Sur les indications du vigile qui l’avait accueilli à l’entrée, le lieutenant Hernandez se gara sur le parking réservé au personnel enseignant, voisin des bâtiments administratifs. De nombreux étudiants l’avaient dévisagé tandis qu’il remontait l’allée en roulant au pas, mais cela ne le surprit guère. Leur curiosité était d’autant plus piquée au vif que la rumeur de la découverte macabre avait sans doute déjà fait le tour du campus.
Deux équipes l’avaient précédé. Une voiture de patrouille dépêchée sur les lieux après le premier appel, puis les gars du labo accompagnés du docteur Lyu, le légiste de service.
Hernandez avait été tiré du lit aux aurores, par un coup de fil du capitaine qui lui avait confié la direction de l’enquête. La barbe naissante qu’il n’avait pas eu le temps de raser et les cernes qui assombrissaient son regard lui donnaient une sale mine, et c’est à peine s’il avait pris cinq minutes pour avaler un café.
D’après les premiers éléments que lui avait livrés le capitaine, l’affaire était du genre bizarre. Une histoire de cadavre calciné découvert très tôt, avant le début des cours. Accident, suicide ou meurtre, il revenait au lieutenant de tirer ça au clair.
Un second vigile vint à sa rencontre, visiblement très excité. Hernandez sentit un rictus étirer ses lèvres. C’est vrai qu’en règle générale le pauvre type ne devait guère s’occuper que de surveillance, de bagarres ou de vols, au pire d’agressions sans gravité. Mais là, c’était différent. Découvrir un cadavre, ça n’arrivait pas tous les jours.
― Lieutenant Hernandez ?
Le policier acquiesça d’un vague signe de tête.
― Je suis Bob Fisher, le responsable de la sécurité. Vos collègues m’ont averti de votre venue.
― Où est le corps ?
― Dans le parc, là-bas, tout près du département d’histoire. Je vais vous y conduire.
Hernandez lui emboîta le pas tandis que Fisher lui narrait le cours des événements.
Vers sept heures du matin, aux premières lueurs du jour, Steve le jardinier avait sorti la tondeuse autoportée pour entretenir la pelouse. Il s’adonnait toujours très tôt à cette occupation pour que le bruit de l’engin ne perturbe pas le déroulement des cours. C’est ainsi qu’il avait aperçu la tâche sombre sur le vert encore luisant d’humidité de la pelouse.
De temps à autres, il arrivait que des gosses du campus se lâchent après une soirée trop arrosée et sèment un peu la pagaille. Ça chahute, ça dégrade parfois du matériel, et il se peut que ça aille jusqu’à l’incendie d’une poubelle. Rien de bien méchant, en définitive.
Alors, résigné à l’idée de prendre du retard sur son planning pour remettre tout en ordre, Steve avait stoppé net son engin et s’était approché de ce qu’il avait identifié comme un tas de cendres pour voir ce qui avait bien pu être la cible des jeunes pyromanes.
Il avait ensuite débarqué au poste blanc comme un linge et tremblant comme une feuille. Un verre de whisky n’avait pas été de trop pour lui faire desserrer les dents et raconter ce qu’il avait découvert.
Des restes humains calcinés.
― Nous y sommes, trancha Fisher en désignant une parcelle de pelouse sur laquelle s’affairait beaucoup de monde.
La zone était délimitée conformément à la procédure. On avait tendu entre des piquets l’incontournable bande jaune scene crime – do not cross et un jeune agent de police en tenue veillait à ce que personne ne pénètre dans le périmètre de sécurité. Il le salua d’un signe de tête et le laissa franchir le ruban tandis que Bob Fisher restait de l’autre côté.
Trois collègues de l’équipe scientifique étaient en train d’ôter leur combinaison blanche et achevaient de ranger soigneusement la multitude de prélèvements effectués. Parmi eux, le docteur Lyu. Un petit homme corpulent à la poignée de main franche et redoutable, et d’une efficacité toute aussi remarquable sur le terrain.
Comme attendu, il accueillit Hernandez en lui broyant les phalanges, mais la mine dépitée.
― Alors docteur, qu’est-ce qu’on a ?
― Franchement, lieutenant ? Il me paraît évident qu’il s’agit bien d’un cadavre humain, mais avant toute chose, vous devriez y jeter un coup d’œil.
Le toubib entraîna le policier vers une bâche tendue sur l’herbe humide. Il s’agenouilla en invitant le lieutenant à l’imiter avant d’en saisir un coin et de la soulever.
Hernandez ne put réprimer la grimace qui tordit les traits de son visage, ni le haut-le-cœur qui comprima son estomac.
En fait, il ne subsistait pas grand chose de la victime. Un tas de cendres, au sens propre du terme, curieusement blanches, imitant grossièrement les contours d’une silhouette humaine. On n’aurait même pu envisager une mauvaise blague si un membre n’était pas demeuré partiellement intact. Un avant-bras, le gauche, avec une montre fixée au poignet. Le plus surprenant était que les chairs étaient miraculeusement préservées, sans cloque, ni rougeur, si l’on faisait abstraction du moignon noirci, alors qu’il ne restait littéralement plus rien du corps auquel avait appartenu ce bras. Plus curieux encore, la montre fonctionnait toujours, sa trotteuse égrenant les secondes au rythme d’un tic-tac quasi surréaliste. La pelouse, quant à elle, n’était calcinée qu’à l’endroit où reposaient les cendres.
Lyu laissa retomber le morceau de toile cirée.
― Comprenez-vous mon désarroi, à présent, lieutenant ? À moins que des étudiants en médecine aient « emprunté » ce bras à un cadavre pour nous jouer une farce morbide, je ne vois pas ce qui a pu se passer ici. Il faut une température de 2500 °C pour réduire le squelette humain en cendres. Dans les crématoriums, où l’on ne produit pas une telle chaleur, on concasse les os… alors il me paraît techniquement et matériellement impossible d’avoir pu obtenir un tel résultat ici, sur cette pelouse. À vrai dire, je n’ai jamais vu une chose pareille. Et quand bien même cela aurait été possible, je n’explique pas non plus pourquoi le bras est parfaitement intact.
― Donc, d’après vous, c’est une farce ?
― Je n’ai pas dit ça, des analyses plus poussées des échantillons que nous avons prélevés m’en apprendront d’avantage. Du moins, je l’espère.
Hernandez fouilla nerveusement les poches de son imperméable à la recherche de son paquet de cigarettes, avant de se rappeler qu’il avait justement décidé d’arrêter de fumer. En lieu et place, il mit la main sur un paquet de chewing-gums. Il en fourra un dans sa bouche et commença à le mâcher frénétiquement, se demandant s’il n’y avait pas de meilleurs jours que celui-ci pour arrêter le tabac.
― Et pour son identité ? demanda-t-il au légiste.
― Ma foi, les empreintes digitales sont exploitables, mais si ce gars n’est pas fiché, cela ne servira pas à grand-chose.
― Tenez-moi au courant dès que vous aurez quelque chose.
― Bien sûr, lieutenant.
Hernandez se redressa et parcourut du regard la foule de curieux rassemblée de l’autre côté de la ligne jaune. On aurait dit une meute de hyènes prête à se jeter sur une charogne.
Ça lui fit froid dans le dos. Il ne s’y habituerait jamais.
― Oh !
La surprise lui coupa le souffle. Ellen resta un instant figée, suffocante, à l’entrée du laboratoire. Son cœur cognait à tout rompre, son sang battait ses tempes jusqu’à l’assourdir.
Face à elle régnait le plus grand désordre.
Chaises renversées, papiers et livres éparpillés, bibliothèque sur le flanc. Une tornade paraissait avoir traversé la pièce.
Sa première pensée fut pour un cambriolage.
Enjambant précautionneusement les objets qui jonchaient le sol, elle se dirigea vers le bureau du professeur Grant où elle décrocha le combiné du téléphone. D’abord prévenir le professeur, ensuite les agents de sécurité et puis après, la police ?
D’une main tremblante, elle composa le numéro de Grant sur le clavier numérique. À l’autre bout de la ville, la ligne sonna une bonne dizaine de fois sans que personne ne prît la peine de décrocher. Bah, à l’heure qu’il était, il était déjà sûrement sur la route. Elle raccrocha puis fit le numéro de son portable.
Ellen poussa un petit cri d’orfraie quand la sonnerie retentit, à quelques mètres d’elle, rompant le silence angoissant qui s’était emparé de la pièce. Elle se traita mentalement d’idiote, puis remarqua la veste du professeur, suspendue au portemanteau.
Il était déjà là, ou peut-être bien n’était-il pas rentré chez lui la veille et avait-il travaillé toute la nuit ? Mais alors, cela signifiait que…
La sonnerie cessa, le répondeur prit le relais.
Ellen coupa la communication.
― Professeur ? risqua-t-elle à mi-voix. Professeur Grant ? Vous êtes là ?
C’était stupide, elle voyait bien qu’en dehors d’elle, il n’y avait pas âme qui vive dans le laboratoire.
La jeune étudiante sentit un long frisson d’effroi lui lécher la colonne vertébrale.
Un peu plus tôt, en arrivant, elle avait vu les voitures de police et l’attroupement dans un coin du campus. Cela se produisait de temps en temps, quand certains étudiants buvaient trop, mais cette fois-ci, elle eut un mauvais pressentiment.
Elle décrocha de nouveau le combiné et fit le numéro de poste de la sécurité du campus.
Hernandez était sur le point d’explorer la piste de la farce morbide des étudiants en médecine lorsque Bob Fisher était venu le chercher, encore plus excité qu’à son arrivée. Suspicion de cambriolage au laboratoire d’un des plus éminents professeurs de l’université. Cela pouvait avoir un lien avec son affaire. Il ne pouvait en tout cas pas le négliger.
À présent, il toisait la jeune assistante du professeur en question tandis qu’elle lui livrait son récit. Une jolie fille, à vrai dire, dont il ne put s’empêcher de reluquer les longues jambes aux mollets galbés par de petits escarpins bon marché. Elle surprit son regard et tira en rougissant sur sa jupe pour couvrir davantage ses cuisses.
Fisher était resté en retrait dans l’embrasure de la porte.
― Hum, fit l’enquêteur en examinant le désordre dans la pièce, avant de revenir vers elle. Quelle est la spécialité de Grant, déjà ?
― L’histoire et l’archéologie, répéta Ellen, avec une pointe d’agacement à peine voilée dans la voix.
Ce flic l’excédait pour de bon. Et cette façon qu’il avait de la mater ! Brrr !
― Est-ce que quelque chose a disparu ? lui demanda-t-il.
― C’est à dire que… Je ne sais pas… A priori non.
Il y avait de la casse, mais aucun meuble n’était fracturé. Même le coffre-fort dans lequel le professeur conservait de temps à autres quelques pièces de grande valeur était intact. De toute façon, il était vide en ce moment.
― Vous ne devriez pas plutôt essayer de retrouver le professeur au lieu de me poser toutes ces questions ? se hasarda-t-elle.
Il la jaugea avec un petit rictus sur les lèvres qui eut le don d’accroître son irritation.
Non mais ! Il me prend pour une débile, ou quoi ?
Hernandez s’accroupit et traça un cercle à la craie autour d’une constellation de fines gouttelettes de sang que la jeune fille n’avait jusque-là pas remarquée. Par chance, elle n’avait pas mis le pied dedans, ce qui avait préservé l’intégrité de l’indice.
― Il lui arrive souvent de travailler tard ? demanda le lieutenant tandis qu’il continuait à fureter dans le désordre.
― Régulièrement.
― Et vous ne restez jamais avec lui ?
― Non. Il aime travailler seul, la nuit. C’est un insomniaque. Quand il est fatigué, il fait un somme là-dessus.
Elle désigna un divan, derrière le bureau, dont le cuir luisait agressivement sous la lueur des néons.
― La voiture du prof n’a pas bougé du parking, intervint Fisher qui n’en pouvait plus et se dandinait toujours plus d’excitation sur ses jambes. Vous pensez que c’est lui ?
Le regard d’Ellen alla du vigile au flic.
― Lui quoi ?
Un indicible sentiment d’angoisse la saisit aux tripes.
― Vous n’êtes pas au courant ?
― Au courant de quoi ?
Hernandez fit la moue et entrouvrit la bouche pour parler, mais Fisher lui coupa l’herbe sous le pied.
― Ben, le cadavre.
La jeune femme tressaillit. Une sueur froide voulut la happer vers le sol.
Elle se retint à l’angle du bureau et déglutit bruyamment pour chasser le nœud qui enserrait sa gorge, l’empêchait de respirer.
― Grant… Grant est mort ?
― À l’heure qu’il est, nous ne pouvons rien affirmer. À moins que…
Il tira de sa poche un Polaroïd que lui avaient remis les gars du labo. C’était un gros plan de l’avant-bras du macchabée. Par bonheur, on ne voyait pas le moignon calciné.
― Est-ce que vous reconnaissez cette montre ?
Ellen s’empara de la photo d’une main tremblante.
― Mon Dieu ! gémit-elle. C’est celle du professeur.
La jeune fille éclata en sanglots.
Hernandez détourna la tête. Il n’aimait pas voir les gens pleurer. Non pas que cela le rendît triste, mais plutôt qu’il ne savait pas toujours comment gérer ce genre de situation. Face à un type armé, on dégaine, et puis c’est tout, mais face à une sœur, une veuve, une fille ou une assistante éplorée, c’était une autre paire de manches.
― La caméra, là, elle fonctionne ? interrogea-t-il le chef de la sécurité en désignant l’objet fixé dans un angle de la pièce.
― Oui, admit Fisher dont le visage s’illumina soudain. Je suis trop bête, je n’y avais pas pensé.
Bête comme ses pieds, pensa le flic. Encore un type qui devait rêver de faire partie de la maison et qui avait dû se ramasser au concours d’entrée de l’école de police.
― Repassez-la, pour voir.
Bob Fisher s’exécuta et Hernandez plissa les yeux pour décrypter les images qui défilaient de façon saccadée sur l’écran. Un plan toutes les deux ou trois secondes, en noir et blanc, sur une bande usée à force d’être rembobinée et réenregistrée, mangée de parasites à intervalles réguliers.
On voyait le professeur qui traversait brutalement le champ de la caméra, d’abord projeté à travers la pièce, puis gesticulant comme un pantin, comme mimant une lutte avec un adversaire invisible, avant de s’effondrer, de telle sorte que seuls ses pieds apparaissaient encore à l’écran. L’horloge indiquait 3h30 environ.
Avance rapide. Vers 6h00, l’homme remuait enfin et faisait une brève apparition dans le champ, visiblement sonné, hagard. C’étaient les dernières images de Grant vivant. Une heure plus tard, le jardinier découvrait son corps carbonisé.
― On n’a pas le son ? demanda le flic, dépité.
Fisher se contenta d’une grimace.
Ce n’était pas très probant, tout ça, et surtout, ça brouillait les pièces du puzzle plus que ça ne les assemblait. Si au moins il y avait eu un cambrioleur sur la bande, il y aurait eu un suspect, un signalement, mais là... L’éminent professeur avait-il été pris d’un accès de démence et avait-il fini par s’immoler par le feu sur la pelouse ?
Non, ça ne tenait pas. Pas de jerrican vide, ni de briquet ou de boite d’allumettes. Sans parler de ce qu’avait dit le légiste sur la combustion d’un corps humain.
Hernandez fouilla nerveusement ses poches à la recherche de ses cigarettes, sans les trouver, bien sûr.
― Vous avez une clope ?
― Désolé lieutenant, je ne fume pas.
Le flic pesta. C’était décidément un très mauvais jour pour arrêter de fumer.
― Bon, fit-il en se rabattant une énième fois sur ses chewing-gums, repassez-la-moi encore une fois.
Ça devait forcément se passer là, sous ses yeux.
Il en était à se vriller le cerveau pour essayer de percer ce mystère quand sa radio crachota.
― Lieutenant ? Vous êtes là, lieutenant ?
C’était la voix de Joe, un des flics de la patrouille.
Il pressa le bouton du talkie-walkie et postillonna dans le micro.
― Affirmatif.
Nouveau grésillement.
― On en a un autre.
Hernandez soupira.
― Où ?
― Aile ouest.
― J’arrive.
― Lieutenant ?
― Oui, Joe ?
― Accrochez-vous, ce n’est pas beau à voir.
Pas beau à voir, avait dit le gars de la patrouille. C’était pire que ça.
Cette fois-ci, le corps était identifiable. Dave Green, un des employés de la société qui sous-traitait le ménage pour l’université.
Pour la première fois depuis qu’il écumait les scènes de crime, Hernandez dut courir aux toilettes pour vomir un odieux mélange de bile et de café. Pourtant, il en avait vu, des trucs moches.
Le cadavre était assis contre le mur d’un petit local contenant son matériel, mais il n’en subsistait qu’une moitié approximative. C’était comme si une langue de feu avait carbonisé la partie gauche de son corps, le partageant en deux ; comme si la cloison avait protégé sa moitié droite du souffle igné. Face à la porte du local, devant la fenêtre par laquelle la lumière du jour se frayait un chemin jusqu’ici, on ne distinguait d’ailleurs qu’un tas de cendres froides, la partie intacte demeurant dans l’ombre.
Le flic risqua de nouveau un œil vers cet humain vu en coupe. Moitié de cerveau, moitié de langue pendante, moitié de bouche crispée dans une expression horrifiée. Pareil pour les organes et autres viscères. La découpe était chirurgicale. Sauf que ce n’était pas découpé, justement, c’était boursoufflé, roussi, cautérisé par la chaleur qui l’avait consumé.
C’était à n’y rien comprendre et Lyu lui-même se gratta la tête, dubitatif.
― Je pense que le feu n’est pas la cause de la mort, lâcha-t-il enfin. Regardez ici.
Il désigna une plaie dans le cou de la victime.
― Ce type a vraisemblablement été égorgé, mais dans ce cas, je ne m’explique pas qu’il ne baigne pas dans une mare de sang. Compte tenu de la rigidité, je dirais que le décès s’est produit entre 5h30 et 6h30. L’autopsie m’en apprendra plus, du moins je l’espère. En tout cas, cette fois-ci, j’ai un corps à disséquer, ne serait-ce qu’une moitié.
Il fit signe à ses assistants d’emballer la dépouille.
C’est quand ils la déplacèrent en pleine lumière que celle-ci s’embrasa.
Tout alla très vite. Un des assistants poussa un cri, la blouse en feu. Son collègue l’aida à la retirer tandis qu’un des flics décrochait un extincteur et en pulvérisait le contenu sur les flammes qui dévoraient le cadavre. En vain. Non seulement la combustion se poursuivit, mais l’insoutenable chaleur du foyer l’obligea aussi à battre en retraite.
En moins d’une minute, il ne resta du corps qu’un petit tas de cendres claires et un pied dans une basket blanche dont le moignon fumant répandit dans l’air une horrible odeur de chair brûlée.
Un lourd silence succéda au crépitement du foyer.
Les uns et les autres se regardèrent, hébétés.
― Qu’est-ce que c’était, toubib ? se hasarda enfin Hernandez tout en passant une main sur son front pour en essuyer la sueur.
Lyu haussa les épaules pour marquer son incompréhension.
― J’ai bien une idée, mais on n’a pas d’explication au phénomène.
― Dites toujours.
― Combustion humaine spontanée. Malgré quelques conjectures qui font débat, on en ignore la cause. Les chances que cela se produise sont quasi nulles. Alors deux fois presque simultanément…
― C’est plus qu’une coïncidence. Débrouillez-vous toubib, mais trouvez-moi une explication que je puisse fournir au capitaine, au maire et à tous ces vautours de journalistes qui ne vont pas tarder à rappliquer.
Le légiste ne répondit pas, perdu dans la contemplation des cendres et le flic tourna subitement les talons. Il fallait qu’il sorte. Brusquement assailli d’un vertige, il était en sueur et n’aurait pas supporté de rester une minute de plus sur la scène de crime.
Il poussa la porte d’entrée et jaillit sur le parvis où l’accueillit la chaude lumière du soleil.
Il demeura quelques instants immobile, le cœur battant, avant de fouiller ses poches avec une telle nervosité qu’il déchira son paquet de chewing-gum et en répandit le contenu dans l’allée.
Finalement, il se jeta sur un étudiant qui passait par là et lui soutira une cigarette.
La première bouffée lui fit le plus grand bien.
Au diable les bonnes résolutions pour aujourd’hui.
Il arrêterait demain.
Il était presque deux heures du matin quand le lieutenant Hernandez se présenta de nouveau à l’entrée de l’université. Après l’effervescence de la journée, l’endroit paraissait sinistre tant il était désert. Même le vigile sensé contrôler les allées et venues avait disparu de sa guérite. Il ne devait sans doute pas être bien loin, à en juger par le minuscule poste de télé qui diffusait un match de basket presque en sourdine et dont le halo bleuté conférait à l’étroite cabine un aspect surnaturel. La barrière étant levée, le flic n’attendit pas le retour du planton et roula jusqu’au parking où il s’était déjà garé le matin même.
La jeune femme –Ellen– l’avait réveillé trois quart d’heure plus tôt, aussi excitée qu’une puce. À l’entendre, elle s’était attardée pour remettre de l’ordre dans le laboratoire, dépitée à l’idée que la mort de Grant puisse compromettre sa thèse, quand elle avait découvert « un truc de dingue », pour reprendre ses propres termes. Le professeur menait des travaux secrets dont elle ne pouvait pas lui parler au téléphone. Il fallait qu’il vienne, sans quoi il ne pourrait pas la croire et la prendrait pour une folle.
À présent qu’il parcourait les derniers mètres dans l’ombre des érables qui bordaient l’allée menant à l’entrée du bâtiment, il espérait que la gamine ne l’avait pas fait venir pour rien.
― Ellen ? appela-t-il une fois la porte franchie. Ellen Barker, c’est le lieutenant Hernandez.
Pas de réponse, juste un silence abyssal qui lui fit curieusement froid dans le dos.
Le long couloir lui rendit l’écho de ses pas tandis qu’il marchait vers le laboratoire de Grant.
― Ellen ? Je suis là.
Rien, pas un bruit sinon l’affreux grincement que produisit la porte quand il la poussa.
À première vue, le laboratoire était désert. L’endroit avait été soigneusement rangé, mais aucune trace de la fille.
Il s’approcha d’un des ordinateurs sur l’écran duquel un cube en 3D ricochait d’un bord à l’autre. Ses doigts effleurèrent le clavier et l’image se délita pour laisser place à un vieux cliché de sous-marin en guise de thème de bureau. Quand il voulut promener le curseur de la souris vers les icônes des fichiers, un fenêtre s’ouvrit et demanda un mot de passe. L’accès était verrouillé. Sur un bloc-notes voisin étaient griffonnés quelques mots dans une écriture féminine. U-901. Il était sur le point de taper ces caractères sur le clavier quand un courant d’air glacé lui balaya la nuque, lui donnant la chair de poule.
Faisant volte-face, l’anomalie dans le décor lui échappa tout d’abord, même si son instinct de limier lui disait que quelque chose clochait sous ses yeux. Ce fut seulement lorsqu’il s’approcha du fond de la pièce qu’il découvrit une étroite ouverture dans le mur. Une cloison mobile. Il n’en croyait pas ses yeux. Un truc qu’on ne voyait que dans les films. La fille avait eu raison, c’était pour le moins étrange. Du plat de la main, il poussa la cloison jusqu’à ce qu’il y eût assez d’espace pour pouvoir s’y glisser. Un éventail de marches apparut, qui s’enfonçaient dans les ténèbres.
― Ellen ? appela-t-il une fois encore.
Sans réponse.
Il envoya la main vers la crosse de son arme quand la voix l’interrompit dans son élan et le fit malgré lui sursauter d’effroi.
― Lieutenant ? Mais qu’est-ce que vous faites là ?
Le chef de la sécurité du campus venait de faire irruption dans le laboratoire.
― Bon Dieu, Fisher, on peut dire que vous m’avez flanqué une sacrée frousse ! lâcha le flic en riant nerveusement.
― Désolé Lieutenant. Je faisais ma ronde, je ne voulais pas vous faire peur.
― Ce n’est rien. Dites, vous connaissiez l’existence de ce passage ?
Fisher jeta un coup d’œil derrière le flic.
― Non, je ne l’avais jamais vu avant. Que faites-vous ici ?
― L’assistante de Grant m’a appelé et m’a demandé de venir la rejoindre. Elle a trouvé des infos sur les recherches que menait le professeur. Ça pourrait avoir un lien avec sa mort. Vous l’avez vue ?
― Non, elle est peut-être partie, vous savez.
― Non, je ne crois pas, elle m’a dit qu’elle ne bougeait pas jusqu’à mon arrivée. Elle est peut-être passée par là. Je vais aller voir. Tenez, prêtez-moi votre torche.
Fisher fit une petite moue qu’Hernandez ne remarqua pas, puis lui tendit docilement la lampe qui pendait à son ceinturon.
L’enquêteur l’alluma et en dirigea le faisceau vers l’obscurité de l’escalier en colimaçon qui descendait dans les entrailles du bâtiment.
― Allons voir.
― Je vous suis, Lieutenant.
Le flic commença sa descente.
― Lieutenant ?
― Oui Fisher ?
― Je tenais à vous dire que je suis désolé.
― Désolé pour quoi ?
― Pour ça.
Un sifflement fendit l’air, et avant que le Lieutenant Hernandez eût compris ce qui se passait, une violente douleur explosa sous son crâne. Déséquilibré, il tituba, puis bascula en avant et dégringola les marches. Avant de perdre connaissance, il eut tout juste le temps d’apercevoir, plus haut, la sombre silhouette du chef de la sécurité, sa matraque à la main.
Les néons clignotèrent en s’illuminant. Tiré de sa torpeur, Hernandez redressa la tête. Un douloureux élancement lui vrilla aussitôt la nuque, irradia l’arrière de son crâne en écho névralgique au coup qui l’avait assommé. Il entrouvrit les yeux, battit des paupières pour lutter contre la brutale agression de la lumière. Sa vision était trouble, ses rétines peinaient à faire la mise au point.
Une ombre apparut à la périphérie de son regard.
― Ça y est ? Vous êtes réveillé ?
Cette voix… il fallut au policier un réel effort de concentration pour mettre de l’ordre dans le chaos qui régnait dans sa tête et l’identifier. Il tenta de se tourner dans sa direction mais prit soudain conscience des liens qui l’entravaient. On l’avait ligoté sur une chaise.
― Fisher ? gémit-il. C’est vous ?
L’ombre se glissa devant lui. À travers le voile brumeux qui commençait à s’étioler, les traits du responsable de la sécurité du campus se précisèrent.
― Qu’est-ce que ça signifie, Fisher ?
Le flic tira sur ses liens pour tenter de s’en défaire mais ne parvint qu’à s’entamer les chairs.
― Détachez-moi !
― C’est impossible, Lieutenant. Il a faim.
Le flic secoua la tête, dépité, désorienté. Les propos de son kidnappeur n’avaient aucun sens.
Il cligna des yeux.
Il se trouvait dans une espèce de cave au plafond bas et voûté. Nulle fenêtre, nul soupirail ne communiquait avec l’extérieur. Sur sa droite, il distinguait les premières marches d’un escalier en colimaçon qui remontait vers la surface. Face à lui, juste sous le halo des néons, reposait un caisson métallique riveté. Sa carcasse oxydée était encroûtée de coraux et de coquillages qu’on avait partiellement grattés pour en dégager des inscriptions en caractères gothiques qui n’avaient aucun sens pour lui. De l’allemand, à en juger par la croix gammée à moitié effacée qu’il discerna. L’objet avait dû passer un bon bout de temps sous l’eau. Dans cet espace confiné, l’atmosphère empestait d’ailleurs la marée.
― Ne vous foutez pas de moi, Fisher ! s’impatienta-t-il. Relâchez-moi !
― C’est impossible, je vous l’ai déjà dit.
Fisher approcha son visage du sien jusqu’à ce qu’Hernandez puisse en respirer l’haleine immonde. Il avait bouffé une charogne, ou quoi, cet espèce de malade mental ?
― Ça va être votre tour.
C’est à ce moment que le flic remarqua la curieuse coloration des lèvres, des dents, de la bouche tout entière de son interlocuteur. Rouge. Ecarlate, plus exactement. Comme… Comme…
Son estomac se révulsa.
― Relâchez-moi ! hurla-t-il enfin en gesticulant sur sa chaise avec tant de vigueur que celle-ci finit par basculer en arrière. Le dossier heurta le sol avec un bruit mat, étouffé par l’épaisseur des murs, et souleva un nuage de poussière.
― Calmez-vous, inspecteur, vous allez le déranger pendant qu’il mange. Et je peux vous dire qu’il déteste ça.
Du fait de sa vision renversée, Hernandez ne comprit pas immédiatement ce qu’il vit.
Derrière-lui, dans un angle reculé, se tenaient deux corps enchevêtrés. Des cadavres, pensa-t-il tout d’abord, avant de capter un mouvement.
Il finit par reconnaître Ellen, la jeune assistante du Professeur Grant, dans les bras d’une silhouette sombre, accroupie près du sol dans une posture plus animale qu’humaine. Le regard de la jeune femme ne renfermait plus la moindre étincelle de vie et ses bras pendaient mollement le long de son corps. Les soubresauts dont elle paraissait agitée n’étaient qu’une illusion, pantin désarticulé qu’elle était entre les mains de ce… de cette chose…
La silhouette délaissa la gorge béante et ensanglantée de l’étudiante et se redressa.
Un frisson d’effroi parcourut le policier.
Ce n’était pas, ce ne pouvait pas être un homme, et pourtant ça en avait toute l’apparence.
Une créature au teint hâve, aux pupilles si décolorées qu’elles donnaient l’impression que les yeux étaient révulsés ; grande, maigre, au visage anguleux dont la partie inférieure était maculée de sang ¬–du sang d’Ellen !– et vêtu du sinistre uniforme élimé d’un officier SS.
Les entrailles du flic dérouillèrent salement. Il sentit qu’il venait de souiller son pantalon.
― Bordel de merde ! Fisher ! Qu’est-ce que c’est que ça !
Le bruit des pas du responsable de la sécurité lui indiquèrent que celui-ci venait de se rapprocher.
― Avez-vous entendu parler du projet de légion SS das Nacht, Lieutenant ? Un projet ultra secret du IIIème Reich. Jusqu’à ce que Grant me mette dans la confidence, je n’en savais rien. Je n’ai jamais été très doué en histoire, ni à l’école en général d’ailleurs. Je vous présente le colonel von Lehndorff, cobaye d’une expérience nazie destinée à créer une race de super soldat qui sèmerait la terreur dans toute l’Europe. Pour ce que Grant a bien voulu m’en dire, en 1944, les boches ont mené une expédition en Roumanie, dans les Carpates plus précisément, avec pour mission de capturer un vampire.
« Je sais, ça paraît dingue, ça m’a fait la même impression la première fois que le professeur a évoqué le sujet. Il paraît qu’Hitler était très friand de ce genre de choses. Figurez-vous que les soldats ont effectivement mis la main sur un spécimen vivant, enfin si on peut dire ça. On ignore comment ils ont procédé car la plupart des archives ont été détruites, mais ils ont vampirisé une douzaine de volontaires. Le colonel est le seul à avoir survécu à l’expérience. Ne devient pas vampire qui veut. C’est une question d’aptitude génétique à la survie.
« Bref, la défaite de l’Allemagne se profilant à l’horizon, alors que les soviétiques allaient faire tomber Berlin, le colonel a été dépêché au QG d’Hitler pour permettre au _Führer_ et à son épouse d’accéder à la vie éternelle et de prendre la fuite, mais ça a échoué. Ils sont morts tous les deux dans d’horribles circonstances, loin de la version officielle.
« Le colonel a donc embarqué dans un U-Boot, avec une poignée de nazis qui avaient réussi à passer entre les mailles du filet tendu par les alliés, direction l’Amérique du Sud où d’autres les avaient déjà précédés.
« Le sous-marin n’a jamais atteint sa destination.
« Grant m’a confié un jour qu’il tenait cette histoire d’un SS qui avait terminé ses jours dans un asile en Europe Centrale. Il avait en outre mis la main sur le curieux témoignage d’un pêcheur qui avait sauvé de la noyade un marin allemand au large de la Floride en juin 1945. Grièvement blessé, en proie à de fortes fièvres, le marin avait raconté dans un anglais approximatif comment il avait réussi à s’échapper du bâtiment alors que les trois quarts des membres d’équipage et passagers avaient été massacrés, et que le commandant venait de prendre la décision de se saborder. L’homme avait parlé de Vampir avant de finalement succomber à ses blessures.
« Après vingt ans de recherches, Grant a fini par localiser l’épave du sous-marin. Il a englouti jusqu’à son dernier cent pour monter une expédition avec une bande d’aventuriers si peu recommandables que c’est à se demander comment il ne s’est pas fait doubler. Il faut dire qu’il leur a laissé piller l’épave de sa cargaison d’or et de pierres précieuses que les nazis avaient pris soin d’emporter dans leur fuite. Seul le gros caisson que vous avez vu l’intéressait. Le cercueil.
« C’est à partir de là que Grant a eu besoin de moi, pour introduire ce truc ici en toute discrétion. Il était très excité à l’idée de pouvoir l’étudier, de l’ouvrir, et je dois dire que je l’ai vraiment pris pour un illuminé. La seule chose qui m’importait, c’était la liasse de billets qu’il m’a fourrée dans la poche pour que je l’aide et que je ferme les yeux ; comme quand je chope des étudiants avec des substances illicites, ou en pleine connerie. Certains ont peur de leurs parents, d’autres de perdre leur bourse. Alors ils me glissent la pièce pour que j’oublie…
« C’est à l’ouverture du sarcophage que j’ai compris que le professeur n’était pas fou, quand nous avons découvert le corps du colonel parfaitement conservé dans son bel uniforme. On aurait dit qu’il dormait, et c’était ça, en quelque sorte, puisqu’après quelques minutes passées à l’examiner, il a soudain ouvert les yeux.
« Je dois dire que ça m’a flanqué une sacrée frousse. Grant, lui, jubilait. Il s’est adressé au vampire dans sa langue maternelle, mais l’autre est d’abord resté muet. Tu m’étonnes ! Après soixante ans de stase, les cordes vocales du colonel devaient être plutôt atrophiées ! Moi, je m’en fous, de toute façon, je ne parle pas l’allemand ! C’est pour ça qu’il me parle directement dans ma tête. Télépathie, ça s’appelle.
« La première chose qu’a réclamé le colonel, c’est de manger. Grant avait prévu le coup et avait prélevé quelques poches de sang lors de la dernière collecte sur le campus. Mais ça n’a pas plu au colonel. Tu parles ! C’est du sang frais qu’il voulait ! Lorsque le professeur lui a proposé les rats du laboratoire de biologie, l’autre les lui a balancés à la figure. C’est là que le fil des événements a échappé à Grant. Le vampire s’est jeté sur lui. Terrorisé, je me suis plaqué contre le mur tandis que le colonel se lançait à sa poursuite dans les escaliers et le rattrapait à l’étage. Il l’a saigné à blanc. Je peux pas lui en vouloir, il avait les crocs, quoi !
« Vous vous demandez sûrement pourquoi il m’a épargné ? C’est très simple : d’abord, Grant l’avait momentanément rassasié, en tout cas suffisamment pour qu’il recouvre ses esprits, et ensuite parce qu’il avait besoin de moi. Il ne connaît rien de notre monde moderne, et il est encore assez faible. Il a promis de ne pas s’en prendre à moi si je le sers avec dévotion. Peut-être même qu’un jour, il fera de moi son égal. Je suis son âme damnée, et il est mon maître.
« C’est la raison pour laquelle il s’en est pris à l’agent d’entretien plutôt qu’à moi.
« Comprenez-vous maintenant pourquoi vous ne l’avez pas vu sur la bande vidéo ? Les vampires ne se reflètent pas dans les miroirs, pas plus qu’une pellicule ne peut fixer leur image. »
Il se mit à rire.
Hernandez était abasourdi. Son esprit réfutait formellement ce qu’il venait d’entendre, ce que ses yeux avaient devant eux.
Il se retrouva dans l’ombre de la sinistre créature, ferma les yeux comme un enfant se cache sous ses draps. C’était un cauchemar, un horrible songe dont il allait s’extraire d’un moment à l’autre. Il ne pouvait en être autrement.
Quand les dents du monstre déchirèrent sa carotide en laissant s’échapper un geyser de sang, il acquit deux certitudes.
Il ne rêvait pas.
Il était en train de mourir.
Et la nuit l’enveloppa.
Le lieutenant s’éveilla dans un couloir, la joue collée au carrelage glacé. Ses yeux étaient voilés de brume, le décor tanguait dans son champ visuel et une violente nausée contracta ses entrailles. Il roula sur le côté, vomit une espèce de bile mêlée de sang coagulé. Une horrible migraine martelait les parois de son crâne.
Durant un moment, il lutta avec ses membres ankylosés pour en reprendre le contrôle, puis parvint à s’asseoir, à s’adosser au mur tandis que le couloir continuait sa gite infernale. Un nouveau spasme le plia en deux et il vomit une seconde fois.
Même sa pire cuite ne l’avait jamais à ce point lessivé.
Mais qu’avait-il bien pu absorber pour être dans un tel état ?
Il fouilla sa mémoire, mais y trouva une porte close. Le noir. Le néant. Son cerveau occultait l’événement.
Alors qu’il passait une main sur sa nuque raide pour la masser, il sentit une vilaine plaie dans son cou. Il s’était blessé.
Ça expliquait les tâches de sang sur sa chemise.
Il s’était chié dessus aussi, mais pour ça, il n’avait pas d’explications.
Il avait froid. Terriblement froid.
Avec des gestes mal assurés, il s’aida de la cloison pour se mettre debout et explora ses poches à la recherche de son téléphone. Celui-ci lui glissa des mains quand il l’en extirpa. Il fit mine de se pencher pour le ramasser, mais le décor voulut se lancer dans un dangereux carrousel et il préféra finalement s’en abstenir.
Il avait besoin d’aide. Il y avait bien quelqu’un dans le coin. Un vigile. Un agent d’entretien.
Il faisait encore nuit, mais il vit par une fenêtre l’horizon rosir. Oui, des gens allaient bien finir par arriver, il allait se porter à leur rencontre.
Il tituba le long du corridor jusqu’à une porte qu’il identifia comme l’entrée principale du bâtiment.
Il saisit la poignée, avant d’en retirer sa main brutalement. L’espace d’un instant, le métal lui avait paru brûlant. Non, il avait dû rêver, c’était juste la fièvre.
Il referma de nouveau ses doigts dessus, ignorant l’étrange sensation de chaleur qui fourmillait dans sa paume, puis la tourna et ouvrit grand la porte.
Une bouffée d’air tiède lui cingla le visage.
Bon sang ! Comment pouvait-il faire si chaud d’aussi bonne heure ?
Derrière la crête des immeubles, la pâle lueur de l’aube l’obligea à plisser les paupières. Il porta ses mains en visière pour en atténuer l’effet, en vain. Exactement comme après une mauvaise biture, la moindre particule de lumière était devenue insupportable. Et cette chaleur, étouffante, qui n’arrangeait rien à sa nausée !
Tout autour de lui, malgré la rosée qui luisait sur la pelouse, malgré la brise qui bruissait dans le feuillage des arbres, l’air continuait de s’échauffer de manière inexplicable. Des mirages dansaient à présent juste sous son nez. Il avait de la fièvre, sans doute, il ne pouvait pas y avoir d’autre explication.
Il n’eut pas le loisir de s’interroger d’avantage.
Quand le soleil franchit enfin la cime des buildings et que ses rayons l’enveloppèrent, le lieutenant de police s’embrasa instantanément. Figé dans une expression de douleur et d’épouvante, d’incompréhension aussi, il ne mit pas longtemps à se consumer. Quelques minutes tout au plus, durant lesquelles il ne fut plus qu’une statue de braises incandescentes.
Depuis une fenêtre du premier étage, Fisher soupira de satisfaction en observant la brise matinale éroder la forme humaine jusqu’à ce qu’il n’en restât plus qu’un tas de cendres blanchâtres aux vagues relents de carne brûlée.
Ne devient pas vampire qui veut, lui avait dit le Maître. Les plus nombreux, les faibles, effrayés, désorientés, tel des insectes nocturnes dont la vie éphémère se consume au contact d’une ampoule électrique, sont attirés par la lumière du soleil, tandis que l’instinct de survie des forts, au contraire, leur dicte de se terrer au plus profond des entrailles de la terre pour y échapper.
Les uns sont le gibier, les autres deviennent les prédateurs.
Et il en est ainsi depuis la nuit des temps.
[Miramas, le 27/06/2011]
Auteur : Frédéric Czilinder
Illustration : Combustion de Xavier Ernout.