C'est une Nuit

Illustration : La Marcheuse

C’est une nuit. Tard. Il fait froid. Plus que froid : il a neigé. Elle est toute emmitouflée dans un long manteau bleu clair. Une écharpe noire. Un bonnet noir qui ne sert pas à faire joli, non là il s’agit d’avoir chaud, pas de plaire.

Elle marche depuis un moment déjà. Elle ne sait pas vraiment où elle va. Elle sait juste qu’elle ne veut pas rentrer. Chez elle, un mari. Un mari gentil. Oui gentil. Mais tellement décevant. Ça, elle ne l’a jamais dit. Personne ne sait que ce mari est, au fond, insignifiant. Ils n’ont rien à se dire. D’ailleurs ils n’ont jamais rien eu à se dire. C’est comme ça. Elle croyait que ça suffisait mais non, ça ne suffit pas.

Alors elle part.
Elle a froid.
Rien avec elle. Juste son manteau, son sac. Une jupe, des bottes peu pratiques pour la marche, surtout une marche qui sera longue, sûrement.
Un peu d’argent aussi. Pas beaucoup mais elle pourra peut-être prendre un ou deux trains, se loger. Elle verra.
Elle a des amis, de la famille mais ce n’est pas ce qu’elle veut.

Elle a grandi tranquillement, dans une petite ville de province. Quelques beaux quartiers, dont le sien, enfin celui de ses parents, quelques quartiers moins favorisés pour donner le change. Une place avec une fontaine, un monument aux morts, une mairie. Tout ça très triste, enfin elle, elle a toujours trouvé ça triste, cafardeux. Et le cafard elle l’avait souvent. Comme ça diffus, sans trop le savoir d’ailleurs.

Elle a fait des études honorables, moyennes. Rien d’extraordinaire. Parce que rien ne l’intéressait vraiment. Pas de passion, rien qui la dévore. Elle ne pensait pas qu’elle pourrait être dévorée par quoi que ce soit. La vie allait comme ça.

Quelques amies. Sans plus. Des filles avec qui elle allait au cinéma ou alors prendre un verre. Parfois c’était même les boîtes de nuit. Comme ça, parce qu’on le lui proposait.

Elle plaisait. Les garçons l’invitaient. Elle dansait, c’était amusant mais pas essentiel, elle aurait aussi bien pu rester là, à ne rien faire, vaguement animée par la musique, par l’agitation des autres.

Parfois ils l’embrassaient. Ses amies étaient un peu jalouses, elles trouvaient qu’elle avait de la chance. C’est ce qu’elles lui disaient. Elle souriait un peu, pas convaincue. Elle ne savait pas trop si « avoir un petit ami » lui plaisait. Elle a commencé à en avoir. Ils sortaient maintenant, comme ça, garçons, filles. Il y avait des jalousies, des larmes. Pas pour elle. Les histoires commençaient, finissaient, ça n’avait pas d’importance. Elle ne le disait pas, elle faisait comme si ça l’intéressait. Parfois même, comme pour faire plaisir, elle feignait d’être affectée par une rupture, un manquement. Mais non, en vrai, aucune importance, tout ça.

On la trouvait calme, équilibrée, rassurante. Jamais d’histoires. Ses parents étaient contents aussi : une fille sans problèmes, vraiment. Pas très affectueuse, plutôt renfermée. Mais toujours prête à les aider. Compatissante non dans les mots mais dans les actes. N’était-ce pas le principal ? C’est ce qu’ils se disaient souvent, vaguement inquiets toutefois.

Elle était belle. Le genre de beauté régulière dont beaucoup de femmes rêvent, les traits fins, un peu enfantins, petit nez, jolie bouche en cœur, les yeux bleus en amande, etc. Un beau corps aussi, élancé, des membres fins, la taille bien dessinée, de beaux seins fermes et tentants. Elle savait mettre son corps en valeur, des vêtements simples et beaux, de belles matières, de belles couleurs. Elle choisissait cependant tout ça très vite, vraiment sans narcissisme, presque distraitement. Et elle ne semblait pas y trouver beaucoup de plaisir. Mais ça ne l’ennuyait pas non plus.

C’est dans une de ces boutiques où elle allait régulièrement qu’elle l’avait rencontré.

Elle était en train d’essayer des chaussures. De jolis escarpins noirs, à talons, pour mettre en valeur le galbe de ses jambes, selon l’expression de la vendeuse, qui connaissait sa famille et la traitait avec la déférence qu’elle pensait lui devoir ou faire semblant de lui devoir.

Elle s’était sentie observée, ce dont elle avait plutôt l’habitude, même si elle n’en tirait aucune gloire ni satisfaction d’ailleurs. Mais observée, peut-être un peu différemment. Un regard qui finalement l’avait intriguée. Il semblait perplexe, hésitant. Ce n’était pas cette fois de l’admiration, de la convoitise, du désir, enfin tout ce qui l’ennuyait depuis toujours, il faut bien le dire…

Et puis brutalement il avait détourné les yeux, non comme quelqu’un qui serait gêné d’être surpris mais comme si au fond il ne l’avait pas vraiment vue, comme si ce n’était pas elle qu’il regardait.

Bon elle avait payé ses chaussures, et s’en était allée, un peu … comment dire ? Perturbée ? Le terme serait fort mais troublée. Oui troublée par cet homme, il fallait bien qu’elle en convienne.

Cependant elle n’y avait pas pensé longtemps. Elle était rentrée, avait géré la fin de la journée, un peu machinalement, comme toujours. D’abord les enfants à récupérer à l’école, l’institutrice à la mine toujours un peu inquiète :
« Il faut que je vous parle, Madame. »

Mais elle s’en allait, prenant l’air le plus pressé qu’elle pouvait, son fils un peu penaud, pas très gai, qui suivait derrière. C’était toujours les mêmes discours, les mêmes parlotes qui ne servaient à rien qu’à apaiser la conscience professionnelle de cette mêle-tout plutôt incompétente, globalement.

Quelques courses ensuite, la boulangerie, les propos de circonstances :
– Quel temps !
– Oh oui, vivement le printemps.
Et les sourires assortis. Ah sourire, c’était mécanique, machinal. Une sorte de politesse. Elle leur devait bien ça. Enfin on l’avait élevée comme ça. Un sourire un peu hautain tout de même. Un peu méprisant même, si on l’observait avec détachement, ce qui arrivait parfois.

Et puis les devoirs, les crises, les larmes. Elle semblait traverser tout ce brouhaha sans en être affectée. Lisse. Inaltérable. On aurait pu penser que son fils, justement lui, voulait absolument l’atteindre, obtenir une réaction, quelque chose, quelque chose d’autre que ce calme de panthère sûre de ses forces. Mais il n’y arrivait pas.

C’est peut-être de ça qu’il était tombé malade. Ça avait duré des mois, l’hôpital, la valse des médecins, les infirmières, la nuit dans la chambre surchauffée et cette odeur, à la fois réconfortante et écœurante, l’odeur des blessures de l’enfance, l’odeur de la mort aussi.

Sa famille, ses amis, tout le monde l’entourait, elle, la mère, celle qui n’allait pas supporter, celle qui allait s’effondrer. On la voulait fragile, au moins maintenant, au moins dans cette situation, extrême, il faut bien le dire, ce qu’il y a de pire, risquer de perdre un enfant… Pour une mère…

Mais non. Elle tenait. Elle agissait efficacement, faisait le nécessaire. Et toujours ce sourire. Et toujours cette beauté.
C’était presque inquiétant. Là on ne la suivait plus, on commençait à la trouver dure. Son mari, notamment, en était venu à douter. Il l’observait à la dérobée, cherchait une trace d’émotion, une larme, quelque chose. Mais non, décidément rien.

Le temps avait passé, là encore. L’enfant était sauvé. Enfin … Peut-être pas aux yeux de son anxieuse maîtresse, ne pouvait-elle s’empêcher de penser, amusée.

Et puis ce jour-là. En hiver. Quelques mois après l’achat des escarpins. C’était dans la rue, cette fois. Bêtement, comme dans les films, elle était chargée de documents professionnels qu’elle avait laissés tomber. Et comme dans les films, parce que dans la réalité, en général, il faut se débrouiller seule, bien sûr, un homme s’était précipité. Et c’était lui. Etrange qu’elle l’ait reconnu, elle qui était peu physionomiste. Elle l’avait reconnu tout de suite même. Ses yeux : des yeux qui la regardaient et en même temps regardaient plus loin, plus haut. C’était étrange, ce regard.

Il n’avait rien dit. Lui, il avait juste souri, mais pas un sourire mécanique, quelque chose de doux. Tellement doux.

Et elle avait senti une pression, une sorte de pincement, quelque chose d’étrange, qu’elle n’arrivait pas à identifier. Quand il s’était éloigné, elle avait eu envie de le suivre. D’ailleurs, non, ce n’était pas de l’ordre de l’envie, c’était une nécessité, quelque chose qu’elle ne contrôlerait probablement pas.

Et, pour la première fois depuis dix ans peut-être, elle avait pleuré. Comme ça, dans la rue, derrière lui, sans oser courir toutefois. Sans savoir si elle voulait qu’il la voie, dans cet état, pitoyable. Mais sans se préoccuper non plus des autres, ces fantômes sur le trottoir, ceux qui n’avaient jamais existé et n’existeraient jamais.

Elle l’avait vu monter dans une voiture, à la place du passager, n’avait pu distinguer qui conduisait, homme ou femme. Et la voiture s’était éloignée.

Elle ne se souvient plus comment elle est rentrée chez elle, qui était présent, ce qui se passait. Elle se revoit seulement quelques heures plus tard attablée et son mari qui l’observe, inquiet. Elle voit ses lèvres bouger et s’aperçoit finalement qu’il lui parle. Mais elle ne répond pas, elle n’arrive pas à parler. Elle n’arrive même pas à penser.

Et maintenant elle est là, sur la route.

Elle n’a aucun regret.

Auteur : Michelle Lesuisse

Illustration : La Marcheuse de Catsacha.

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