Chant d'automne

Illustration :

Je me souviens de l’émotion qui accompagne chacune de mes œuvres, aussi nombreuses soient-elles, du sentiment qui m’habitait lorsque les notes sont venues hanter mon esprit. Je me souviens de la douce mélancolie de ce lied que j’avais composé à l’automne, tu disais que sa tristesse inspirait le malaise, et pourtant je n’y voyais que le reflet d’une forêt qui se pare d’or. Les arbres perdent une partie d’eux-mêmes, chaque année, et pourtant leur majesté croit tandis que le temps s’écoule. N’en est-il pas de même pour nous ? N’y a-t-il pas un souffle d’éternité dans chaque douleur ? Tu n’as jamais compris ce que cela signifiait, et si beaucoup ont aimé ce lied je doute qu’ils y aient entendu l’histoire que je voulais conter. Je crois que c’est être sourd à la musique que de ne pas saisir qu’elle n’est qu’un chemin, qu’elle mène vers un ailleurs, quelque part plus loin que cette vie qui nous écrase.
Parfois, lorsque la foule emplit l’opéra, je me tourne vers les balustrades et je scrute leurs visages, je cherche à voir mon histoire, à voir dans leurs yeux qu’ils ont compris. La plupart sont vides mais ce ne sont pas eux qui attisent ma haine, non, certains ont des histoires différentes dans leurs prunelles et cela a souvent attisé ma colère. Comment osaient-ils profaner mon œuvre ? Un soir, je me mis à admirer la beauté d’une jeune femme assise à la loge. Une chose si futile n’éveilla que brièvement mon intérêt mais, avant de détourner le regard, je surpris un sourire au coin de ses lèvres alors qu’elle écoutait une sonate qui m’était un déchirement. Je voulus traverser les rangs, j’imaginai l’empoigner et la secouer, lui demander de cesser tout cela. Puis elle tourna la tête vers moi, sa joue brillait encore de larmes. Et je compris qu’elle avait entendu son automne, qu’elle savait elle aussi que la tristesse avait quelque chose de magnifique. Je décidai finalement de ne pas la rejoindre et la laissai en tête-à-tête avec son histoire.
C’est cela la musique, un voyage solitaire. Tu n’as aucune idée de ce qui m’a amené à dire cela, mais tu sauras trouver tes propres pensées dans cette phrase n’est-ce pas ? La musique est un voyage que j’ai fait seul, j’ai laissé la vie sur le bord de la route, et toi aussi tu étais là, immobile derrière le paysage qui défile. Au début, tu semblais joyeuse, tu répétais que ma musique était la chose la plus exquise. Je ne sais si tu le pensais mais tu souriais en disant cela et tu m’embrassais. Ce n’est que plus tard que tu as commencé à la trouver déplaisante, elle te rendait triste, terriblement triste. Mes ténèbres te gagnaient un peu plus chaque jour et tu te devais d’y échapper.
Il était jeune et beau, un étranger de passage qui avait des rêves plein la tête, un homme lumineux. Tu avais de nouveau le sourire lorsque tu repassais la porte de notre appartement mais tu te réfugiais dans ta chambre sans même venir me saluer. Tu avais placé ton lit à l’opposé de mon piano, là où le bruit était le plus tolérable. Mais tu ne dissimulais rien, cet autre c’était ma punition, parce que la musique était ma maîtresse, ou plutôt elle était l’épouse car c’était bien toi l’illégitime qui ne partageait guère qu’un lit et qui me rattachait à ce qui me devenait insupportable, cette vie insignifiante et prosaïque. Il n’y avait rien dans mes yeux lorsque je pensais à toi et à cet homme, car c’était le vide qui m’habitait et pourtant j’ai fini par éprouver de la haine. Car tu savais bien que je ne vivais que pour elle et tu restais tout de même à mes côtés comme si tu aimais être délaissée, comme si tu aimais ces instants où ton regard contait le reproche et le mécontentement.
Et voilà que nos sentiments s’accordent finalement. Cela fait des jours que je griffonne des notes fiévreusement et je refuse de te dire ce à quoi je travaille, c’est une surprise. Ne t’inquiète pas ! Je viens de terminer une œuvre qui ne peut signifier qu’une chose, tu la comprendras. C’est un requiem et les requiem ne parlent que de mort. Il y a toujours, lors des funérailles, des regards en pleurs et des sourires qui se dissimulent mais ce ne sont que deux facettes d’un même conte, nous sommes tous aimés par les uns, haïs par les autres. Tes adieux ne feront pas exception car je t’aime et je te hais. Tu es là sur le sol, rongée par le poison que j’ai mis dans ta tasse de thé et tu l’entends. Sais-tu quelle chance tu as de l’écouter, de te laisser emporter par sa voix ? Certains m’ont commandé leur requiem bien sûr mais l’entendre lorsque la mort n’est pas encore là c’est tuer la magie, c’est tuer l’histoire. Ces notes ne sont-elles que des notes ? Ne vois-tu pas défiler des fragments de vie devant tes yeux ? Ta propre histoire et la mienne, toi et ma musique qui se heurtent et finalement ne font qu’un. Tu vois, il y a toujours un temps après l’automne et l’hiver où quelque chose grandit dans les failles.

Auteur : Céline Rosenheim

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