L'enfant du marais

Illustration : L'enfant du marais

L’embarcation tanguait légèrement. Le Comtesse n’avait pas l’habitude des promenades en barque, et elle se sentait un peu nauséeuse. La journée était chaude et ensoleillée, et l’ombrelle qu’elle tenait à la main ne lui procurait qu’un maigre réconfort. Elle pensa se distraire en touchant du doigt l’eau fraîche du canal, et la dentelle de sa manche trempa dans le limon, récoltant au passage un peu de dépôt vert. Surprise, elle retira prestement sa main, et s’amusa de constater que la couleur vive du canal égayait, après tout, la noirceur de sa toilette.

Son geste n’échappa pas à son fils, qui se pencha aussitôt au-dessus du canot et fit mine de plonger le bras dans l’eau couleur de jade. « Nicolas, non ! », s’indigna aussitôt sa mère. L’enfant interrompit son mouvement et lorgna sa mère du coin de l’œil, dans l’intention de réitérer sa tentative à la première occasion. Mais la feinte ne prenait pas. La Comtesse connaissait la ruse, et après qu’il lui eut adressé quelques coups d’œil furtifs, elle soupira et lui lança un regard désapprobateur.

« Si j’étais toi, j’obéirais à ta maman », dit alors le batelier, qui n’avait rien manqué de la scène. « Elle agit toujours pour ton bien, parfois sans que tu t’en rendes compte. Si elle t’interdit de faire quelque chose, c’est parce qu’elle sait mieux que toi où se trouve le danger. » Intrigué, le petit Nicolas tourna la tête vers le pilote, et le regarda bouche bée. L’homme le fixait de ses yeux brillants, remplis de malice et de mystère. Debout à l’extrémité de la barge, il faisait onduler la rame à la surface du canal avec grâce, créant dans son sillage des volutes vertes qui venaient claquer à bruits étouffés contre les bords de la gondole.

La Comtesse, amusée, regarda son fils et haussa un sourcil, un sourire espiègle en coin.

Le marinier avait retenu l’attention de son auditoire. Il s’éclaircit la voix et continua ainsi : « Seul l’œil averti d’une grande personne sait déceler ce qui se cache au fond de l’eau. Surtout ici, au cœur de nos bons vieux marais du Poitevin. Vois-tu, ils regorgent de créatures inquiétantes…

Il y a longtemps, pas très loin d’ici, vivait un petit garçon pas plus vieux que toi. Il habitait une ferme avec ses parents, dans le village de M…, et son père travaillait dur aux champs. Il était leur seul fils, alors sa mère avait beaucoup de tendresse pour lui. Mais elle le sermonnait sans cesse, car même s’il finissait par obéir, il faisait sans cesse des bêtises, et ne l’écoutait pas assez. Un jour, par une belle fin d’après-midi, elle le chargea d’aller acheter du sel au village, et lui recommanda bien de rentrer sitôt sa course terminée, et sans détours, car il était déjà tard.

Le petit se met donc en route, et descend le chemin qui mène au bourg de M... L’épicerie se trouvait alors en face de l’église, et elle était tenue par un vieux monsieur aux lunettes rondes, qui portait toujours le même tablier d’un blanc immaculé. Lorsqu’il voit le jeune garçon entrer dans sa boutique, le commerçant le regarde d’un œil sévère et lui demande, « Comment va ta maman ? », « Bien, merci », lui répond distraitement le garçonnet, sans même le regarder. Sa tête tourne comme une girouette, tant il détaille avec avidité les trésors qui ornent les présentoirs. Son regard s’arrête sur un bocal d’un vert profond, au milieu du rayon des confiseries. Il est rempli de bâtonnets d’angéliques confites. La voix de l’épicier tire l’enfant de sa rêverie. « Qu’est-ce que je peux faire pour toi aujourd’hui, jeune homme ? » « Je voudrais une livre de sel, s’il-vous-plaît, Monsieur. » Le vieil homme se retourne, prend un sac sur l’étagère face à lui et le pose sur le comptoir. « Ca fera quatre sous, mon garçon ». L’enfant sort l’argent de sa bourse, et constate en payant qu’il lui reste un peu de monnaie. « Est-ce que je peux avoir un bâton d’angélique, s’il-vous-plaît? J’ai là deux sous qui me restent, et ma mère m’a donné la permission de m’en servir pour m’acheter ce qui me ferait plaisir. » Le boutiquier hésite un instant, puis attrape une friandise dans la bonbonnière à la couleur verdoyante. « Voilà pour toi. Ca fera un sou cinquante. »

Absorbé par la sucrerie, le petit garçon reprend la route pour s’en retourner chez lui. Puis il s’arrête, l’air contrarié. L’idée qu’il n’aura pas le temps de déguster son angélique lui traverse l’esprit. Il se rappelle alors que s’il suit une autre piste, un peu plus longue, il aura tout le loisir de savourer son bâtonnet sans craindre d’être rentré à la maison avant de l’avoir terminé.

Le chemin n’est pas aussi beau que celui qui mène tout droit au village. Il est semé de pierres, criblé de nids-de-poule, et la pluie qui s’est abattue toute la nuit d’avant l’a rendu difficile à emprunter. Le garçonnet zigue-zague entre les obstacles, et avance d’un pas irrégulier. Il suce l’extrémité du bonbon et avale une gorgée du nectar sucré en regardant les tournesols fanés qui se dressent à perte de vue dans le champ qu’il longe. Ils ressemblent à une armée d’épouvantails qui courbent l’échine sur son passage, les bras ballants flanqués de feuilles aux contours flétris, le visage incliné vers le sol, comme s’ils avaient honte d’avoir perdu leur éclatante collerette jaune. Face à eux, de l’autre côté de la route, une forêt d’épis de maïs prêts à être récoltés occupe un vaste terrain. Ils sont au zénith de leur vie, et dressent avec fierté leurs puissantes tiges vers le ciel, qui a pris des teintes de sucre d’orge. Le jeune aventurier se sent soudain très petit. Les habitants de cet endroit font plus que sa taille. Il marche, puis tout d’un coup son pied ne touche plus le sol, alors il regarde par terre, mais trop tard !… Son godillot s’enfonce dans un trou profond, et sa jambe s’enlise dans la boue jusqu’au mollet ! Il perd l’équilibre, et dans sa chute son bras s’élève dans les airs tel une catapulte, ce bras qui retient la précieuse friandise émeraude, et sa main lâche l’angélique, qui prend son envol en direction des cultures de maïs, décrit un arc de cercle au-dessus des épis, et disparaît au beau milieu du champ plusieurs mètres plus loin.

Sans hésiter, l’enfant plonge au milieu des céréales. Il cherche sa gourmandise disparue, cherche encore et encore dans tous les sens, et s’éloigne un peu plus loin à chaque fois.

Mais la nuit tombe. A l’horizon, les derniers rayons du soleil dessinent une mer aux tons rouge-orangés, tandis qu’un bleu profond envahit le ciel. De l’autre côté de la route, les tournesols rabougris redressent lentement le cou. Un mouvement ébranle certains de ceux qui se trouvent au bord du chemin, et leurs racines se décollent dans un bruit de terre que l’on retourne. Elles s’enroulent alors autour d’elles-mêmes en deux ensembles, deviennent de courtes jambes, et les fleurs géantes quittent la plantation en claudiquant, et s’attrapent les unes les autres par leurs feuilles. Elles traversent le sentier telles des ombres squelettiques, formant une chaîne, et sautent en cadence sur leurs racines souples.

Perdu au cœur du labyrinthe végétal, dans l’obscurité qui l’entoure, le petit garçon commence à perdre espoir. Il pense à sa maman, qui doit s’inquiéter de ne pas le voir rentrer. Un court instant il croit pourtant apercevoir une lueur verte glisser de feuille en feuille telle une fée facétieuse, puis s’évanouir entre les maïs. Il s’interroge, intrigué, et décide de la suivre. Quelques lucioles éclairent son passage, comme pour répondre au scintillement des étoiles et au halo couleur absinthe qui se dérobe entre les tiges. Leur nombre grandit, et bientôt elles dégagent une telle aura que le jeune explorateur ne peut plus se tromper : l’étincelle qu’il poursuit n’est autre que le bâton d’angélique, que les maïs éloignent de son étreinte avec jalousie.

Le petit bondit à sa poursuite. Soudain, un train silencieux passe à côté de lui à toute allure. A la clarté de la lune, il distingue les hautes silhouettes des tournesols filer en avant, rattraper la confiserie si chère à son cœur, et l’encercler aussitôt pour l’empêcher de s’échapper. Les derniers maillons de l’enfilade tournent leur grosse tête noire vers le garçon, leur maigres pétales ocre luisant au voisinage des lucioles. Ils tendent vers lui des branches amicales, et l’invitent à les rejoindre : « Nous dansons la farandole, nous aimons les courses folles, folles, folles, viens avec nous à présent, nous t’emmenons en dansant, dansant, dansant, et te ramenons chez toi, nous te sortirons des bois, des bois, des bois ! »

L’insouciant saisit les feuilles sèches des grandes fleurs fanées, et au centre de la ronde il retrouve enfin son angélique, qui éclaire l’étrange ballet comme la lumière d’un lampion. Les hélianthes chantent leur refrain en enroulant leurs bras autour de la taille de l’enfant, et ils l’entraînent avec eux, et chantent toujours : « Nous dansons la farandole, nous aimons les courses folles, folles, folles, viens avec nous à présent, nous t’emmenons en dansant, dansant, dansant, et te ramenons chez toi, nous te sortirons des bois, des bois, des bois ! » Le garçon rit et saute, tourne au milieu des boutons dorés et reprend en cœur à l’intérieur de leur cercle.

Grisé par la musique et étourdi de jeu, le garçonnet ne se rend pas compte que les plantes l’entraînent vers l’onde paisible du canal, et il y pénètre à leur suite, émerveillé par la luisance de l’angélique qui le précède et s’enfonce dans la nappe sombre.

C’est depuis ce jour que les eaux de nos marais sont vertes comme l’angélique, et l’on raconte que l’enfant y vit encore, et que son corps s’est adapté à la vie aquatique. On dit qu’il sillonne les canaux de jour, et chacun de nous redoute de croiser son chemin, car il est devenu une créature sauvage et féroce. On craint qu’il n’agrippe le manche d’une de nos rames, et ne nous entraîne avec lui par le fonds ; ou qu’il n’attrape la main des petits enfants imprudents qui se penchent au-dessus des barques…

Tenez, nous passons justement à côté de l’endroit où il a pénétré dans l’eau. Vous voyez le rocher recouvert de mousse, là-bas ? Voyez comme sa forme creuse rappelle les contours d’un petit homme… On raconte qu’à la nuit tombée, l’enfant du marais se hisse jusque là et s’y loge pour s’y assoupir, comme s’il rejoignait son lit. Mais personne ne l’a jamais vu… »

La Comtesse s’arrache à la contemplation du paisible tapis végétal, et part d’un rire cristallin. Nicolas s’est cramponné à sa taille, et s’est soigneusement assis au centre du bateau.

« Je crois que votre histoire a été très instructive », ironise-t-elle en caressant les cheveux de son fils.

Quelques bulles vertes éclatent tout près de l’embarcation qui s’éloigne, et traversent la largeur du ruisseau pour venir mourir sur la rive.

Auteur : Sophie Bataille

Illustration : L'enfant du marais de Florian Camussi.

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