Les ténèbres du dehors

Comme tous les soirs, je traverse le parc. Je ne suis accompagnée que du vent qui joue avec les feuilles, abandonnées là depuis plusieurs automnes. Je passe entre le regard des statues, renfermées sur leurs rêves de pierre, indifférentes aux fientes d’oiseaux et aux mousses qui les recouvrent. Longtemps ma famille avait possédé et fait entretenir ces jardins. Quelle catastrophe, quelle ruine est responsable de leur délaissement, de ces herbes qui envahissent les pelouses, de ces fleurs qui se sont multipliées en dehors des bosquets en chaos végétal dans ce qui était auparavant le royaume de l’ordre ? Certains diraient qu’il est à l’image de mon chaos intérieur.
Autrefois, les soirées de printemps aussi douces que celle ci, on croisait toujours quelqu’un ici, le jardinier ou la famille du gardien. Aujourd’hui ma silhouette pâle perdue dans la largeur de la grande allée me fait ressentir plus cruellement encore ma solitude. Je remarque encore une fois la rouille qui ronge la grille lorsque je la franchis. Moi c’est une autre rouille qui me ronge. Le chaos, oui, le désordre intellectuel et moral. C’est ce qu’on a dit de moi, fille de l’aristocratie, assoiffée de connaissance. Ma mère disait que les livres ne sont pas pour les femmes, à part « L’imitation de Jésus-Christ ». Moi je les dévorais, souvent en cachette, même ceux de Voltaire, qu’elle haïssait sans connaître. J’étais fascinée par l’encyclopédie, j’aurais aimé rencontrer Monsieur Diderot mais ce genre de personne ne vient jamais dans notre province…Enfin je le croyais.
Comme tous les soirs je me dirige vers les habitations proches mais je sais qu’on ne veut plus de moi. Je ne rencontre plus que des volets clos sur mon passage. Pourtant ma famille était si populaire autrefois ! Pourquoi cette hostilité ? La réponse, il me semble l’entendre dans le vent qui murmure à mes oreilles, comme un reproche permanent qui me suit partout : à cause de mon attitude. Derrière ces volets, la chaleur des foyers, des relations humaines et moi je suis rejetée dans les rues enténébrées. Quel que soit le temps, j’ai toujours froid, tout est toujours gris pour moi.
Hier un homme était encore devant chez lui quand je suis arrivée. Il me faisait penser à Antonin. S’il m’avait accueillie, s’il m’avait parlé…Mais il s’est empressé de rentrer et de me refermer sa porte au nez. Je n’ai pas voulu renoncer aussi vite, j’ai tourné autour de la maison, j’ai frappé aux fenêtres et à l’huis en pleurant, mais plus rien de bougeait à l’intérieur, alors je suis repartie…
Antonin est arrivé un printemps comme celui-ci, il venait de Paris pour régler des affaires sur les terres qu’il possédait ici. Au départ mes parents le reçurent au château, ce n’était pas tous les jours qu’on avait un gentilhomme de la capitale à notre table. Mais quand il exposa ses idées, très vite il fut indésirable. Des idées « modernes » comme disait mon père. Des idées de philosophe, de libertin. Il n’était déjà plus « persona grata » chez nous lorsque je le rencontrais dehors, lui chassait et je me livrais à une de mes chevauchées solitaires à travers les bois. Il m’est amer de penser qu’à l’époque j’aimais la solitude. J’aimais traverser la campagne à cheval, passer les gués, m’engouffrer dans l’ombre des arbres et m’arrêter pour observer la richesse de la nature, le grouillement de la vie dont parlent les ouvrages de Buffon. Ma contemplation était autant poétique que scientifique. Maintenant la nature est morte pour moi. Je ne vois plus que sécheresse et gelures. Même en été les feuilles sont sèches et les arbres arides.
Lors de notre première rencontre seuls tous les deux il me parla, me fascina par son érudition et la force de sa pensée. Il osait remettre en question ce dont il était interdit de discuter : par exemple Dieu existait-il ? En admettant qu’il existe, qui est Dieu? Personne ne peut le savoir, disait-il Le chapelain du château nous disait qu’Il nous a été révélé par la foi de l’Eglise, et que nous devions y adhérer pour être dans la Vérité. Mais, disait Antonin, les mahométans, que l’on nous dit dans l’erreur, ont leur révélation aussi, qu’ils disent être l’authentique. Ce sont les hommes qui ont crée les religions. Et notre société qui prétendait être de droit Divin, n’était-elle finalement que le fruit d’un fantasme ? S’il n’y avait pas Dieu pour gouverner nos vies, ou s’Il y était indifférent, que signifiait le fait d’être né noble où roturier ? La valeur ne se situait-elle pas ailleurs que dans la naissance ? Et qu’en était-il de la morale ? Autant de questions dont nous débattions lors de nos rencontres suivantes. Enfin quelqu’un qui ne se contentait pas des réponses verrouillées qu’on opposait à toutes mes interrogations. Libertin ? Libre esprit en tout cas. C’était l’été, nous discutions sans fin dans le soleil. Le soleil…Comment était la chaleur du soleil ?
Je ne me rendais plus aux offices à l’église et quand je voulus exprimer mes nouvelles conceptions, tout le monde en fut horrifié. Mes parents bien sûr, mais aussi les domestiques, les métayers…Maîtres et valets, d’un seul élan, rejetaient mon message de liberté pour préférer leur carcan. Et lorsque la grêle saccagea les récoltes, certains dirent que c’était une malédiction. Des bruits se répandirent, selon lesquels Antonin ou moi avaient été aperçus, volant au clair de lune, que l’on avait trouvé des traces de pattes de bouc enflammées sur les chemins. Je crois que tout le monde soupçonnait la vérité. La vérité, c’est que nous étions vite devenus amants. Avec lui j’avais découvert ce que ma mère sans doute ignorait : le plaisir du corps, la liberté des sens. Je n’ai plus ni plaisir ni liberté, emprisonnée de l’intérieur, je ne peux plus quitter ces lieux. J’étais pourtant si près de le faire.
A ce nouvel automne il devait repartir, retrouver son hôtel particulier de Paris. Moi plus rien ne me retenait ici. J’avais renoncé à ma famille. D’ailleurs, les liens du sang qu’on ne choisit pas, ne sommes-nous pas libres de les rompre ? J’avais renoncé à ce peuple servile, Antonin m’emmènerait avec lui et me ferait découvrir des gens de son niveau. Je revêtais une robe blanche comme la virginité que je lui avais sacrifiée, et telle une mariée, j’allais le rejoindre. J’avais choisi ma tenue un peu par dérision, en tout cas c’était ce que je voulais lui faire croire, mais au fond de moi, j’avais bien l’impression de me rendre à mes noces. Il me reçut au milieu de ses malles et tout s’écroula alors.
Sa conception de la liberté et de l’amour, expliqua-t-il, était bien à l’opposé de l’idée de mariage et même de couple stable. Il avait d’autres maîtresses à Paris bien plus mûres que moi, il ne m’imaginait pas prête à le partager. Il avait raison. Il m’assura qu’il garderait un souvenir délicieux de moi, mais que désormais je devais vivre ma propre vie selon les principes qu’il m’avait enseignés. Il avait été mon éveilleur et maintenant il sortait de ma vie pour me permettre de vivre la mienne. Comme je le suppliais, il devint plus cynique et scella son sort et le mien en me disant qu’il n’avait jamais envisagé de s’encombrer avec moi. Je vis alors le couteau de chasse qui traînait sur la table.
Où est-il aujourd’hui ? Y’a-t-il un enfer ou un purgatoire pour lui ? Dieu existe-t-Il ou pas ? Je l’ignore toujours. Je revois mon amant au sol, avec ce flot écarlate jaillissant de son cœur transpercé. Il est le dernier qui m’ait adressé la parole. Le château est désert, maudit à cause de moi et j’ai beau pleurer tous les soirs sur les chemins et dans les rues du village, personne n’a de compassion. Pourtant si quelqu’un ne me repoussait pas, peut être ma destinée changerait-elle ? Après avoir frappé Antonin, j’ai retourné le couteau contre moi.
Je suis la dame blanche, ne vous enfuyez pas, ayez pitié de moi…

Auteur : Henri Bé

Illustration : de Denys Neumann.

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