Apnee

— De quoi ai-je l'air Annie? demandai-je à ma tendre épouse, l'air de rien.
— D'un bleu idiot ! me répondit-elle, cinglante.

Et elle avait parfaitement raison.
Raison car une fois encore, une fois de plus, une fois de trop ces jours derniers, j'avais fait honte à toute ma famille avec mes délires en apnée: je m'étais foutu à poil au supermarché, rayon surgelé.
J'étais au bord du divorce, et pas très loin de la dépression: j'étais devenu insupportable.
A ce rythme, mes deux enfants seraient bientôt orphelin de père, fils et filles d'un papa asphyxié volontaire.
Je devais me soigner, indéniablement. Revenir et me stabiliser dans une réalité respirée. Consulter ce psy, vider mon sac, parler de cette maudite perturbation mentale qui gâchait mon existence et celle de mes proches, tenter de comprendre ce besoin de manque d'air qui me conduisait invariablement à quitter mes habits, cet étouffement dont j'étais devenu accroc parce qu'il démultipliait mon imagination.
J'étais étrange. A part. Malade.
J'étais bizarre. Cinglé. Particulier.
J'allais crever. Peut-être étais-je déjà mort.

— Je vais prendre rendez-vous avec le docteur Tridium, celui dont ta sœur Thérèse m'a parlé. Tu as raison Ninouche, depuis toujours. J'appelle tout de suite.

Annie m'observa en biais, l'œil gauche tournicotant derrière sa frange carotte, une main derrière la nuque caressant par-dessous ses cheveux secs, cassants.

— Tu mens. Tu n'appelleras pas. Tu vas t'étouffer avant d'avoir dit quoi que ce soit ! Va te faire voir Rémi et continue à te foutre en l'air si tu veux ! J'en ai marre des espoirs déçus ! Je veux respirer moi !
— Mais Ninou…
— De l'air merde ! Dégage ! Laisses-nous ! Tires-toi bordel ! J'en ai assez! ASSEZ!

Elle me colla une baffe, puis une deuxième, tambourina avec ses deux poings contre ma poitrine, se mit à pleurer violemment en hurlant sa douleur, emplissant ses poumons d'oxygène, recrachant le dioxyde de carbone en sanglots longs, remplis de douleur et de mots orduriers.
L'air commença à me manquer et je décidai sur-le-champ d'abandonner mon corps à son triste sort, de m'en aller, de quitter cette femme et nos enfants, de fuir une vie qui ne m'inspirait plus.
Pourquoi avais-je vécu jusque là ? Ma place était certainement ailleurs. Je devais la retrouver, quelque part, dans l'asphyxie.
Le souffle coupé, je pris la fuite et je courus au hasard dans le quartier, nu, en apnée. J'étais bien. Je ne m'essoufflai pas, je ne soufflai plus, je ne souffrais plus. J'avais l'étrange sensation d'être devenu supérieur, double, voire multiple.
Je cessai ma course après une dizaine de minutes devant la vitrine du bar tabac de l'impasse des Passes ou je fus interpellé par une prostituée particulièrement malingre.

— Streaker ?

Je voulus lui répondre mais seule ma pensée produisit une réflexion silencieuse:

— Non. Barré plutôt! Je pars en couille! mimai-je interloqué, avec mes lèvres.
— Tu pourrais répondre quand on te cause, joli cul nu ! relança-t-elle en s'approchant.

Mais je ne pouvais émettre le moindre son.
L'absence d'air dans mes poumons rendait impossible toute causerie. J'étais en quelque sorte…

— Un muet? Tu es muet? T'es sourd ou quoi?
— Fous-lui la paix La Glotte! C'est un asphyxié épisodique! Il va bientôt passer de l'autre côté de la flaque! répondit un petit homme chauve accroupi en équilibre sur le rebord de la fenêtre du premier étage au-dessus de tabac.

J'étais engourdi. Le froid de ce mois de décembre était piquant, vif, et le ciel noir piqueté d'étoiles avait aspiré la douceur de vivre de cette fin d'automne.
A mes pieds, une bouche d'égout crachait une vapeur malodorante ocre qui s'élevait, euphorique, heureuse d'échapper à la puanteur des conduits, et qui ensuite, lourde, rampait au ras du sol, telle une lente larve, mourante, à la recherche d'une pâture.
La lune se reflétait dans l'eau d'une pluie tombée au matin, des gouttes qui s'étaient regroupées pour former une flaque sur la chaussée. Elles avaient chassé l'espace qui les séparait pour créer ce miroir dans lequel je me mirais et m'admirais nu, la main droite négligemment fourrée entre mes deux fesses chaudes, tandis que ma main gauche, elle, me grattait le crane.
J'avais cessé de respirer. J'avais l'air d'un mort. D'un mort heureux, cadavre à poil, imberbe et rasé de près car j'avais toujours haït la pilosité.
Par chance, j'étais peu velu et c'est pour cela, je le sais, que Ninouche avait fondu dès le premier regard.
Elle n'aimait pas les méditerranéens, surtout les poilus.
Annie appréciait la douceur de ma peau. Elle m'aimait il y a encore vingt minutes mais tout était maintenant terminé : elle m'avait chassé. Jamais plus je ne reviendrai chez moi. J'avais trop honte et elle avait raison: je n'irai pas voir de psy, je ne me ferais pas soigner. Je basculerai définitivement de l'autre côté, dans ce monde où l'on ne respire pas, cet état que certains ne veulent pas considérer car il fait peur, parce qu'il y fait noir, qu'il n'y a plus de vie: la mort.
L'anti-vie. L'opposé de l'existence respirée, pensée et physiquement passée: l'essence qui se passe d'air, l'inconscience pure, non organique, volatile, virtuelle, inconsistante, inexplicable, inexistante pour ceux qui inspirent, expirent et s'essoufflent, le stade avancé du sens invisible, impalpable, insensé, muet et silencieux.

— Et c'est quand qu'il s'éclate la face dans la flaque? s'écria la pute à l'adresse du petit chauve.
— Bientôt, répondit-il, juste une question d'équilibre! Comme moi...

Mon corps tient le coup. Mes jambes sont solides. Elles ne me lâcheront pas. Je peux tenir ainsi pendant des heures, des jours, des lustres. Le manque d'oxygène me permet d'accéder à un niveau de réflexion qui dépasse tout ce qu'un humain ordinaire peut imaginer. Je voyage d'un bout à l'autre de l'univers en une fraction de seconde et saute même d'un univers à un autre, visite des lieux inversés, constate chaque événement du présent et analyse chaque action, envisage l'hypothèse opposée, la tangente, celle impossible. Je crée dans mon esprit un gigantesque organigramme de l'infinité des choses, des temps, des mouvements, des espaces et des dimensions. Je connais tous les débuts et toutes les fins. J'atteins enfin la réponse: je sais. Je ne suis plus moi, ni seul: je ne suis plus moi seul, je suis tout, j'englobe l'immensité et absorbe celle qui me contient. Plus rien ne m'échappe.
J'ai cessé de respirer depuis maintenant trente minutes. Je vois des lumières qui dansent dans la flaque ainsi que des bulles d'air qui remontent des profondeurs de l'asphalte. C'est le gaz primordial, celui à l'origine des galaxies. J'apprends, j'assimile, j'imagine.
J'aperçois au loin un système planétaire et derrière une petite bille solaire, un petit bout de terre peuplée d'êtres bleutés. Sont-ce des asphyxiés? Des cousins miniatures? Je m'agenouille pour mieux les apprécier.

— Il est en train de crever là non? Faudrait peut-être lui venir en aide! Il a trop picolé le dénudé! Il est défoncé! crie la prostituée anorexique.
— Selon les vivants, il est déjà mort La Glotte: ce type est bleu! ricana le chauve.
— Mais… comment tient-il debout? C'est impossible, mort!
— La volonté La Glotte! La volonté! Ce gars ne respire plus et pourtant, il ne s'en va pas. Il reste là. Mais la réalité, progressivement va le rattraper: sans air, on ne peut continuer indéfiniment.
— Ce que tu dis est insensé. T'as trop fumé vieux caillou!
— Non. Ce que je dis est la vérité. Je vais trépasser, je le sens. Je serais moi-même bientôt un asphyxié. Je saurais. Des tas d'autres sont comme lui et moi, nous sommes légion, plus nombreux que les vivants. Je pourrais te montrer l'envers du décor, ce que sans air, l'on perçoit, mais ce n'est point ton heure: passe donc ton chemin.

Ce type sur le rebord de la fenêtre est étrange.
Il a des reflets bleutés tout comme moi. Son crâne chauve laisse transparaître de grosses veines saillantes, particulièrement au niveau des tempes. C'est incroyable comme ma vue est bonne. Je vois le grand comme le petit, infiniment mieux qu'avant. Je crois pouvoir plonger dans le regard de cet homme, dans ses yeux blancs qui transpercent l'obscurité, comme deux phares de voitures, deux lunes pleines, deux étoiles proches, deux amas galactiques lointains, deux univers parallèles, symétriques.
Me voilà reparti dans les méandres de mondes jusque là inimaginés. Je suis nu, agenouillé devant une flaque, la tête en l'air, le regard enfui la même seconde dans les profondeurs moléculaires de l'eau, les fonds d'œil d'un chauve, ou baignant dans l'immensité, soudain palpable d'un bout à l'autre.
Dans l'air de ce quartier où, il y a trente-cinq minutes encore, régnait la puanteur issue du râle des bouches d'égout, flotte maintenant l'odeur particulièrement agréable du parfum de l'étincelle, de cette flamme qui naît du néant, du rien, d'un frottement, d'un acte sexuel parfois, souvent: la vie.
Ca sent la vie à plein nez. Mais d'où vient cette odeur?
Et comment puis-je la sentir alors que je ne respire plus?
Je pense l'effluve, je ressens l'essence, je sens sans inspirer. Tout n'est qu'inspiration pure.
Je suis l'inspiration. Je transpire inspiré. Je délire.
Cette pute sent bon… comme Annie. Sans doute s'agit-il du même parfum, la même eau de Cologne…

— T'as pris quoi Tête de Gland ce soir? Cocaïne? Crack? Mieux? Un truc nouveau? J'en veux bien moi! s'exclame La Glotte en riant.
— Tu sais ce qu'il te dit la Tête de Gland? rétorque le chauve agacé, qui perd l'équilibre et glisse dans le vide.

Alors La Glotte prend peur. Elle se dit que dans quelques secondes, elle va devoir porter secours non plus à un homme mais à deux: un nu chevelu et un petit au crâne lisse. Elle n'en a aucune envie. Elle a d'autres problèmes.
Mais la Tête de Gland ne tombe pas. Elle flotte dans l'air comme une plume se laisse porter au gré des courants, et se pose devant la pute au regard atterré.

— Je ne me sens pas très bien là. Je crois que je vais m'évanouir… m'éclipser au plus vite.
— Tu as juste le souffle coupé! lui répond le petit être. Streaker et moi allons entreprendre un passage à vide et aspirer une ultime fois le présent.
— T'es à la masse l'œuf ! T'es complètement fracas!
— Tu n'as rien vu. Passe ton chemin… Eclipse-toi.

Il y a cette femme qui s'approche et que je ne connais pas. Sa maigreur squelettique m'inquiète, d'autant que le type bizarre de la fenêtre s'est laissé choir comme une feuille d'automne abandonne sa branche: en virevoltant.
Je les ai vaguement entendus palabrer tous les deux mais je n'ai pas saisi les mots véritables qui s'échappaient de leur bouche. Tous les sons se noient dans un silence ouaté dont il devient de plus en plus difficile de s'extirper. Je crois que j'atteindrais bientôt les limites de mon apnée. Si mon cerveau le veut encore, il commandera à ma cage thoracique d'aller chercher un grand bol d'air et je retrouverai ma conscience d'être sensé, se demandant ce que je fous, nu dans cette rue, en compagnie d'un type bleuté atteint de calvitie prononcée et d'une prostituée gothique pâle et osseuse qui n'a rien à faire là. En attendant, je décide de me laisser aller mollement. Mes cuisses fléchissent et je sens ma tête percuter le goudron mouillé. Dans la flaque d'eau boueuse, j'aperçois quelques millions de micro organismes réunis autour d'un gravier creux, religieusement recueillis, écoutant avec ferveur le prêche d'un microbe amphibie, gras et rond, dictant avec application le discours de la méthode de Descartes. Je sombre encore plus profondément dans mon coma. J'approche cet être. Il s'agit d'un commandeur de l'ordre des bactéries anaérobies et se nomme Klaus Tridium. Enfin, c'est ainsi qu'il se fait appeler abusivement car il n'a rien à voir avec le bacille Gram positif. Klaus est inoffensif, enfin, je l'espère.

— Veux-tu entrer dans notre confrérie, humain? me demande t-il.
— Eh bien! Monsieur…
— Maître ! Appelle-moi Maître ! S'il te plaît !
— … Je suis de passage Maître… je ne voudrais pas perturber votre assemblée… Il s'agit pour moi d'une apnée passagère… pas d'une anaérobie prolongée…
— Alors? Que fais-tu parmi nous?
— Je… je ne sais pas… j'étouffai… j'ai vu la flaque… notre univers… l'infinitésimal… votre réunion… j'ai plongé.

Incrédule, Klaus sort de sa poche un téléphone portable et compose un numéro long. Les touches du clavier comportent des signes qui ne ressemblent pas à des chiffres arabes. On dirait des branches d'arbre, toutes différentes. Certaines ont des feuilles, d'autres des épines. Et Klaus se pique. Il peste.
A l'autre bout du combiné, il y a Annie.
Mon Annie. Ninouche.
Elle décroche.

— Allô? Oui? J'écoute?
— Annie Ramuntcho?
— Oui.
— Docteur Klaus Tridium à l'appareil. Vous allez bien?
— Oui, j'essaie d'aller mieux. Vous avez du nouveau?
— Peut-être. Vous pouvez venir tout de suite?
— C'est à dire que je suis seule ce soir avec les enfants…
— Je vous envoie Julietta. Elle les gardera. Prenez ensuite son scooter et rappliquez!
— Okay. Je l'attends et j'arrive. Vous pouvez m'en dire plus?
— Non. Je vous expliquerai tout à l'heure.

Klaus raccroche.
Une soudaine envie de respirer me gagne. Je m'éloigne irrésistiblement de cette anaérobiose et retourne, d'un bref mouvement cervical, à la vue au ras du sol.
Les pieds de La Glotte sont là, tout près de ma tête. Ils sont chaussés dans de jolis escarpins roses vernis et leurs ongles sont peints d'un rouge vif, excitant.
J'entends un grand "CRACK", une lumière violente m'éblouit, puis le silence s'installe et dure dans l'obscurité la plus totale.
Mes paupières, instinctivement, s'ouvrent.
On les referme.
Je les rouvre encore.
On les referme.
Merde! Je les rouvre à nouveau.
Annie vient les fermer.

C'est finit.

Et j'attends.
J'attends qu'on me sorte de là.
Il ne se passe strictement rien.
Je m'emmerde à un point que vous ne pouvez imaginer.
J'essaie de penser mais je n'y arrive pas. Tout est bloqué, cadenassé. Les processus qui m'ont permis jusqu'à présent de naviguer d'un bout à l'autre du chaos sont rompus. Je ne suis nulle part.
C'est nul. Complètement con.
Il arrive parfois, de manière fugace, qu'un minuscule point lumineux apparaisse, puis disparaisse, et c'est tout.
Je songe à ce que j'aurais pu vivre encore dans cette peau d'humain, dans cette idée que je me faisais de la conscience de soi et de tout le reste, de cette richesse de perspectives et de rêves à exhausser.
Ai-je été? Suis-je? Ou vais-je être?
Je végète.
Je dois déconstruire ce mur noir, brique par brique. Respirer, à nouveau et achever cette apnée.
Soudain, je réentends, enfin:

— Il est délivré? demande la voix d'Annie.
— Oui, répondit Klaus, pour la troisième fois ce soir. C'est pour cela que je vous ai fait venir.
— Pardon?
— J'ai fermé ses paupières par deux fois déjà depuis vingt heures: il ne veut pas mourir.
— Malgré le produit?
— Malgré le produit. Je ne peux rien vous proposer de mieux. J'ai essayé de le soigner, de sonder son esprit, mais rien, rien à faire. Il reste coincé dans sa bulle entre rêve et réalité.
— Mais on ne peut pas le laisser ainsi! Il faut l'aider à passer de l'autre côté! C'est inhumain de le laisser souffrir de la sorte!
— Souffre t-il? De toute manière, la loi m'interdit d'en faire plus. Il ne respire plus, son cœur a cessé de battre depuis ce matin, mais son activité cérébrale se poursuit. Il continue de penser, de rêver, de croire. Il bouge parfois. Il bat des cils, ouvre et ferme ses yeux, fait quelquefois craquer ses cervicales…
— Laissez-moi seul avec lui, juste quelques minutes docteur!
— Non. Il n'en est pas question: Abel est hors du commun et...
— Je vous en supplie!
— Non. Je vais le remettre au frigo, avec ses compagnons imaginaires.

Annie pleure.
Ses pas résonnent dans le couloir, des portes à battant claquent, une légère brise me caresse le visage, des roulettes grincent: un petit "Ding" retentit: c'est l'ascenseur.
Je ressens une descente: l'enfer?
Non. Il fait froid. Glacial même. L'arrêt est brutal.
"Ding" puis aussitôt "Dong".
Le silence à nouveau.
Et puis une discussion qui s'engage:

— Je n'aime pas cet endroit! dit une fille. Ce mec me fait peur…
— Pourquoi? Il n'est pas dangereux tu sais… Il est filmé vingt-quatre heures sur vingt-quatre et il ne bouge presque pas, répond un homme.
— Oui… Mais il pense… Et personne ne sait à quoi. On remonte?
— Pas tout de suite. J'ai envie de toi.
— Non, pas ici.
— Pourquoi? Personne ne viendra nous emmerder! Allez, laisse-moi faire!

Les cons! J'aimerais tellement baiser moi aussi. Je ressens soudain un afflux de sang dans mon sexe et le sombre horizon qui me faisait office de quotidien s'éclaire soudain de milles feux d'artifices. Je suis de retour dans la rue, face à la vitrine du bar tabac. Un néon rose et bleu clignote au-dessus de la boutique d'à côté: le sex-shop des Passes. La prostituée s'agenouille, attrape ma tête, pose ses lèvres sur les miennes et m'insuffle une bonne bouffée d'oxygène, puis une deuxième, une troisième. Une joie immense m'envahit et mes poumons se gonflent d'un air frais et sec, parfumé de vanille, de poire et de cannelle. Ca sent La Glotte! Bordel ! Je vais me lever! J'en ai la force! J'ouvre les paupières, je les referme, je les rouvre:
Il y a cette jeune fille brune torse nu, appuyée contre le mur et ce type avec son pantalon blanc aux chevilles, tout contre elle. Ils gémissent de plaisir et ne font pas attention à moi. Ils n'imaginent pas ce dont je suis capable.
Je descends sans bruit de mon lit médicalisé. Je suis faible mais encore fringant. Quelle formidable apnée!
À côté de moi, il y a deux autres lits aux roulettes bloquées. Je m'avance vers le premier.
Un crâne chauve dépasse des draps: c'est Tête de Gland. Je n'ai pas seulement rêvé son image. Il est là, en stand-by, il attend quelque chose. Un bouche à bouche peut-être?
Quelques dizaines de centimètres plus loin, il y a la prostituée, La Glotte, celle qui m'a sorti de ma léthargie.
Je vais lui rendre à mon tour la conscience du présent, la libérer de son asphyxie. Je lui dois bien ça.
J'ôte doucement le drap qui recouvre son corps dénudé et froid, j'embrasse ensuite ses joues, son front, son cou puis ses seins, et lui insuffle l'air que dans mon apnée, j'avais imaginé. Sa cage thoracique se soulève une première fois, son cœur se remet à battre instantanément. Elle ouvre ses yeux et me sourit.

— Je ne suis pas une pute. J'aurais peut-être pu te sauver mais j'avais peur, je suis partie.
— De quoi parles-tu? Que dois-je faire?
— Aspirer.
— Aspirer?
— Oui. Aspirer l'air de cette pièce et le donner à Tête de Gland, avant qu'il ne s'asphyxie définitivement.
— Tu… tu vas bien?
— Je dois m'éclipser. Nous sommes légion à nous étouffer dans ta tête et cela suffit.
— C'est Annie qui t'envoie?

Pas de réponses.
Évidemment. Cette salope veut ma peau. Elle a certainement fait mine de quitter le docteur mais elle s'est faufilée en douce dans l'ascenseur et armée d'une pompe à vélo, elle va me forcer à inspirer. Elle m'a toujours gonflé.
Pas étonnant qu'elle veuille me voir crever maintenant.
Je commence à comprendre leur petit manège à tous.
Cette pute, La Glotte, ce doit être ma femme, Ninouche.
A la suite de mon apnée, l'autre soir, elle s'est sans doute empressée d'appeler les flics qui m'ont ramassé dans la rue et conduit à la clinique de cette ordure de psy, ce docteur Klaus, cette tête de gland!
Tête de Gland! Le Chauve!
Comment puis-je être aussi bête, je suis assurément le cobaye de ce salaud!

J'ouvre grand les yeux sur ce plafond blanc, dans cette pénombre faiblement éclairée par le panneau lumineux à LED blanches indiquant "SORTIE DE SECOURS".
Je respire. A nouveau. Je suis seul dans cette pièce.
J'aperçois une petite lumière rouge fixé au montant de mon lit. C'est une caméra. Je suis filmé.
Surtout, ne pas bouger. Ne pas attirer l'attention.
Depuis combien de temps suis-je ici? Dans cet état? Je ne le sais pas.
Tranquillement, je respire. Je bouge les petits doigts de mes pieds, ceux de mes mains sous les draps, puis je bande, par pur réflexe.
Je ne suis donc pas mort.
Ou si je l'ai été, cela n'a pas duré longtemps. En tout cas, je ne le suis plus: c'est satisfaisant.
Je lève lentement mon pied droit et d'un coup sec, décale l'angle de vue de la webcam.
Je me lève prestement, inspire fortement. Je me sens si puissant, si démesuré, si infini…
J'aspire encore, encore, et vide l'air de cette pièce froide.
Je grandis ma poitrine et me dirige vers l'ascenseur.
J'appuie sur APPEL: "Ding" puis aussitôt "Dong".
Les portes s'ouvrent, je rentre dans cette cage de métal faiblement éclairée. Il n'y a pas de boutons d'étages, cet ascenseur est automatique.
Les portes se referment et je monte. Je m'élève en inspirant l'air, tout l'oxygène de cet espace devenu clos.
Un petit "Ding" retentit: je suis arrivé.
Les portes s'ouvrent sur un couloir vide aux murs crépis rose pâle.
Je marche sereinement vers une porte en bois moulurée marron. Une sonnette sans nom se trouve sur la droite. Je sonne.
J'entends des pas, je pressens qu'on m'observe derrière l'œilleton: quelqu'un hésite à m'ouvrir, et puis finalement, une clé tourne dans la serrure de l'autre côté, la poignée s'abaisse, les charnières grincent, je rentre, je m'assois sur une chaise de paille et j'attends.
J'attends mon tour dans cette salle d'attente en rejetant tout l'air que j'avais gardé dans mes poumons.
D'abord celui de la pièce froide, puis celui de l'ascenseur.
Je renifle l'odeur de l'endroit: ça sent la vie, ça sent La Glotte:

— Bonjour Monsieur Ramuntcho, le docteur Tridium va vous recevoir dans un instant.
— Vous… vous n'êtes pas… prostituée?
— Non Monsieur, toujours pas… dit la fille en souriant, je prends juste les rendez-vous du cabinet médical et je tiens la comptabilité. Je m'appelle Julietta. Vous ne vous rappelez pas?
— Non. Vous êtes jolie… et moins maigre que la pute.
— Merci, vous êtes gentil.
— C'est vous qui avez gardé mes gosses… l'autre jour? Vous avez un scooter?
— C'est bien! Vous vous souvenez de votre dernière consultation avec le docteur! Votre femme était présente et j'avais surveillé Alicia et Adrien ici même. Vos enfants sont charmants. Par contre, je n'ai pas de scooter…
— Et… euh… c'est vous qui baisiez tout à l'heure avec l'infirmier dans la salle froide en bas?
— Pardon?
— Oui… vous lui disiez avoir peur de moi… et puis il vous a prise contre le mur.
— Vous avez rêvé Monsieur. L'apnée sans doute…

Peu à peu, l'ordre revient dans ma cervelle oxygénée.
Je regarde ma montre: il est 18 heures, l'heure du rendez-vous hebdomadaire chez mon psy. Nous sommes jeudi.
J'ai bossé toute la journée au supermarché de la rue des Passes. Je suis chef des rayons surgelé, poissonnerie et marché aux légumes.
J'ai un boulot de merde que je déteste. J'aurais voulu être plongeur en apnée… un délire de gosse qui m'est resté.
Je passe beaucoup de temps à songer et à m'entraîner à rester le plus longtemps possible sans respirer.
C'est idiot comme hobby, j'en conviens, mais c'est devenu une drogue chez moi: j'ai de plus en plus besoin de cesser d'inspirer. J'atteins des niveaux de conscience, ou d'inconscience, fabuleux. C'est merveilleux.
J'en arrive à oublier tout ce qui m'entoure en faisant abstraction totale de la réalité, même si machinalement, mécaniquement, je continue à exister au présent: je me lève le matin, je vais bosser, je bouffe avec mes collègues, je rentre chez moi, je dors.
Mais depuis quelques mois, j'ai perdu les pédales: je mélange songe et réel.
J'ai commencé par me foutre à poil dans les armoires frigorifiques, caché sous les sachets de légumes congelés ou derrière les pizzas, puis dans la glace sous les poissons, et maintenant, je me vautre aussi dans les étals de fruits.
Au rayon boucherie, au début, ils ont ri, puis ils se sont foutu de moi le jour au j'ai couru à poil dans tous les rayons en m'étranglant.
J'étais bleu quand les flics sont venus. Ils ont du se mettre à quatre pour me ceinturer et me conduire à l'hôpital.
Je gueulai comme un porc qu'on égorge, les insultai, les traitai de tous les noms d'oiseau, et même de têtes de glands.
Ils m'ont collé une camisole pendant toute une nuit. J'ai dégusté!
J'ai passé ensuite une semaine en soins psychiatriques et puis comme j'allais mieux, ils m'ont relâché.
Je suis retourné au boulot, calmé, mais j'ai recommencé à délirer alors que je faisais les courses en famille.
Ma femme m'a foutu à la porte et depuis, je consulte le docteur Klaus Tridium, psychanalyste.
Une fois par semaine maintenant, pendant une heure environ, je redeviens moi-même.
Je sais qui je suis: je m'appelle Abel Igor Ramuntcho et j'adore mes initiales.
Le reste du temps, je suis… ailleurs. Je ne sais pas vraiment si je bosse encore, ou si je suis réellement là, vivant respirant.

— Abel? Je suis à vous! s'écria un petit homme chauve, accroupi sur son bureau.
— Tête de Gland?
— Oui, si vous voulez! Vous ne me prenez plus pour un microbe aujourd'hui? J'ai l'air d'une bite?
— Non, pas du tout docteur! Vous ressemblez au gars dans la rue, celui qui léger, est tombé comme une feuille morte du premier étage au-dessus du bar tabac.
— Soit! Reprenons. Nous en étions la semaine dernière, au moment où vous sortez de cet ascenseur duquel vous avez vidé l'air ambiant. Que se passe t-il ensuite?

Klaus prit une longue inspiration, lévita un instant au-dessus des dossiers pendant que moi, je reprenais mon apnée en entrant dans son cabinet.
Il se dirigea ensuite vers la fenêtre ouverte, un courant d'air balaya la pièce et mon docteur bascula dans le vide.
Il s'écrasa quelques mètres plus bas, non loin d'une flaque d'eau sale dans laquelle un homme nu rêvassait à la mort de l'idiot de psy qui le laissait crever à petit feu et se tapait sa femme.
Ce corps d'homme, c'était moi. Et d'une inspiration, je le réintégrai.
Je me levai et tranquillement, décidai de rentrer chez moi, sagement.
Je n'avais plus besoin de consulter qui que ce soit maintenant, ce pouvoir était trop séduisant.
Et dorénavant de toute façon, plus jamais personne ne m'ennuierai.

Julietta, une pute, faisait le trottoir.
L'air de rien, elle s'éclipsa et elle fit bien: ce n'était point son heure, et elle avait d'autres problèmes.

Auteur : E-Traym

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