Grimoire

Illustration : Le Livre

LE GRIMOIRE DU DESTIN

À Michel de Ghelderode, maître des songes crépusculaires.


Trois heures. Il n'y a plus rien. Tout est éteint.
Mes illusions ? Des lucioles volant au ras d'un marécage d'inconscience, des araignées de cristal au plafond du cerveau.
J'étais grand. Que dis-je ? Je suis grand. Un génie sans corps peut-être, mais un esprit pur et fou, une vapeur chaude dans la brume.
Trois heures sonnent toujours. Le temps s'est arrêté, c'est bien.
Mon corps gît au bord du gouffre. Qui l'y poussera ?
J'aurais pu exploser comme un cratère qui a longtemps médité sur sa puissance avant d'agir. Le monde était prêt : toute méchanceté était masquée de bonté, Dame Tristesse avait revêtu une chasuble blanche et les mirages que je m'étais inventé, défilaient devant mes yeux comme la foule des passants sur le trottoir.
J'étais le maître de ma vie. Jamais la solitude ne m'accablait.
La porte s'ouvrait sans cesse et laissait entrer dans ma chambre des personnages, quelques-uns tombés de leurs livres de légendes, la plupart nés de mes rêves mystérieux. Et tous ces hommes s'agenouillaient devant ma grandeur alchimique, se laissaient enfermer à jamais dans les feuillets de mes livres.
J'avais recréé Dieu de ma plume, un Dieu profond de lumière, un être terrifiant à barbe neigeuse, au long manteau constellé d'idées.
La gloire m'avait engendré, l'orgueil élevé et dans l'éternité je mourrai.
Il est trois heures. Je ne suis plus qu'une charogne au fil de l'eau, un vieillard malade blotti sous une couverture râpée.
La pluie cingle les carreaux sans les mouiller.
Mes yeux fixent des objets, mais ne les regardent pas.
La fièvre bat mes tempes.
Demain, la terre se couvrira de neige, sans doute, et le gel mordra mes pieds bleuis.
Déraison ! La troisième heure a assassiné le temps.
Demain n'existe plus que dans l'espoir.
Volez, colombes, les mots ne vous arrêteront pas. Ne craignez rien.
Les vautours planent trop bas pour rogner vos ailes blanches.
Ne cesseras-tu jamais de sonner l'heure, maudite horloge ?
Je te répète que le temps est mort, enterré avec tous ses rouages grinçants dans la fosse profonde de l'oubli.

Pourquoi est-elle partie ?
Elle était la lourde chaîne qui me rattachait à la vie.
Je l'avais rencontrée simplement.
Par un soir frileux de décembre, la porte de ma chambre s'était ouverte.
Une haute silhouette maigre se détacha dans l'embrasure.
Elle marcha vers moi. Je sus que c'était une femme.
Le soleil de ses yeux m'éblouit. Ma main de poète l'envoûta.
Peu après, cette femme, la première que je rencontrais, m'épousa et entra de force dans ma vie d'artiste.
Avant de la connaître, je vivais simplement, des revenus que me rapportaient quelques articles. J'avais édité deux romans, des recueils de contes, de nouvelles. Le succès remporté par ces livres me convainquit de me retirer dans une solitude totale. Maintenant allait commencer le déferlement des vagues de mon esprit, l'avortement de cette folie consciente qui m'obsédait.
Et puis, qu'avais-je besoin des hommes puisque ceux-ci lisaient mes écrits.
Une chatte noire était le seul être que j'adulais. Ses yeux verts m'offraient un miroir, projection d'un monde ensorceleur et voluptueux.
En cette période de ma vie, je sentais en moi une puissance bénéfique ou maléfique qu'aucune tempête n'aurait su détruire.
C'était comparable à ces trains en furie qui partent dans une nuit de sommeil. Leurs longues crinières jaunes flottent au vent.
Ils sont nés pour détruire, mais eux-mêmes ne mourront qu'à l'infini, sur la plage du grand Océan.

Mais elle, plus orgueilleuse que moi, brisa tout.
Ma porte fut ouverte à quiconque désirait apercevoir l'écrivain phénomène que j'étais. Elle m'enchaîna dans le travail, m'offrant en retour une vie mondaine et luxueuse où, finalement, elle était plus admirée que moi.
C'est pendant ces sombres années que ma chatte disparut, dans je ne sais quelle impasse grise et suintante.
Enfin, pour mettre une dernière perle à sa couronne immonde, elle me persuada de faire de la critique littéraire en stupide causeur de salon.
Et pourtant, j'aimais l'éclat de ses yeux...
Exténués, mon corps, mon esprit se laissèrent emporter à la dérive de la maladie. Je restais des journées entières dans mon lit, les yeux grands ouverts, la bouche béante.
Ce langoureux serpent m'avait sucé toute la moelle du cerveau et l'avait métamorphosée en venin.
Mon mal ne l'apitoya pas. Bien au contraire.
Un jour, (est-ce aujourd'hui ou l'année passée) ? Elle vint dans ma petite chambre froide. Après m'avoir lancé un regard lourd de mépris, elle partit de la maison, emportant mes dernières forces.
Il était trois heures. Il l'est toujours.

Je rampe dans un souterrain sans fin. Serait-ce le sommeil ?
Les trois coups de la cloche me martèlent le crâne.
Quand verrai-je le soleil ?
Si tout cela n'était qu'un affreux cauchemar...
Il suffirait de presque rien, une simple flamme de chandelle.
Mais qu'est-ce que j'entends ? Des pas résonnent, caverneux.

À chaque fois, une vieille sorcière sortait de sa petite maison croulante et me dévisageait, menaçante, l'air de dire : " Ici, c'est notre royaume, la cité des miséreux. "
Alors, tournant la tête à ces "Mieke Stout", je trébuchais sur des tas d'ordures, m'empêtrais les jambes dans la boue des rigoles.
Et elles, ricanantes de plaisir, indiquaient la sortie de leurs doigts crochus. Ou bien, elles appelaient leurs maris, s'ils existaient encore, et les bonshommes chétifs et tordus s'avançaient vers moi, la canne en l'air, faisant semblant de frapper des ennemis invisibles.
Ces gens-là avaient vécu.
Malheureusement, tous ces culs-de-sac portaient un nom, souvent même très évocateur.
J'ignorais que la ville renfermait tant d'impasses dans ses entrailles.
La plupart du temps, on y accédait par une porte massive qui n'avait que le désir de sortir de ses gonds grinçants.
Comme j'aurais voulu être, à cet instant, un minuscule rouge-gorge pour voler au-dessus de ces murs gonflés, ces jardins étranges, ces cours aux dalles usées !
J'avais visité une dernière impasse et me retrouvais dans une rue sombre qu'éclairaient quelques maigres réverbères lorsque, soudain, au loin résonna le tintement d'une clochette.
C'était une rue à horizon bouché, où l'on ne s'attend jamais qu'à croiser quelques passants hâtifs.
Aussi, lorsque je vis s'avancer vers moi cet engin cocasse, je ne pus m'empêcher de rire. Un ancêtre du tramway, bariolé d'un jaune douteux, passa devant mes yeux, toute vapeur lâchée et bringuebalant dans sa carcasse.
Cent mètres plus loin, il s'arrêta. Le voyageur était attendu.
Comme je ne faisais pas mine de bouger, éberlué que j'étais, la clochette s'impatienta. " Ce véhicule fantasque est bien trop souriant pour susciter la peur, " pensais-je.
Dès que j'eus mis le pied sur la dernière marche, les portes claquèrent avec un vilain bruit de mâchoires et le tram se mit en branle.
Chose curieuse : le conducteur était absent.
Vous narrer le voyage dans son entièreté me serait difficile, voire impossible.
Nous roulions à si vive allure que ma tête fut envahie par les vibrations du sommeil.
Je me souviens que nous longions des canaux, puis, soudainement, quittions ces paysages féeriques pour plonger sous l'eau, par quelque souterrain sans doute. L'espace d'une lueur, j'entrevoyais des villes hérissées de clochers, de beffrois, de maisons aux toits crénelés.
La suite du trajet se déroula dans une douce somnolence.
Lorsque mes yeux s'ouvrirent et que je sentis la banquette inconfortable, j'eus cette impression malsaine dont est envahi quelqu'un qui a dormi trop longtemps et que personne n'a réveillé au terminus. Il s'en était fallu de peu que je me fusse retrouvé dans un hangar sale et sordide.
Heureusement, mes craintes ne se justifièrent pas.
Petit à petit, les esprits me revinrent. La première idée que la raison me dicta fut de quitter ce tramway.
" Quoi de plus naturel ? " Me direz-vous.
N'oubliez pas que j'étais dans un monde tout à fait neuf.
Peut-être les coutumes, telles que l'ordre des pensées, la logique, les conclusions, étaient-elles différentes dans ce pays.
Mon raisonnement n'était pas entièrement faux car si moi, je désirais sortir du véhicule, lui, ne le voulait pas.
Alors, négligeant l'hypothèse qu'un engin d'un autre monde puisse être sensible, je brisai une des vitres et me faufilai à travers l'ouverture ainsi créée.
Je me retrouvais sur une place de forme strictement carrée qu'ornait au centre un puits à margelle, ceint de deux rangées de peupliers nains.
Toutes les façades étaient blanchies à la chaux. Il s'en dégageait une affreuse odeur d'abandon laissant penser que tous les habitants avaient du fuir de peur d'être anéantis par quelque cataclysme.
Deux rues partaient en sens opposés. Elles avaient un tracé rectiligne.
Je m'engageai d'un pas joyeux dans l'une d'elles. Puisqu'il n'y avait que deux voies principales, j'aurais tôt fait de trouver l'adresse.
Trois heures plus tard, je débouchais sur la même place.
Et là, quelque chose m'échappa. Il fallait que je réfléchisse à mon aise à ce problème. Je m'assis sur la margelle du puits et me mis à songer.
J'avais marché droit devant moi dans la première rue et je revenais au point de départ par la seconde. C'est donc qu'il n'y a qu'une rue et cela en est bien une puisque au départ, j'avais le choix entre deux directions et à l'arrivée, de même.
Que je remonte la rue ou que je reste ici, semble pareil.
Elle n'a donc pas d'aboutissement.
" C'est la rue de l'impasse sans nom ! " M'écriai-je.
Au même instant, et à cet instant seulement, apparut sur une des maisons du coin, l'écriteau mentionnant le nom de la rue.
Et sans perdre une seconde, je me mis en quête de trouver le numéro 28.
Je courus pour ainsi dire vers la lourde porte. Elle était en bois sculpté, ornée de motifs gothiques. J'y reconnus le blason du cachet de la lettre.
La porte pivota sans aucune résistance.
Le spectacle que je vis m'émut à tel point que je tombai à genoux.
Une Nature entière avait été transplantée en cet endroit.
C'était d'abord un grand lac aux eaux bleues, dans lequel se jetait, en chantant, un ruisseau. Au loin, des montagnes de Cristal derrière lesquelles se devinait l'Océan.
A gauche, des forets de hêtres.
A droite, des plaines sans fin.
Un chemin longeait le lac, traversait la forêt et escaladait une colline. Je le suivis.
Les distances me paraissaient étonnamment courtes.
A peine avais-je eu le temps de sentir la vase du lac, que l'odeur des feuilles mortes m’emplissait les narines.
Ainsi, après un très bref laps de temps, je fus au pied de la colline.
Sur un des coteaux se tenait fièrement une minuscule maison.
Elle semblait issue d'un conte de fées, avec sa large cheminée et ses volets peints en rouge et blanc.
Je frappai l'huis. Comme aucune réponse ne se faisait entendre et que je m'accoutumais de voir les portes s'ouvrir par enchantement, je la poussai. Et en effet...
Vision étonnante ! Quatre escaliers étroits partaient du couloir.
J'empruntai le troisième (pourquoi pas ?). Il me mena à un palier, lequel conduisait à trois escaliers. La demeure entière était un enchevêtrement de chambres vides, les unes plus basses que les autres, d'escaliers périlleux, de caves situées au grenier et de mansardes au rez-de-chaussée. On eût dit qu'elle enserrait dans ses griffes une centaine de maisons, chacune à hauteur différente.
Après quelque temps, je revins sur mes pas, à la porte d'entrée.
Pourquoi chercher le moyen le plus difficile lorsque nous sommes confrontés à l'Autre Part.
La porte d'entrée s'ouvrait non seulement sur le corridor principal, mais aussi, à condition que j'y applique ma pensée, sur une chambre, évidemment.
Tous ces dédales étaient donc superflus et cette réflexion me mit à l'aise. J'en avais grand besoin car dès mon entrée dans la pièce, une voix m'apostropha :
" Je vous attendais. Soyez le bienvenu ou le malvenu. Cela ne nous concerne pas.
Mon interlocuteur n'avait pas levé les yeux en m'entendant entrer.
Une plume d'oie à la main, il écrivait, penché sur de vieux parchemins.
Son visage, vieux comme le monde, changeait d'expression à chaque instant.
Néanmoins, sa longue barbe blanche me réconfortait, souvenir de mon arrière-grand-père, probablement.
Déjà, je n'existais plus aux yeux de l'écrivain.
Le silence est parfois tellement plus évocateur que la parole.
Mais j'avais oublié que j'étais dans un autre monde, un univers où le silence n'entraîne pas la gêne. Et je soliloquai :
" Quel étrange décor dans cette chambre ! Ces visages en papier mâché, ces mannequins costumés... "
La réponse se fit, cinglante :
" Il n'y a pas de décor ici. Tout a une âme.
A commencer par ces visages en carton qui se nomment masques,
tels que vous en portez un, à cet instant même ; les marionnettes
que vous apercevez ont certainement plus vécu que quiconque. Il
n'y a que les fats et les sots à qui le décor plaît. "
Pourquoi avais-je réagi de telle sorte ?
Auparavant, n'aimais-je pas non plus tous ces objets hétéroclites.
J'avais la forte impression que quelqu'un commandait mes gestes, m'insufflait les paroles à prononcer. Maîtrisant ma peur, je lui demandai :
" Qu'écrivez-vous et pourquoi m'avez-vous appelé ici ? "
La question était brutale. Je l'avais posée comme un jouet mécanique qui parlerait. Il fut long avant de répondre :
" Comme vous l'avez remarqué, je suis écrivain. Non de contes ou de
romans, mais de vies et de morts. Car voyez-vous... "
" Seriez-vous historien ? "
" Si vous entendez cela de cette façon, oui. Historien du futur.
Je compose le destin des hommes. Ainsi, votre vie et votre mort
ont été écrites de ma main. Elles sont là, dans un de ces nombreux
grimoires. Le jour où la troisième heure a continuellement sonné,
j'avais arrêté votre destin.
J'en ai malheureusement un, aussi. Celui de mourir si une de mes
œuvres venait à disparaître. Nous ne sommes que de vulgaires
pantins, voyez-vous. "
" Mais alors, qui tient les fils ? "
" L'ignoreriez-vous, poète vaniteux qui pensiez pouvoir recréer un Dieu de Lumière ? "
Sur ces derniers mots, l'écrivain disparut par une porte dérobée.
Je ne songeai même pas à le suivre, trop décontenancé par ce qu'il avait osé me dire. Le livre de ma vie se trouvait dans cette chambre.
Je bondis vers la table et fouillai avec rage, renversant des piles de grimoires, jetant d'autres à terre.
Enfin, mon nom apparut sur l'un d'eux :
" Augustin de Chlamarges
7, rue du pot d'étain "
Je m'en emparai et me précipitai vers la porte.
Un vent violent m'accueillit dans le jardin. L'orage menaçait.
La lune tombait du ciel, éclairant le lac en furie d'une lumière dense et argentée. Tout respirait la mort, une mort suprême.
Les arbres avaient pris forme humaine et marchaient à ma rencontre.
Où était la lourde porte ? Le chemin ? Effacés, gommés de mon existence.
Tout n'était qu'illusion : Faust parlant avec le diable, Sire Halewijn brandissant sa hache, Charles-Quint suivi de ses inquisiteurs, des bouffons.
Farce cauchemardesque !
Je m'écrasai au sol et fermai les yeux avec l'espoir que prendraient fin ces hurlements de damnés. Rien n'y fit.
Alors, à côté de ma tête enfouie dans les racines, je sentis une bête me frôler. Je levai les yeux, plein d'effroi.
C'était ma chatte noire qui ronronnait d'aise de m'avoir retrouvé.
Je voulus la caresser, mais dès que ma main toucha son pelage, la bête disparut, laissant apparaître une femme, ma femme, la tant détestée.
Et celle-ci, sans un mot, me conduisit à la sortie, rue de l'impasse sans nom.
Une neige violente fusait du ciel et dans un silence feutré, de longs chants funèbres fendaient l'air glacé.
Sept hommes, coiffés de cagoules noires, marchaient lentement.
Et sur leurs épaules gisait le corps de l'écrivain...
Je courus vers la place carrée, tenant toujours, serré contre mon cœur, le précieux manuscrit. Le petit tram jaune m'attendait et ensemble nous bondîmes dans l'espace.
C'est ici que les événements se brusquèrent quelque peu.
Lorsque mes yeux s'ouvrirent, j'étais assis dans mon fauteuil Voltaire, le chat sur mes genoux. Le grimoire était posé sur la table.
Je me précipitai et m'acharnai à l'ouvrir.
Impossible ! Il était scellé comme si une chape de plomb le recouvrait.
La semaine qui suivit m'entraîna dans les tourments de l'angoisse.
Toute vie avait cessé au dehors sauf pour moi qui possédait mon grimoire.
Et encore, vivais-je ?
Quinze jours plus tard, une lettre annonçant le décès de l'écrivain, traînait sur la cheminée, augmentant encore mon sentiment de culpabilité.
Le tram jaune n'était plus nécessaire.
Je poussai la porte du grand jardin. Le fabuleux paysage avait disparu.
Le remplaçait, un petit cimetière désolé où quelques maigres saules tremblaient, vieilles pleureuses d'un passé sans fin. Le vent gémissait, long chant triste.
Devant sa tombe, l'écrivain m'apparut, le visage sombre et fatigué.
" Pourquoi m'as tu donné la mort ? J'allais te proposer de vivre en dehors de l'existence, de me seconder dans mon travail et stupide que tu es, malgré ta poésie, tu restes attaché à la terre.
Puisque tu as un tel désir de savoir, rends-moi ce livre.
Le dernier chapitre y manque. Je l'écrirai, puis te rendrai le
manuscrit, que tu pourras alors ouvrir. Mais dès ce jour, tu
entreras à nouveau dans le monde des hommes. "

La vie avait repris son cours dans la rue.
Les gens partaient, passaient, revenaient comme auparavant.
Il était trois heures. L'écrivain avait menti. Rien ne s'était déclenché. Aucun fermoir n'avait livré son secret. Le Livre restait muet.
Dans un geste de suprême orgueil, je lançai le livre dans l'âtre.
" Il ne brûle pas. C'est moi que les flammes rongent !
Le Grimoire s'est ouvert. Dans une vision infernale, une à une, les pages s'offrent à mes yeux.
Les lettres se brouillent, taches cramoisies.
Jamais je ne connaîtrai le dernier chapitre
J'ai vécu. Je meurs.
Il avait raison. Gigantesque mascarade des hommes !
Adieu... "

Augustin de Chlamarges n'a jamais été retrouvé.
Lorsque deux mois après sa mort, l'on força la porte de sa maison, on n'y découvrit qu'un chat en décomposition à côté d'un tas de cendres.
L'horloge était arrêtée et indiquait trois heures.
J'avais vu le grimoire.
Profitant d'un moment d'inattention des enquêteurs, je retirai le livre de la cheminée. Il était étrange. Sa couverture, chargée de signes kabbalistiques, me faisait penser à quelque traité de magie noire.
Revenu chez moi, je me mis à la lecture et à mesure que je déchiffrais les feuillets, les questions me venaient à l'esprit.
Augustin avait-il rêvé cette vie ou l'avait-il vécue réellement ?
J'en venais à croire que sa vie n'avait jamais été arrêtée par l'écrivain, comme ce dernier le prétendait, mais que sans cesse, il avait été un jouet entre les mains du maître.
Mais alors, qu'était devenu le second homme lorsque Augustin avait quitté sa chambre pour chercher la fameuse rue ?
La réponse me fut donnée au dernier chapitre.
Horreur des horreurs ! J'y lus cette simple phrase :
MALHEUREUX HUMAIN QUI VIVRA CE QU'IL A LU
J'avais compris, mais il était trop tard.
Une sueur froide dégoulinait le long de mon échine.
L'Angoisse me tenaillait les entrailles et progressait vers le cœur.
Lentement, ma personnalité entière s'effaçait pour faire place à celle d'Augustin de Chlamarges, l'écrivain déchu et effronté.
Une à une, défilaient devant mes yeux les images de sa vie, cette vie que j'aurais à subir moi aussi, son mariage, sa maladie, la rencontre avec l'écrivain, et enfin, cette mort affreuse.
Néanmoins, la conscience me restait, impitoyable...

Auteur : Vincent Glasmacher

Illustration : Le Livre de Anakkyn.

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