qui n’ont pas de rapport direct. Il est faux de dire… »
Sean pousse un soupir et se tourne vers sa voisine, qui lui renvoie son regard blasé avec une expression comique de dessin animé. Bret leur jette un coup d’œil désintéressé avant d’avaler son bonbon mentholé d’un coup sec; Samuel s’efforce de dormir au deuxième rang. Une fille dans la colonne de droite éclate de rire, de manière un peu affectée −comme si en fait elle m’observe depuis déjà longtemps. Je ne réagis pas. Je crois que je suis un peu malade. La grippe, peut-être…


Le lendemain, quelque chose d’horrible arrive.
Dès que je parviens dans le hall d’entrée, près de la rotonde, j’écarte la foule avec peine et monte les escaliers en vitesse de peur d’être déjà en retard pour les cours. Sur des panneaux de liège, près des batteries de casiers, sont punaisés des dessins récompensés par un juré scolaire. Sur l’un d’eux, une caricature de Dracula a ses incisives plantées dans une canette de Coca. A ses pieds, une vierge vidée de son sang se plaint dans la bulle qui lui est réservée de ne pas avoir été « vidée ».
Le cours de Mr Mulhout est d’un ennui mortel. Les élèves tripotent ce qui traîne sur leur table, regardent par les fenêtres, jouent à des petits jeux insignifiants, discutent de leur week-end, dessinent des figures de mangas, récrivent des paroles de chansons ou adressent des messages aux futures occupants de la classe (de grands « Salut ! » enthousiastes, ou des formules du genre « J’aime le pastis et ton entrecuisse », « Les vieux ont toujours tort » ou « Je m’ennuie à mouriiir !!! »), tandis que le prof, imperturbable, continue sa leçon sur les dérivées et les intégrales. Je crois que suis toujours un peu malade –des nausées chroniques m’ont tenu éveillé presque toute la nuit. Ou peut-être est-ce autre chose. Peut-être est-ce simplement l’angoisse des examens qui approchent.
Au premier rang, Sarah Marshen pose une énième question idiote (pas parce qu’elle ne suit pas, mais parce qu’elle ne comprend pas), mais Mr Mulhout ne fait pas la différence et commence à s’énerver. L’esprit de Sarah, tel un animal, fait un bond en arrière, blessé –je le conçois aussi nettement que si cet esprit avait une existence physique. Au cours de l’heure qui suit, Sarah se contente de fixer le pupitre, les yeux dans le vague, sans rien écrire dans son cahier. Elle paraît songer à quelque chose de lointain et d’inaccessible. A ses côtés, les stylos s’activent avec l’automatisme de robots.
Cet après-midi, nous avons cours dans le bâtiment B pour les sciences expérimentales. Je crois que Sarah a pleuré: ses yeux sont légèrement rouges et gonflés. Sa démarche dans les escaliers négligée, apathique. Ce n’est qu’au moment où je parviens au quatrième étage et que je me retourne que je me rends compte qu’elle a disparu. Elle a dû s’arrêter aux toilettes du troisième pour s’arranger un peu.
Je m’installe au dernier rang au moment où Mr Burrough entre dans la classe. Sarah apparaît cinq minutes en retard. Aussitôt, elle s’assied au premier rang, toute seule. D’où je suis, je peux la voir dessiner sur son cahier, de jolis dessins tout en rondeurs −qui n’ont bien sûr rien à voir avec le cours de Mr Burroughs. L’un d’eux représente un vampire. Assez petit et les cheveux bruns, il me ressemble étrangement. Ses incisives sont plantées dans la tête d’une petite fille qui tient dans la main droite un ours en peluche. La petite fille, qui a des cheveux noirs et elle-même un peu l’air d’un vampire, s’exclame «Oh ! Je crois que j’ai la migraine ». Tandis que j’observe son dessin, je me demande si son auteur et celui qui a dessiné la caricature récompensée par le juré ne seraient pas en fait une seule et même personne. Au deuxième rang, Emma, Sean, Ramsey et Bret, inséparables, se livrent à leurs petits jeux habituels tandis que la craie de Mr Burrough s’active sur le tableau.
L’après-midi même, Mrs Burns est en train de nous expliquer les règles si dures à maîtriser du passif lorsque une fille ouvre violemment la porte, haletante, l’air horrifié :
− Une élève s’est jetée du toit du bâtiment…Je crois qu’elle était dans votre classe.
Notre prof reste un instant interdite, visiblement incapable de se décider sur la réaction à adopter. Finalement le cours est annulé et nous pouvons tous rentrer chez nous −pour méditer la tragédie peut-être, ou juste parce que l’administration a besoin de temps pour se réorganiser efficacement.
On me propose d’aller jouer au basket −je refuse. Déjà la stupéfaction ahurie a laissé la place à un nouvel entrain. On semble presser de se rappeler mille petits détails, d’évoquer l’histoire. Chacun se félicite d’être toujours là. Beaucoup de choses sont organisées –un véritable bouillonnement d’activités visant à contrebalancer le souvenir de la morte. Je n’ai jamais été aussi content d’être à l’école.
La fin de la semaine s’écoule sans beaucoup de surprises. L’hiver approche, les cas de maladie se font plus fréquents. Le lundi de la semaine suivante, quatre ou cinq élèves supplémentaires manquent les cours. Sur les feuilles d’absence qu’ils ont remis à notre prof principal, Mr Brennett, ils ont marqué : «Ai attrapé la grippe. Ne sais pas quand je serai guéri. » Mais les rumeurs disent autre chose ; les rumeurs disent : ceux-là ne sont pas vraiment malades. Ils font semblant. Bien sûr, c’est bientôt la saison du froid et des maladies qu’il entraîne: le moment idéal pour se faire porter pâle.
Mais je crois que les rumeurs se trompent. Je crois que Alan, Brett, Michael et les autres sont vraiment malades. Une maladie qu’il ne serait pas très malin d’expliciter sur le petit papier rose «demande de congé.» De ceux qui sont restés, sur les deux dizaines d’élèves qui assistent toujours aux cours, j’en ai repéré deux ou trois qui ont l’air un peu déprimé. Je me demande si eux aussi vont y succomber bientôt.
Quant à moi, je me sens mieux. Il est vrai qu’il y a peu de temps, j’étais un peu faible, comme si on m’on m’avait refilé un mauvais virus, mais il semble que je m’en sois remis. Le prof de français m’a même fait remarquer que mon attention en classe s’est améliorée depuis quelques jours.
C’est cet après-midi là que Larah Frahm, au cours d’histoire et science des religions que nous suivons chaque jeudi, a parlé de «se jeter par la fenêtre».
Larah est une grosse fille pas très attirante, d’habitude plutôt exaltée; tandis qu’elle lâche ces mots, elle sourit d’un sourire d’insomniaque. Elle est plutôt pâle. Ses paupières glissent sur ses yeux comme si elle envisage la vie avec de moins en moins d’ouverture. Elle est calme, sereine, et Jeremy, son voisin de table, se met à rire comme si elle n’était pas vraiment sérieuse. Le prof rentre au moment pile où la sonnerie retentit et le cours reprend.
Le bouddhisme. Les préjugés sur le bouddhisme −le bouddhisme tibétain ne représente pas le vrai bouddhisme ! La vie est un cycle ; nous y sommes entrés et c’est une damnation, un mal. Nous devons sortir du cycle. Nous devons sortir de la vie. Pour cela: devenir moine. Mais nous ne serons jamais moines. Nous devons nous réincarner. Des conneries.
Je regarde Larah. Larah est-elle bouddha ? Va-t-elle le devenir ? Non, nous apprend Mr Benassi: le suicide ne permet pas d’accéder au stade de bouddha; c’est une tricherie impardonnable qui exclut toute possibilité d’avenir dans le nirvana.
Le cours se termine. Larah range très lentement ses affaires dans son sac, aussi lentement que moi, qui l’observe. Les élèves partent. Même Jeremy part. Notre prof, Mr Benassi, agrippe son attaché-case, puis nous souhaite un bon week-end. On entend le bruit de ses pas décroître dans le couloir.
Dès que nous sommes seuls, Larah se tourne vers moi et me dit : «Ce bouddhisme. Vraiment n’importe quoi, non ?
− Ouais. »
Puis, sur le même ton de conversation, elle me demande : « Au fait, pourquoi tu me suis tout le temps ?
− Qu’est-ce que tu veux dire ?
− Je t’ai vu hier, quand je suis sorti de l’école. Tu m’as suivi à vélo jusqu’à ce que j’arrive chez moi. Et je t’ai aussi vu par la fenêtre de ma chambre deux heures plus tard −t’étais toujours là, sur le gravier de ma maison.
− T’as dû te tromper, je…
− Ca va, me prends pas pour une conne. »
Sur ce, elle ouvre la porte-fenêtre et se rend sur le balcon, contemplant la cour qui s’étend en bas. Comme je la rejoins, elle me demande sans se retourner: « Si je saute, qu’est-ce que tu diras ? Je veux dire…Ca te ferait quelque chose ? ».
Elle semble ne pas le croire, mais elle se trompe. «Oui, bien sûr que ça me ferait quelque chose, je dis. Ca me rendrait plus fort. » Mes paroles tombent dans l’oreille d’une sourde.


L’hiver approche.
La classe s’est encore dépeuplée. Les cours sont plus agréables à suivre. Il y a de moins en moins de monde mais le peu qui reste profite de l’absence des autres. Mr Brennett n’a pas une seule fois besoin d’élever la voix. Je crois que lui aussi savoure ces moments de plate tranquillité ; il paraît presque heureux. Je me sens également mieux, même si je suis assis tout au fond de la classe. Le vide qui se trouve au premier rang paraît assez anodin ; la disparition de Sarah ne change pas grand-chose.
Alors que Noël approche, mes notes s’améliorent. J’en suis content car mon bulletin de premier trimestre a été tout sauf enthousiasmant. Mais qu’est-ce qui l’est, dans ce collège pourri ? Tandis que je songe à ça, je regarde Meryl, la voisine de Sarah, assise toute seule au premier rang, et je me dis : « Ca, c’est enthousiasmant. » ; puis je songe à Larah, qui est là avec nous ce matin, et ma bonne humeur retombe; il y a tellement de personnes qui devraient disparaître.


Bientôt les vacances.
J’ai toujours su repérer le mal, je crois. Il est partout autour de nous. Je crois que j’arrive à l’aspirer; ça me fortifie. Savez-vous à quoi ressemble le Mal ? J’ai toujours pensé que le Mal n’existe pas en soi, que le Mal est en fait une absence de Bien. Ce n’est que parce que l’être humain déteste le vide qu’il se sent obligé de le remplacer par quelque chose, et ce quelque chose c’est le Mal. Je suis ce vide, ce vide qui crée le Mal par sa seule présence. Je n’existe qu’à partir du néant. Sinon je dépéris, je meurs lentement –je me vide progressivement de ma substance.
Je ne pense pas avoir été jamais vraiment malade, ici, à Hempstead. Le terrain est trop favorable pour laisser mourir des parasites dans mon genre.
J’ai pourtant été invité à plusieurs soirées au cours de cette année où j’ai eu l’impression d’être invisible –surtout depuis le suicide de Sarah, en fait. Pas seulement lors des soirées, d’ailleurs; ce sentiment de ne pas exister est récurrent chez moi, il ne disparaît jamais tout à fait. Je n’ai aucun pouvoir, aucun contrôle sur les gens et les discussions. L’Histoire s’est toujours déroulée dans l’ignorance de types comme moi mais ça ne nous a pas empêché d’exister. Je suis là, qu’on le veuille ou non –et le simple fait de ma présence à Hempstead en dit déjà long, je crois.
« Excuse-moi, mais j’ai oublié ton nom, me dit Chris tandis que je sirote un cocktail. » Nous sommes à ce bar, le Saturne, et Chris est dans ma classe depuis bientôt un an. C’est un peu difficile à croire.
− Robert, je réponds en levant mon nez du verre pour lui sourire. »
Chris paraît un instant se demander si je me fous de lui ou pas –ce n’est pas une hésitation sympathique, conviviale: il aurait fallu que j’aie plus de charme, plus de magnétisme, plus d’attrait pour cela; tous signes de vitalité dont je suis évidemment dépourvu. La question de Chris et la réponse que je lui ai faites sont seules, détachées dans une chape de silence. Tout le monde –c’est-à-dire Larah, Mike, Eileen et trois types un peu punks que je ne connais pas− nous prête un intérêt mêlé de neutralité et d’ennui. Bientôt l’un d’entre eux va prendre la parole, et ce sera la fin de mon temps de célébrité. Un mur infranchissable d’indifférence se dressera d’un seul coup entre moi et ces fêtards, et je mourrai à petit feu, dans mon coin.
« C’est pas toi qui connaissais Sarah ?me demande encore Chris. »
Voilà donc où il veut en venir, je pense. Cette fois, nous parvenons à capter entièrement l’attention. Car Sarah s’est suicidée, et la mort est un événement bouleversant. Le sujet est profond. Chris ne m’aurait jamais adressé la parole pour rien, j’aurais dû le savoir: je ne l’intéresse que parce que j’ai été un des seuls à avoir parlé à Sarah au cours de cette année. Il doit imaginer que j’ai quelque révélation fracassante à lui faire. Ou peut-être veut-il juste me mettre mal à l’aise.
Je repose mon cocktail sur la table. «Je ne la connaissais pas très bien, dis-je. Je lui ai juste parlé quelques fois.
− C’est toi qui lui as brisé le cœur ! lance soudain Larah.
Elle attend visiblement une réaction de ma part. Les autres rient de manière hésitante, et je me rends compte de l’ambiguïté : Larah est-elle sérieuse ou ne cherche-t-elle qu’à relancer la conversation sur un mode humoristique vaguement malsain ? L’atmosphère est très bizarre.
Chris se met à rire à son tour, un peu stupidement. « Cette fille était barge, de toute façon ».
Un des punks croise les mains derrière sa nuque et demande: « Comment elle s’y est prise, déjà ? »
Larah écrase son mégot dans le cendrier. «Elle s’est jetée du toit du bâtiment C. 
− Oh ouais, c’est…c’est cool – j’veux dire, si je voulais me buter, je ferais exactement ça : je me jetterai d’un pont ou du toit de l’école. (Le type rit un peu, embarrassé, comme s’il espérait que les autres partageraient sa vision des choses). C’est cool, répète-t-il.
− Moi je préfèrerais la guillotine ou l’injection, dit finalement Larah.
Cette fois, les rires sont plus francs : le cas de Sarah est transcendé pour donner lieu à un débat général sur le moyen le moins atroce de mettre fin à ses jours.
− La guillotine ! Putain, retourne au Moyen-Age, Larah. 
Larah rit, comme si elle était contente d’avoir proféré une stupidité et animé ainsi un peu la conversation. « Je te rappelle qu’au Moyen-Âge, on les pendait, abruti.
− Le meilleur truc, c’est encore de se faire fusiller, dit Chris.
− Moi je suis pour la chaise électrique », dit le deuxième punk en riant tout seul de sa contribution.
Un silence s’installe, comme pour contrebalancer cette brusque convivialité après un si long temps mort. Des sourires flottent au-dessus des verres; personne ne se regarde vraiment. Puis Larah tourne la tête vers moi et, d’un air assez provocateur (comme si elle doutait de ma capacité à trouver une répartie drôle ou intéressante), me demande : « Et toi, t’en penses quoi….Robert ? 
− Il y en aura d’autres, je réponds très rapidement.
Larah perd un peu de sa vivacité. Elle me regarde d’un air insomniaque. « Quoi ? D’autres qui vont se buter ? »
J’acquiesce et finis mon cocktail –sachant pertinemment que les autres sont en train de se demander si je plaisante et savourant la problématique que cela engendre « T’es aussi barge que cette fille », conclut Larah d’une voix un peu tendue avant de finir de siroter son Hot hot beach.

«La religion est un moteur puissant, peut-être le plus puissant qu’il soit, dit Mr Benassi, et toute la classe semble muette, comme rendue humble par cette affirmation capitale. Si vous apprenez à la cultiver –je dis bien la cultiver, pas à vous reposer sur elle−, alors il se pourrait que vous trouviez ce que recherchent des milliards d’être humains à travers le monde. Je veux parler d’une réponse personnelle au sens de notre existence.» Des yeux le regardent, neutres, avides, mais en même temps plein d’une timidité fondamentale. Mr Benassi n’a pas l’air grave et un peu hautain de notre professeur d’histoire, Mr Liman. Non, il se contente de nous regarder, les lèvres pleines d’humour, le regard brillant derrière ses lunettes, et je comprends alors que ce type croit vraiment ce qu’il affirme.
«C’est des conneries, dis-je, rompant si brutalement le silence que Mattie sursaute au deuxième rang. »
Mr Benassi, le cul sur son pupitre –ses pieds ne touchent même pas le sol– tourne la tête vers moi. Son expression dénote de l’intérêt et de l’amusement. «Vraiment ? répliqua-t-il, de son ton plein d’une ironie constructive, prêt à marchander son savoir. Si c’est ce que vous croyez, je ne me mettrai pas en travers. Mais peut-être pourriez-vous exposer vos arguments afin que nous ayons une discussion ouverte ? »
Les douze yeux qui me dévisagent ont perdu leur vacuité. Ils semblent pleins de reproches. Petit con prétentieux, semblent-ils dire. Vas-y. Lance-toi ; ridiculise-toi.
«Ce que je veux dire, dis-je, c’est que la religion n’a certainement pas ce pouvoir que vous semblez lui associer. Tout ça, c’est des conneries qu’on vous a rabâché au catéchisme. 
− Etant musulman, réplique doucement Mr Benassi, je n’ai jamais suivi ce genre d’éducation. Mais que je vous comprenne bien: ce que vous nous dites, Clay, c’est que la religion est incapable de donner du sens à la vie d’un croyant ?
− Ce que je pense, c’est qu’il s’agit du symptôme de l’autruche. On se plante la tête dans la terre pour pas voir ce qui nous arrive.
− Et que nous arrive-t-il, Clay ?
− Vous savez bien. On crève tous, au bout du compte.
− J’avoue que j’ai du mal à vous suivre. »
Je prends mon inspiration, expire. «Enfin, c’est pourtant simple. Certaines personnes –vos foutus croyants–ont l’impression que leur existence acquiert du sens à coup de prières, de rites, de dogmes, et tout ce genre de conneries. Mais si c’était vraiment le cas, toutes ces vies auraient le même sens car elles sont basées sur les mêmes pratiques. Sur les mêmes axiomes. En réalité, tout ce que ça leur apporte, c’est une marche à suivre. Un guide de bonne conduite pour des bons croyants, vous pigez ? »
Mr Benassi semble méditer un instant sa réponse. «Vous oubliez plusieurs points, Clay. Premièrement, qu’il existe plusieurs religions et donc plusieurs croyances. Ensuite que, pour croyant qu’on soit, nous ne sommes pas obligés d’adhérer de manière absolue à ces croyances. Nous pouvons nous forger nos propres conceptions. Contrairement à vous, poursuivit Mr Benassi de son ton habitué à la polémique en bons termes, je ne crois pas qu’adhérer à une religion quelconque consiste à s’aveugler. Pour ma part, il s’agit tout au contraire d’une forme saine d’épanouissement personnel et d’humilité face aux forces supérieures qui nous gouvernent. Et, bien sûr, de reconnaissance de sa propre mortalité. Croire en Dieu, ce n’est pas croire qu’un vendredi 13 ne vous apportera que des malheurs ou qu’il est dangereux de passer sous une échelle. Cela, ça s’appelle de la superstition. La religion n’est pas figée. Elle implique de vous un effort constant et soutenu. Elle fait appel à vos capacités personnelles à appréhender une réalité « autre. »
− Encore du baratin, je marmonne, et à ce moment-là je comprends que ce type est un malin, qu’il m’a ferré pour de bon. Il attend de moi que je réagisse.
− J’ai entendu dire que les croyants avaient une espérance de vie plus élevée que les autres, dit soudain Mattie nerveusement, essayant de s’insérer dans le débat.
Je saisis la balle au bond : «Exactement: le pouvoir anxiolytique de la foi. La base de tout, je continue, c’est la peur. Et c’est parce qu’ils pètent de trouille devant leur propre mortalité, comme vous dites, que les gens –les croyants, les faibles– se réfugient dans un appareil doctrinal qui les abreuvera de conneries mensongères préfabriquées, puisées dans des mythologies abstraites. Quant aux Testaments –l’Ancien et le Nouveau−, ou le Coran, ou je ne sais quels autres textes fondateurs, en plus de relater des faits historiquement douteux, voire carrément faux, n’ont d’intérêt que par les symboles, les métaphores, les exemples, qu’ils transmettent.
− Des contes de fée, en quelque sorte, dit Mr Benassi, l’air toujours aussi amusé.
− J’ai jamais dit que toutes leurs histoires étaient roses, je réplique, piqué au vif. C’est même globalement guerrier et sanglant et les thèmes évoquent des sujets aussi graves que la trahison, le crime, l’inceste, etc. Mais après tout, les contes de fée possèdent souvent une forme de cruauté raffinée. Seulement, contrairement aux contes de Grimm ou de Hendersen, ces textes ont autant de valeur et de validité pour des centaines de millions de gens que des textes de loi. Sans compter que les neuf dixième d’entre eux les liront au premier degré, c’est-à-dire avec toutes les incohérences –et, bien plus grave, avec les messages de génocides ou d’incitation au meurtre ou à l’ascèse, ou je ne sais quoi d’autre– que ces textes comportent. Et je ne parle pas encore des extrémistes, ou des exégètes de pacotille, ou de je ne sais quel enfoiré venu, qui va s’arranger pour détourner le sens de certains passages ambigus de la Bible ou du Coran pour inciter à la haine. Suffit de regarder ces enculés d’islamistes qui se font sauver chaque quart d’heure ou les croisades chrétiennes qui ont eu lieu par le passé.
Et voilà que Mr Benassi perd son putain d’air détaché. A ma grande satisfaction, je comprends que j’ai touché un point sensible. Peut-être ai-je mal évalué ce type. Peut-être Mr Benassi se sent-il réellement concerné, voire bouleversé, par les dérives occasionnées par ses si précieuses religions.
− Vous soulevez des points justes, dit-il au bout d’un moment, mais je crois aussi que vous négligez beaucoup de facteurs. Des facteurs essentiels. S’il convient en effet de condamner l’instrumentalisation de la religion (ce qui est, vous l’admettrez, très différent de la religion elle-même) –à des fins politiques, idéologiques ou autres- il reste par contre plus vital que jamais –surtout en ces temps de crise− de s’intéresser aux textes eux-mêmes. Pas seulement pour éviter de se faire influencer ou manipuler, mais parce que, aussi obscurs et flous qu’ils soient, ils renvoient à des vérités atemporelles et représentent des sources inépuisables de réflexion. Et c’est sur ceci que j’insiste dans mon cours.
« Après tout, la science aussi a ses dérives n’est-ce pas ? Vous pouvez communiquer avec à peu près n’importe quel individu sur le globe, mais il y a aussi eu Nagasaki et Hiroshima. Nous avons trouvé des manières extrêmement utiles de convertir l’énergie solaire ou nucléaire en énergie électrique, mais une guerre bactériologique peut éclater à tout instant. Sans parler de toutes ces armes de plus en plus perfectionnées élaborées à chaque nouvelle guerre, de Tchernobyl, de l’explosion meurtrière de la navette spatiale Columbia, et j’en passe.
« Comme la science, la religion représente un axe. A partir de là, vous avez quatre choix. Le premier, c’est d’ignorer tout simplement cet axe ou de vous y intéresser sans vous y accrocher. C’est le cas de la plupart des athées et des agnostiques –quoique l’athéisme puisse représenter une forme de religiosité, mais ce n’est pas le débat. Le deuxième choix que vous avez, c’est de vous cramponner à cet axe de toutes vos forces –presque comme si votre vie en dépendait. Je veux parler là des croyants convaincus, des fondamentalistes, bref, des mordus de la religion. (Benassi laissa un ange passer. Puis il dit calmement :) La troisième possibilité, celle que je préconise à mes élèves, c’est de vous appuyer sur cet axe –sur ces multiples axes que représentent les différentes religions– et de choisir à quel point vous êtes d’accord ou pas. De se servir des religions comme tremplins, comme accès à des réflexions personnelles. Et s’il se trouve que vos croyances correspondent avec ce qu’enseignent les textes –du moins dans la manière admise dont ils sont interprétés−, eh bien, quoi de mieux ? Vous avez au moins la certitude que ces croyances sont partagées par des millions de personnes.
Silence. Puis une voix nouvelle –celle de Léa, une fille sage et pas très perspicace du premier rang : Et le quatrième choix ?
− C’est celui qu’il faut éviter, répondit Mr Benassi. C’est-à-dire vous servir de la religion, non comme voie d’accès à une expérience personnelle plus intime, plus profonde, mais en forçant les autres à y adhérer. Que ce soit par la voie de la violence, de la persuasion, du pur marketing ; à des fins de prosélytisme, politiques, économiques ou idéologiques. Dans ce cas, la religion devient une secte.
Nouveau silence.
− C’est pas tout, ça, dis-je au bout d’un moment au cours duquel je réfléchissais à ce que j’allais dire devant une classe que je devinais quasiment aux bottes de ce cher professeur. Vous occultez volontairement certains points qui méritent, eux, vraiment d’être débattus. Tout ce que vous venez de nous sortir, n’importe quel bon élève intelligent et ayant un peu le sens de l’histoire ou des connaissances superficielle de l’actualité sera d’accord.
− Sur quels points faut-il débattre alors, Clay ? demanda Mr Benassi avec une douceur quasi surnaturelle.
− Sur la raison même de l’existence des religions, dis-je en soignant mes effets. Et là, plusieurs mécanismes entre compte si vous me donnez le temps de vous les exposer.
− Je vous en prie.
− Le premier, le principal, est psychologique. Prenons les premiers hommes du temps où ils découvraient le feu. Ils n’en comprenaient bien sûr pas les principes chimiques. De même qu’ils ne comprenaient pas l’origine des éclairs, qu’ils ignoraient à quoi ressemblait la Terre –si elle était ronde, plate, ou triangulaire. Cette incompréhension des lois de la nature, des normes de l’univers, doit trouver un écho, une explication raisonnable dans leur esprit. Ils créent donc les mythologies, donc des fabulations destinées à donner un sens à tout ce bordel. (Mr Benassi ne tressaille même pas devant cette vulgarité; il baigne probablement dans un état transcendantal). Je parle là déjà d’une étape relativement avancée de l’humanité, quand celle-ci commençait non pas seulement à s’interroger mais à proposer des explications sur le monde qui l’entoure. Les Romains et les Grecs inventèrent des Dieux multiples qui régissaient ces lois de la nature et leur attribuaient des caractéristiques –morphologiques et caractérielles– humaines. Ce qui, à mon sens, est une preuve que l’esprit humain n’est capable que de concevoir des entités prétendument supérieures qu’en les dotant de référents terrestres ou humains. La plupart des gens imaginent encore Dieu dans la peau du vieux barbu. Ce que je veux dire, c’est qu’il est statistiquement quasi impossible que ce que nous créons par le biais de notre esprit et de notre imagination ait une réalité avérée. D’ailleurs, l’humanité elle-même finit par reconnaître ses erreurs passées. Plus personne ne croit que la Terre, ni qu’elle est le centre du monde. Ni que c’est Poséidon qui déclenche les tempêtes. Lorsque les mentalités auront évolué, il est presque aussi certain que la majeure partie de la population civilisée se moquera du karma, des théories sur la réincarnation ou sur la nature d’un Dieu omnipotent. Ces concepts seront à leur tour dépassés. Depuis le jour où les hommes se sont inquiétés de ce qui suivrait leur mort biologique, ils ont extrapolé des au-delà –une fois encore à partir de leur propre base de référence.
− Vous avez raison, Clay, mais…
− Attendez, je n’ai pas fini. Je viens d’essayer de montrer que la religion naît pour surmonter un blocage psychologique causé par notre incompréhension de l’univers. Mais il presque aussi facile de critiquer certaines notions purement religieuses, comme le désir de transcendance, le mysticisme, ou les prières. Premièrement, à part quelques prétendus miracles –coïncidence divine au sens ironique du terme ou escroquerie pure et simple, au choix−, nous n’avons jamais eu la moindre preuve que Dieu accorde plus d’intérêt aux croyants qu’aux autres. Ensuite, prenons ces types qui prétendent accéder à une sorte de dimension nouvelle par le biais de la prière ou de la méditation. Une étude sur les moines bouddhistes a montré que leur prétendue transcendance était due à un processus physiologique. Autrement dit, ces types ont pour seule qualité d’arriver à « endormir » une partie de leur cerveau qui, normalement, opère la distinction pour l’individu entre son être et son environnement. Pas étonnant qu’ils se croient au paradis.
«Quant à notre libre-arbitre, il n’est certainement pas aussi étendu que ce que nous croyons généralement. Par exemple, il existe des gènes qui prédisposent à la croyance. D’après un article que j’ai lu récemment, cette tendance se produit au niveau des neurotransmetteurs. Ainsi, certaines personnes sont plus « promptes à croire » que les autres parce qu’elles possèdent un plus fort taux de dopamine ou de sérotonine ou de je ne sais quoi d’autre dans leur foutue caboche. Et il faudrait encore parler du formidable pouvoir de cohésion sociale que possède la religion.
Là, je sens que je gagne quelques points. Toute la classe me regarde, certains incrédules, d’autres dubitatifs. Ils ont probablement du mal à croire que je sois aussi passionné et documenté sur le sujet. Ils n’ont donc pas encore compris qui je suis. Ni pourquoi ce débat est aussi vital pour moi.
Benassi jette un coup d’œil sur l’horloge murale. «Bon, il est presque l’heure, dit-il en se frottant les mains, l’air mi embarrassé mi satisfait du tour qu’a pris son cours. Je propose que nous nous reparlions de tout cela la semaine prochaine, si cela vous intéresse toujours autant. D’ici-là, travaillez bien.»
Après que tout le monde fut parti, Mr Benassi m’appelle au moment où je m’apprête à sortir de la classe :
− Hum, Clay, que diriez-vous de prendre un café chez moi un des ces jours ? Histoire de discuter de tout ça seul à seul. Vous savez, il est rare de trouver un étudiant qui se sente réellement et directement concerné par mon cours.» Dans ses yeux, je n’arrive à lire que de l’humilité.


Lundi matin, je me lève plus tôt pour aller voir Mr Benassi dans son bureau. J’ai déjà pris soin (au début de l’année, en réalité, où j’ai compris pour la première fois qu’il incarnait l’Ennemi) de noter ses horaires de disponibilité. Je me rends donc dans l’aile ouest du bâtiment A, puis dans la section «Histoire et sciences des religions ». Tandis que j’essaie de repérer son bureau, une secrétaire s’approche doucement de moi et me demande si je cherche quelque chose.
− Le professeur Benassi, je réponds en me retournant.
La secrétaire a une grimace contrite. « Ah…Je ne crois pas qu’il viendra aujourd’hui. Il a téléphoné ce matin pour signaler qu’en principe il serait absent.
− Il est à un Congrès ?
− Je crois qu’il est malade.
− Est-il est possible d’avoir son adresse ?
− Son adresse ? (Elle me regarde d’un air incrédule:) Vous voulez dire son adresse privée ?
− Oui.
− Non, je ne crois pas que ce soit poss…
− Je le connais bien, dis-je en essayant de prendre un air sincère. C’est un ami de mes parents.
− Dans ce cas, eux doivent l’avoir. Je suis désolée, mais Mr Benassi tient à garder son adresse ainsi que son numéro de téléphone confidentiels. »
Je hausse les épaules et tente de sourire, comme si ce n’est pas important. « D’accord, je comprends. » Je montre du doigt l’imprimante posé sur une armoire métallique à ma droite qui vient juste de régurgiter sa dernière photocopie, et je dis: « Vous devriez voir. Je crois que c’est fini. » La secrétaire se retourne, le dos courbé, l’air soudain harassé. Tandis qu’elle examine les formulaires qui sortent de la machine, elle vacille, en proie à des vertiges. Fouillant dans le registre de l’administration, je finis par trouver l’adresse. La secrétaire glisse de sa chaise et s’écroule entre la photocopieuse et le bureau, inerte.


La maison de Mr Benassi est grande, de style colonial, et située non loin de l’autoroute. Bordée par de hauts cyprès, elle comporte dix-huit pièces; difficile de garder une telle maison cachée, me dis-je. Il n’y a pas de boîte aux lettres. Aucun signe, en fait, n’indique qu’il s’agit bien de la maison de Mr Benassi.
J’ai néanmoins la certitude que je ne me trompe pas. Le soleil de cet après-midi donne à l’ensemble une teinte automnale, ne laissant en rien présager de ce qui m’attend à l’intérieur. Je gravis les marches en bois de cyprès qui mènent au porche, tentant de distinguer quelque chose derrière les fenêtres empoussiérées. Un merle, posé sur une branche d’un orme à deux pas de la véranda, m’observe: j’ai de la peine à savoir si c’est avec amusement, méchanceté ou par simple défi. Quand je lui retourne son regard d’oiseau, le merle a un petit geste nerveux de la tête, puis il décampe. Je pose ma main sur la poignée écaillée de la porte, m’attendant plus ou moins à la trouver fermée.
Tout d’abord, la porte résiste et je ne suis pas vraiment surpris −bien qu’un peu déçu. Je décide néanmoins de forcer un peu, et, dans un bref sursaut, la porte se décoince. Je lui donne une brève poussée, et suis aussitôt assailli par des bouffées légèrement âcres de poussière et de résine, ce qui arrête mon pas sur le seuil. « Propriété privée : interdit d’entrer » prévient l’écriteau devant le porche. Puis j’entends une respiration lourde, oppressée, bizarrement chuintante −celle d’un éléphanteau enrhumé, aurait-on dit. Je me décide à entrer.
Je commence à accommoder dans la pénombre. Les derniers rayons du soleil déclinant émaillent discrètement l’obscurité; je remarque la légère oscillation d’un rocking-chair au fond de la pièce.
Emmitouflé dans une couverture, se balançant doucement dans son rocking-chair, Mr Benassi a l’air bien mal en point. La partie de son visage qui dépasse des couvertures est d’un gris pustuleux. Des brûlures atroces ont dégarni son cuir chevelu, et un goitre horriblement boursouflé lui tient lieu de gorge. Il ressemble effectivement un peu à un éléphanteau.
− Vous voyez, dis-je, la bénédiction divine n’existe pas. Ce sont les parasites comme moi qui gagnent au bout du compte.
Mr Benassi émet un râle –à moins qu’il n’essaie de dire quelque chose. Je ne le saurai jamais. Car à cet instant, incapable de supporter ma proximité, il meurt dans un dernier soubresaut agonisant. Sur la table en cèdre à côté du rocking-chair gît un bidon d’essence renversé de 5 litres. Le briquet qu’a utilisé Mr Benassi doit se trouver quelque part à ses pieds.
− Ce n’est pas moi qui vous ai tué, dis-je au cadavre de mon professeur. Tous les deux, nous l’avons bien compris. Ce sont les pions que nous jouons qui décident de l’issue de la partie. C’était pareil à Horlicks, avant que je me fasse virer. L’aumônier est décédé juste après le cinquième suicide, une fille nommée Polly Chalmers. Elle venait se confesser chaque semaine. Le vieil aumônier la connaissait bien. Bien sûr, personne n’a fait lien.
«Et maintenant, Larah est morte, une paire de ciseaux plantée dans le cœur. Sarah et Larah brûlant en enfer, c’était trop pour vous, hein ? Echec et mat, Mr Benassi.
«Vous tentez de remplir les autres êtres humains de lumière et d’amour; je leur fais l’effet inverse. Et nous ne sommes nous-mêmes que des pièces sur le vaste échiquier des forces cosmiques. Qui peut dire contre qui je m’attaquerai dans cinquante ans ? Le Vatican, le Pape lui-même ?»
Le ciel s’est assombri. Je n’arrive pas à détacher mes yeux de mon Ennemi vaincu alors même que je suis en nage, haletant, exalté. J’ai peur de devoir encore changer d’école dans les prochaines semaines −juste au moment où je commençais à me plaire à Hempstead. Je leur fais confiance pour trouver un prétexte.


Le collège est en pleine effervescence en cette période automnale de fin d’année. Tout le monde semble avoir quelque chose d’excitant à raconter, des activités, des sorties intéressantes à effectuer, et des couples amoureux se forment à une vitesse étourdissante. Même les profs ont l’air comme catapultés dans les couloirs, faisant le pont entre les classes, contraints par les directives pressantes de l’administration (formulaires de fin d’année, bulletins scolaires à remettre), et tandis que tous s’agitent pour terminer en de bons termes et de manière percutante cette fin d’année, je me retrouve malade, une fois de plus.
Je suis parfois obligé de rester cramponné à la rambarde des escaliers, ou à un mur, en attendant que la douleur passe enfin. Sachant qu’elle ne disparaîtra jamais définitivement.
Ma tête aussi ne fonctionne plus très bien. Des migraines de plus en plus fréquentes m’assaillent. L’excitation collective qui m’entoure −même les élèves les plus sur la touche, ceux qui habituellement font office de dindons de la farce, sont inclus dans ce mouvement général car l’esprit de fête gomme miraculeusement les inégalités les plus flagrantes− me laisse sur la touche, exténué.
− Eh ben, Clay, ça va pas ? me demande un type qui ressemble à Stephen Dorff dans Blade et qui doit être Bruce ou Michael.
− J’ai dû choper une de ces conneries de refroidissement. Le cours avec Benassi a été supprimé ou quoi ?
Bruce-Michael me regarde soudain comme si j’étais un demeuré.
− On t’a pas raconté la nouvelle ? Benassi a eu un accident avec sa moto. Paraît qu’il est dans le coma, s’il est pas déjà crevé.
− Et…et Larah ?
− Elle a pris un congé. Partie en Thaïlande ou je sais plus trop où. 
Les escaliers qui mènent à mon casier semblent animés d’un mouvement de balance tandis que je monte les marches. La caricature de Dracula a disparu; une série de dessins représentant des formes géométriques abstraites l’ont remplacé. Un accident de moto, je pense en souriant. Partie en Thaïlande. C’est donc que les forces occultes des gens bien-pensants sont à l’œuvre, gommant la vérité, banalisant notre combat pour mieux le rendre invisible. Des meurtres déguisés en suicides ou en accidents: cette hypocrisie me révulse et, alors même qu’un vortex féroce de cris et de rires résonne dans tout le bâtiment, je m’appuie sur le mur pour ne pas flancher.


Les vacances approchent.
J’ai toujours su repérer le mal, je crois. Il est partout autour de nous. Je crois que j’arrive à l’aspirer, et ça me fortifie.
Savez-vous à quoi ressemble le Mal ? Je crois que le Mal n’existe pas en soi, je crois que le Mal est une absence de Bien. Mais l’histoire est la suivante : l’être humain détestant le vide, est obligé de le remplacer par quelque chose, et ce quelque chose c’est le Mal. Je suis ce vide. Et si l’être humain émet des ondes, celles que j’émets –l’équivalent psychologique des effets dévastateurs de la radioactivité, je suppose– sapent silencieusement les structures psychiques de ceux qui me côtoient de trop près. Comme une espèce de virus mental.
Mais maintenant que l’été approche à nouveau, que la perspective douloureuse des vacances se précise, mes forces m’abandonnent.
Lorsque je me lève, en ce matin de mars, le monde semble maintenant remis du long traumatisme de l’hiver. Je n’ai pas dormi de la nuit. Derrière la fenêtre de ma chambre, des enfants rient dans la rue et le soleil éclabousse l’asphalte.
Je me traîne jusqu’à la salle de bains, anéanti, et observe mon reflet dans la glace. La blancheur de mon visage est frappante. Une envie de vomir imminente me tenaille. La période des vaches maigres est revenue et, comme chaque année, je suis victime de cette maladie qui m’oblige éternellement à me remettre en chasse.
La grippe, peut-être.

Auteur : Denis Roditi

Illustration : Machine à remonter Temps de Stéphane Poinsot.

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