Au Bord du Monde

Illustration : Impression

L'horizon est figé dans le voile du temps. Silencieux, éternel... Une ligne bleu pâle que rien ne semble atteindre. Au-dessus, d'étranges formes mouvantes, arabesques entremêlées de blanc et de saphir. En bas, le vent soufflant sur l'herbe folle des champs sauvages à l'aube du printemps. Et les montagnes, rocs immobiles encadrant le lointain... Mais là-bas, là où l'herbe s'envole et les nuages s'endorment, là où le temps lui-même n'ose plus respirer, tout est calme. Si calme...
La terre est en paix, elle aussi. Ici, comme nulle part ailleurs ; sous mes pieds, les rochers soupirent doucement leur contentement. Ils semblent me promettre la chaleur protectrice de leur sein... Je m'avance à la limite abrupte du sol poussiéreux. En bas, tout en bas, l'herbe fraîche étincelle des gouttes de pluie que le ciel vient de pleurer. Étranges diamants à l'éphémère beauté, témoins de la pureté de l'air rincé de sa tristesse... Peut-être est-ce leur chant qui martèle mon cœur, m'appelant doucement de son air envoûtant ? Joyeuse ritournelle, danse de légèreté où les pétales virevoltent d'une gaieté mystique...
Les fleurs ont-elles une conscience ? Pensent-elles à leur chance de vivre ainsi soudées, solidaires et liées par les éléments qui leur murmurent leurs états d'âme ? Elles ne se sentiront jamais seules, parce que le ciel leur pleurera sa peine ; jamais le vide ne battra en leur petit cœur jaune, comblé par les caresses du vent sur leurs pétales dorés. Toujours, le soleil sera là pour les envelopper et les réchauffer de ses tendres rayons ; elles ne connaîtront pas ce frisson de terreur qu'est le mot "solitude"... Comme il doit être doux de vivre parmi elles !
Mon corps me semble soudain étrangement distant, comme effacé par le gouffre vertigineux qui s'étend à mes pieds. Je sens ma poitrine haleter ; ai-je fourni un effort ? Ou peut-être n'est-ce pas la mienne... Les herbes dansent dans le vent. La roche respire, sous mes pieds ; je la sens qui se soulève à son rythme régulier. Je suis là, ne vous inquiétez pas... J'arrive...
Je vacille. Guidés par le faible écho de ma raison perdue dans cette attache qui me lie au sol, mes yeux se fixent à nouveau sur l'horizon immobile. La poitrine s'apaise lentement, comme consolée par ce point de certitude au milieu du fleuve de la Nature toujours en mouvement. Rocher immuable que mes bras entourent de toute leur force pour ne pas se laisser emporter par le courant...
Et puis, sans y prendre garde... Mon regard s'envole rejoindre les nuages, éperdu d'amour pour leurs silhouettes pâles et leurs contours trompeurs. Oeuvre d'art inestimable que seul le ciel peut offrir, s'adaptant à l'envie aux désirs de ceux qui les regardent. Cœur pour les couples étendus sur la terre, sourire pour l'être solitaire perdu dans ses rêveries, animal mystique ou trésor familial... J'y vois des ailes déployées, protectrices envers ceux qui prennent leur envol pour venir les rejoindre. Elles s'attachent à de blanches épaules, liées par un cou fin et gracile dénudé de tout ornement. Et au-dessus d'elles, un visage souriant éclairé par deux perles nacrées, deux étoiles au milieu du jour. Le cœur bat plus fort, là-bas, dans la poitrine...
Une partie de mon esprit reste accrochée à elle, malgré moi. J'essaie de l'arracher à cette souffrance inutile, pour lui montrer la paix qui me tient par la main ; mais elle reste cloîtrée dans sa prison d'effroi, et elle pleure... Elle se souvient... Une image sanglante efface un instant le regard merveilleux de l'ange qui m'attend, deux pupilles d'or révulsées, et cette douleur au creux de mes entrailles... Mes souvenirs s'affolent, je les efface d'un geste convulsif, resserrant mon étreinte sur le rocher de mes pensées.
Elle me sourit de nouveau, ses deux étoiles brillant d'un amour maternel. Lentement, timidement, je lâche mon appui entre ciel et terre ; je tends tout mon être vers ses ailes, sentant presque ses plumes frôler ma peau dans une caresse tendre. Je fais un pas en avant pour me blottir dans son étreinte rassurante. Là-bas, si loin, un corps me suit, avançant vers le gouffre qui l'appelle. Rejoindre les herbes folles et dormir dans la roche...
Il s'arrête. Encore un pas, un seul pas, trouver la délivrance... L'oubli de l'espérance auquel chacun aspire, accessible en ce lieu, par cet instant unique de grâce émerveillée... Avance, l'instant va passer, il sera trop tard. N'entends-tu pas cette mélopée de la nature qui t'appelle en son sein ? Ne sens-tu pas ton souffle se mêler au sien déjà, ton regard briller comme ses étoiles nacrées, ta pluie rouler le long de tes joues comme la rosée sur les pétales du jour ?
Lentement, très lentement, je transfère mon poids sur mon pied gauche, libérant ma jambe pour la soulever encore une fois. Mes orteils s'enfoncent un peu plus profondément dans le sol, laissant leur empreinte terrestre pour permettre au corps de s'envoler. J'arrive...
Une main se glisse dans la mienne. Comme ça, simplement, sans prévenir ; comme si sa place avait toujours été là. Un lien avec la terre ; mais si doux, si pur, qu'il ne réveille pas le passé que je fuis. Mon pied se repose à terre. Encore un instant, juste un instant... Regarder la demeure qui m'attend, en silence, mes doigts entrelacés dans les siens dans la force du dernier espoir.
L'espoir... Ce sentiment si fort qu'il permet à la vie de garder ses droits sur les plus démunis ; si cruel qu'il laisse la Mort s'emparer de ceux qu'il délaisse, sans pitié... Il emporte avec lui tout ce qui fait qu'un homme est lui-même.
Un... Homme ? Ce mot sonne étrangement à mon esprit plus tout à fait ancré dans le présent. Être sensible tourné vers les pensées... Conscient qu'il va mourir dès le jour de sa naissance. Triste destinée... Mais n'était-ce pas ça, justement, qui lui permettait de disposer de sa propre vie ? Savoir qu'il allait tout quitter, du jour au lendemain, n'était-il pas le seul moyen de profiter de chaque instant qui lui était offert ? Juste sentir sa main dans la mienne, et partir avant que la paix ne retombe...
Je laisse mes pensées dériver au gré du vent qui souffle, balayant ses cheveux à la lisière de mon esprit. Juste elle et moi, en équilibre au bord du monde, perdus dans l'immensité du temps, prêts à nous envoler à la plus petite bourrasque. Le cœur battant au même rythme calme, apaisant, oublieux du monde qui exista autour de ce refuge du dernier instant.
Elle me regarde de ses grands yeux sombres, où le triste mystère donne un air mélancolique à son paisible visage. Elle sait... Elle a vu cet ange qui me tendait les bras ; comme moi, elle a senti l'herbe qui m'appelait de tous ses vœux, là-bas, tout en bas. Elle ne dit rien. Elle me comprend si bien...
Tout doucement, je tire vers moi la paume toujours mêlée à la mienne, comme une invitation. Je voudrais partager avec elle cette plénitude profonde, où la souffrance a disparu sans laisser de traces. Je ne suis plus tout à fait un homme... La caresse de ses lèvres ouvre une porte sur le monde de mon esprit.
Légère comme un simple souffle, une illusion peut-être, elle donne aux couleurs de ce lieu hors du temps une lueur neuve. Vive, et si douce à la fois... L'odeur de ses cheveux, la tendresse de sa main pressant la mienne, les battements de son cœur accordés sur les miens ; elle respire avec moi la Nature qui m'attend, qui m'appelle, sans relâche. Attends, encore un peu... Je veux sentir encore le goût de ses lèvres avant de l'oublier, l'oublier comme je fuis cette cité en ruines qu'est le vestige de ma raison. Je ne sais plus pourquoi des gouttes de pluie tracent sans fin des sillons de peine sur mes joues, ni pourquoi ma poitrine s'affole quand je reviens sur terre. Je ne veux plus revenir en arrière. Avancer encore, avec elle, et puis seul...
... Seul... Ce mot éveille en moi un frisson de terreur, une folie dont je ne connais plus le sens. Seul... Vide de tout, loin des êtres que j'ai aimés jusqu'à ne plus savoir respirer un air qui n'était pas le leur. J'ai si froid, tout d'un coup... Soleil, oh mon soleil au regard d'ange, où es-tu ?
Ses doigts caressent ma joue comme un pétale de rose, presque insensible, et si présent pourtant. Elle chasse d'un baiser cette terreur ancienne qui n'est plus que l'empreinte des pas que j'ai tracés sur un chemin de terre oublié, gagné par les herbes sauvages et battu pas le vent. Elle est près de moi, comme toujours... J'aimerais rejoindre l'ange qui m'attire en sentant sur ma peau ses lèvres protectrices, qui font de "solitude" un mot désuet, comme venant d'un langage d'un autre monde.
Dans ma paume, je découvre la lame que je n'avais pas eu conscience de tenir. Je sens son contact chaud, enjôleur ; comme une ligne directe, coupant au détour d'un chemin pour trouver la voie du silence. Je la lève contre mon ventre, croix religieuse qui m'accorde le pardon ; elle lie nos deux corps d'un contact éternel. Je presse mes lèvres contre les siennes d'une force que je ne soupçonnais pas, laissant une dernière fois mon cœur s'emballer avec le sien. Adieu, mon aimée... Ma langue étreint la tienne et lui murmure ces mots silencieusement. Je sais que tu comprends...
Tu m'enlaces de tes bras et resserres ton étreinte, comme pour m'empêcher de m'envoler. Tu te presses contre moi, étouffant les cris d'un ange par ton amour qui s'échappe, s'évade de ton corps pour réchauffer le mien encore frissonnant. La lame me paraît soudain glacée sur la peau de mon ventre, d'un froid mortel et cruel qui n'attend que son heure pour accomplir son méfait. Mes doigts s'écartent lentement de son manche, relâchant peu à peu la tension des nerfs de ma main, puis de mon poignet douloureux. Les veines disparaissent de mon avant-bras, cachées par un masque de paix qui m'enserre la peau. Le tranchant roule sur le sol, défiant les ordres du temps par sa lenteur délibérée...
Tu t'écartes doucement de moi, tu me regardes avec ce cœur qui m'a subjugué la première fois que mes yeux ont croisé les tiens ; et son effet est tellement plus fort, aujourd'hui... J'ai appris à connaître les désirs qui coulent dans tes veines, les paysages qui prennent corps dans ton esprit, les histoires que tu te racontes... Les sentiments que tu éprouves, que tu donnes, que tu vis à chaque instant comme une ultime passion... Ils vivent à travers toi ; à travers moi, aussi.
Ta poitrine soulève dans un battement le tissu de ta robe, dessinant tes courbes d'une ligne parfaite, se collant à ton ventre qui n'eut jamais d'enfant. Une ligne rouge découpe ton nombril, quelques larmes de sang perlant sur ta peau. Qu'ai-je fait ? Tu t'es blessée pour retenir l'amour que j'offrais à un ange aux yeux de nacre... J'ai percé tes entrailles comme les souvenirs déchiraient les miennes... D'un doigt, je chasse le rubis qui s'écoule d'une étrange beauté sur ta peau de satin, témoin de la tourmente qui eut lieu en mon cœur. Tu souris paisiblement.
Du bout de ton index, tu traces sur ton ventre le signe de l'amour ; une courbe qui descend vers le centre de ton être, une pointe acérée semblant crever le sol, puis une autre courbe qui rejoint la première dans un léger piquant. Deux points d'interrogation qui se touchent, se collent l'un à l'autre et ne font plus qu'un pour faire battre mon cœur. Le mouvement de ton ventre soulève notre amour comme une respiration...
Tu lèves les yeux vers moi. Des yeux malicieux, heureux du plaisir coupable qu'ils s'apprêtent à donner. À recevoir, peut-être... Je te regarde encore, sans jamais me lasser. Le soleil dans ton dos découpe ta silhouette d'une aura merveilleuse, donnant à ton sourire un éclat mystérieux ; le vent balaie tes longs cheveux bruns et tournoie avec eux dans une valse enjouée. Ils se déploient doucement, prêts à s'envoler... Je mêle mes doigts à leur danse alors que tu soupires de ma passion retrouvée.

J'ouvre à nouveau les yeux ; les astres brillent haut dans les cieux à présent. Ton odeur emplit mes poumons à la première inspiration ; d'un doigt, je dégage tes cheveux emmêlés dans ton petit poing fermé et souffle un baiser sur tes lèvres. Sans un bruit, je me lève. Je n'entends plus que le son de ta respiration endormie, enfant du vent qui caresse ta peau. Mon regard s'attarde sur tes courbes détendues, glisse le long de ton cou, court sur ton menton... Encore un peu plus haut, il coule dans tes joues comme s'il voulait les boire, puis, sa soif apaisée, se repaît de ton nez effilé aux courbures hypnotiques. Ça ne lui suffit pas ; il a faim. Il s'étend à ton front, chatouille tes sourcils de son humeur joueuse. Tu remues dans ton sommeil ; tes paupières se soulèvent légèrement, tu fronces ton petit nez d'un air interrogateur. Tu m'aperçois ; tu te rendors, apaisée. Deux étoiles nacrées ont éclairé la nuit l'espace d'un instant...
Les deux pieds fermement ancrés dans la terre poussiéreuse, j'effleure le sol pour ramasser un objet qui étincelle à la lueur de la lune, dangereuse beauté à la lame tranchante. Je la contemple un instant ; mes doigts courent le long de son fil d'acier. Je resserre mon poing sur elle, les yeux rivés sur mes souvenirs oubliés. J'avance droit devant moi, à peine conscient de l'univers qui m'entoure. Je pose mes orteils sur les empreintes desséchées qu'ont laissé mes pas quelques heures plus tôt, toujours plus avant, toujours plus proche du gouffre. Encore trois, puis deux... J'hésite. Plus qu'une... ? Je soulève ma jambe. Un. Puis soudain, il n'y en a plus ; je ne suis jamais allé plus loin. Un pas de plus, et je rejoins les herbes folles qui dorment dans la nuit, sans plus m'appeler de leur voix fabuleuse.
À nouveau, je lève mon regard vers l'ange de mes pensées ; seuls les astres étoilés semblent combler le ciel, comme pour me rappeler que mon ange n'est pas ici. Il dort, un peu plus loin, du sommeil du juste. Je porte sur mon ventre les traces de son amour, quelques traînées de sang qui se souviennent du symbole tracé sur sa peau pour m'attacher au réel...
Je tends un bras vers eux, ferme et doux. Chacun de mes muscles se tend ; mes membres s'articulent tandis que ma poitrine se soulève d'une longue inspiration. Je retiens mon souffle. Un éclat de lune se reflète sur la lame toujours serrée dans mon poing, prête à frapper le ciel ; le temps arrête sa longue litanie pour immortaliser cet instant où l'éphémère éclate dans sa plus pure splendeur.
J'envoie le coutelas, mémoire de ton sang écoulé, rejoindre l'horizon silencieux. Haut, très haut, entre ciel et terre...

Auteur : Agnès marot

Illustration : Impression de Sandrine Hirson.

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