La mort vous va si bien

Libre à vous de penser ce que vous voudrez quand vous aurez lu mon histoire, mais je ne pouvais m’en aller sans libérer ma conscience qui, depuis les évènements, ne cesse de me tourmenter. N’allez pas croire qu’il s’agit de l’œuvre d’un fou, ce serait porter un jugement trop hâtif sur ce qui s’est réellement passé. Certes, je ne suis pas l’être le plus équilibré du monde, mais jusque là, je n’avais encore jamais rien eu à me reprocher.
Je m’appelle Herbert Steinberk. Je suis thanatopracteur. Ce terme barbare et scientifique est généralement inconnu du public qui lui préfère celui d’embaumeur. C’est un travail souterrain, solitaire, de ces métiers que personne ne veut faire et que les pères espèrent leur fils ne fera jamais. Non que cette occupation soit mauvaise, malsaine ou immorale, mais elle touche à notre intimité et nous renvoie à l’image de notre fragilité en tant qu’être humain. Pour accomplir pareille tâche, il faut un certain caractère, un courage et une bonne dose d’humilité face au destin commun à tout homme, je veux dire, sa propre disparition.
J’ai toujours été attiré par cette profession singulière. Enfant déjà, j’étais fasciné par l’immobilité qu’entraîne le sommeil, cette fausse mort. Les yeux fermés, le souffle ralenti, la bouche qui parfois s’entrouvre sur une gorge profonde et noire, cet abandon du corps en suspens entre la vie et la mort, bref tant de mystère et si peu d’explications m’emmenèrent à vouloir exercer le métier de thanatopracteur. Je pus ainsi côtoyer à satiété l’univers morbide qui me fascinait tant. Difficile d’exprimer en mots le plaisir indicible, la jouissance réelle que me procurait la vision de ces corps à jamais endormis. J’aimais aussi l’idée d’être le dernier être vivant à pouvoir les toucher, les habiller, à les préparer aux veillées mortuaires : être la dernière caresse, l’ultime souffle de vie, le dernier baiser humain en quelque sorte, avant la froideur de l’éternité. Je crois, Monsieur, que je pourrais affirmer, sans peur du ridicule, que les morts appréciaient mes attentions, qu’ils comprenaient ce que je faisais. Lorsque je leur parlais, il m’arrivait même de leur tirer un dernier sourire. Cette complicité renforçait le lien qui m’unissait avec la mort en général. J’avais l’impression d’être l’un des leurs, gardien d’un royaume dont les frontières commençaient dans l’immense chambre froide de la morgue de l’hôpital où j’exerçais mon métier.
Mes journées étaient chaque fois différentes, c’était selon l’arrivage. J’appréciais chaque cadavre pour des raisons particulières. Les morts de vieillesse, parce qu’il n’y avait pas grand-chose à retoucher, juste un réajustement au niveau du visage pour que l’expression soit plus sereine. Ceux-là étaient partis en paix, en harmonie avec l’univers qui les avait vu grandir, puis vieillir. Les accidentés, les assassinés et les suicidés étaient quant à eux difficiles à travailler, tant il y avait de ressentiment et de douleur dans leur chair. Les enfants disparus dans des conditions similaires nourrissaient en moi la haine face à l’homme dont l’animalité s’était d’un seul coup révélée dans un acte inqualifiable et barbare. Leur fin tragique n’aidait en rien la reconstitution des corps. Comment en effet rendre à un enfant meurtri son innocence, sa pureté, et que dire de celui-ci, à la figure écrabouillée par l’aile d’une voiture? Impossible de ne pas craquer devant autant d’inégalité face à la mort. Je m’efforçais cependant de rendre à la famille le visage de l’être aimé comme elle l’avait toujours connu. Je vous l’ai dit, j’étais la dernière caresse humaine et il me fallait veiller à ce qu’elle soit équilibrée, juste et humble. Enfin, il y avait une dernière catégorie de mort, ceux partis sans raisons apparentes, comme la flamme d’une bougie qui s’éteint sans qu’on sache trop pourquoi. Elwine était de ceux-là.
C’était une jolie brunette, menue, de 29 ans aux longs cheveux lisses, et qu’on avait retrouvée morte dans une chambre d’hôtel. Comme bien souvent dans ce cas là, je restai un long moment à méditer sur les causes de cette mort inexpliquée en contemplant le corps de la défunte que la mort n’avait pas altéré. Puis, je procédai au toilettage en commençant par le visage. Avec humilité, je coiffai sa belle chevelure, passai un gant humide sur son front, ses joues, que je poudrai légèrement avec le fond de teint retrouvé dans son sac à main, glissai sur ses lèvres un doigt imbibé de rouge à lèvres, le sien également, rehaussai les cils. Je dégrafai ensuite lentement les boutons de la robe rouge qu’elle portait, faisant saillir sous la lumière crue du néon qui éclairait la salle, une magnifique poitrine. Il me semblait alors qu’elle me voyait, que mon indiscrétion et l’admiration que celle-ci engendrait, n’étaient pas sans lui déplaire. Une femme reste une femme, même morte, et son souci de séduire dessinait sur ses lèvres un indicible sourire. Je contournai avec fébrilité ses deux petits seins ronds que je brûlais d’envie de saisir à pleines mains. J’avais honte d’une telle pensée, mais je ne pouvais la réprouver. Elwine était une belle jeune femme et je ne doutais pas une seule seconde qu’elle comprenait l’ambiguïté de mes sentiments et les gestes que je posais en accomplissant ma fonction. Sa mort n’avait rien de morbide ou de tragique, elle s’inscrivait simplement dans une logique qui m’échappait. Sa connaissance divine de la nature de l’homme, maintenant qu’elle savait, l’inclinait sans doute à l’indulgence, la compréhension et le pardon.
Je poursuivis ma tâche (est-il besoin de préciser que je travaille seul), consciencieusement, m’efforçant de ne rien laisser paraître de mon trouble quand je lui retirai sa robe, robe que je déposai soigneusement dans une boîte numérotée et où se trouvaient déjà d’autres articles de ses effets personnels. La nudité des corps est souvent la même, elle ramène l’être à la nature sauvage de ses origines et annule la personnalité de celui qui l’a habité. Mais pour Elwine, il en était autrement. Nue, la jeune femme ressemblait à une statue de cire, une icône mystérieuse. Là encore, j’avais l’impression qu’elle comprenait ce que je ressentais.
Je travaillai sur son corps une bonne partie de la matinée, sentant sous mes doigts la chair molle, féminine et froide, mais encore habitée de vie. N’y voyez là aucune perversité Monsieur, mais je crois sincèrement que les cadavres ont encore en eux un soupçon de vie, comme si l’âme du défunt était toujours présente et m’accompagnait dans mon travail jusqu’à ce que celui-ci fût terminé. Et je sentais l’âme d’Elwine me frôler et emplir de sa présence la grande salle où je préparais son corps. Mes caresses trahissaient mon désir. Elle savait que je la trouvais belle, que sous la fébrilité de mes doigts, il y avait des mots, des envies auxquels elle ne pouvait répondre. Ma tâche achevée, je refermai le tiroir frigorifique, presque à regrets, non sans l’avoir baisé au front. Seul les enfants avaient jusqu’alors bénéficié de ce traitement de faveur, leur innocence violée, trompée par la brutalité de la vie, rendant ce dernier adieu acceptable à mes yeux. Mais avec Elwine, il m’était difficile de ne pas admettre qu’il y avait là, une réelle attirance, troublante et différente de celles que j’avais pu ressentir jusqu’alors. Oh ! bien sûr, j’ai eu l’occasion de travailler sur des corps de femmes que j’aurais sans doute aimé toucher de leur vivant, mais leur mort annulait tout désir charnel. Non, cher ami, je ne suis pas ce genre d’individu. Que Dieu me préserve d’un tel pêché ! Mais Elwine n’était pas une morte comme les autres, elle était seulement ailleurs, vivante, sous la froideur de la chair, présente en pensée. Cette certitude troublait mes habitudes, car désormais, je la savais attentive et consciente de mes gestes. Quelque chose de vivant émanait encore de son corps, quelque chose qui m’attirait. Elle me voyait, à n’en pas douter, malgré ses paupières closes, et s’amusait de la complexité de mes sentiments. Mon travail terminé, je m’empressai de m’occuper de mes autres patients. Cette précipitation à vouloir fuir sa présence ne la trompait pas. Je la sentais sourire de son tiroir où je l’avais enfermée. Mon comportement devait sans doute lui apparaître comme celui d’un adolescent en plein émoi. Que voulez-vous, je ne pouvais me résoudre à la laisser là, au milieu des autres. Il fallait que je contemple son visage, que je caresse son front, ses joues, ses épaules, que je lui communique par le toucher les mots que je ne pouvais lui dire. Il est étrange et sans doute choquant pour quiconque n’a pas connu ce que j’ai connu, de lire pareils propos. Ce voyeurisme peut paraître mal placé, mais qui peut juger ce qui est digne et indigne ? Ce sont les hommes qui font les lois et la morale est toujours celles des autres n’est-ce pas ?
Personne n’avait réclamé le corps. Aussi, après le délai habituel, lorsqu’il fallut remettre les effets personnels de la défunte au service de buanderie de l’hôpital, je ne pus me résoudre à tout donner et glissai dans mon sac sa belle robe rouge que j’emportai chez-moi comme un trophée.

Une fois dans mon salon, je la dépliai soigneusement sur le dossier du fauteuil, allumai l’allogène qui se trouvait à côté, et en réglai la luminosité pour créer dans la pièce une atmosphère intime et reposante. Trop de lumière aurait rappelé la morgue et n’aurait pas mis la précieuse étoffe en valeur. Il fallait une pénombre confortable pour que puisse s’exprimer le souvenir du vivant d’Elwine à travers sa robe. Rien à ce moment n’avait plus d’importance à mes yeux que ce bout de tissu.
La nuit tombait, une nuit d’orage, chaude et étouffante. J’ouvris la fenêtre pour laisser entrer un peu d’air. La faible intensité de lumière de l’allogène m’apparaissait comme un œil fixe derrière lequel se profilait le regard d’Elwine. Sa présence se ressentait dans le bruissement des feuilles des arbres du jardin. Sans doute m’avait-elle suivi, voulant ainsi prolonger le mystère de sa disparition. Et son âme s’imprégnait du lieu, reprenait possession de sa robe comme la chair d’un parfum. Je frissonnais d’exaltation, immobile dans le clair-obscur du salon, sous la bienveillance de ses regards qui se posaient sur moi à travers son habit. Elle me rendait mes caresses, restituait à ma mémoire les sensations qu’elle avait ressenties quand je l’avais touchée, tout à l’heure à la morgue. Un brusque courant d’air fit claquer d’un seul coup les battants de la fenêtre. Des éclairs au loin sillonnèrent le ciel et le tonnerre se mit à gronder. Je repoussai les ombres en éclairant violemment la pièce et me précipitai vers la fenêtre pour la refermer. Le charme était rompu, la robe perdit aussitôt de son aura et redevint un vulgaire tissu sans vie. Elwine était partie. Je tentai de la rappeler, m’adressai à elle comme si elle eût pu m’entendre. Je compris, hélas, qu’il n’y avait plus rien à faire, et m’endormis ce soir là avec tristesse, cherchant dans le sommeil le chemin qui menait vers elle.
De retour à l’hôpital, le lendemain matin, je ne pus résister à l’envie de revoir une dernière fois son corps, espérant que ce geste l’éveillerait à sa mémoire et qu’elle se manifesterait, d’une manière ou d’une autre. Mais je ne ressentis que l’absence de sa présence. Je consultai une dernière fois sa fiche et la transférai au bureau supérieur avec le coup de tampon attestant que mon travail était achevé. Je jetai un œil morne sur les arrivées du jour, mais le cœur n’était pas à l’ouvrage. La perte d’Elwine m’attristait plus que de raison. Je pris congé et sortis de l’hôpital.
La journée s’annonçait radieuse. L’orage de la nuit avait nettoyé la ville. Le soleil brillait de tous ses feux, dispensant une douce chaleur printanière au-dessus des toits. Dans les allées fleuries des parcs montaient des parfums capiteux, des arômes enivrants de fleurs en bouquets. J’avais emporté dans ma sacoche la robe d’Elwine. Il me semblait en effet que ce seul lien suffirait à la ramener. Je me promenai en attendant un signe, un message qui expliquerait son absence et donnerait un sens à sa mort, attentif aux passants, soucieux de l’irréalité de la situation, certes, mais délicieusement conquis par la folie du sentiment amoureux qui m’envahissait. Hélas, rien ne se produisit. Je rentrai le soir venu et suspendis la robe sur un cintre que j’accrochai à la poignée de la fenêtre de ma chambre. Au fil de la soirée, dans le clair obscur de la pièce, le vêtement semblait peu à peu s’éveiller. Par degré infime, je sentais l’âme d’Elwine se glisser sous l’étoffe. Je ne pouvais contenir ma joie. Elle était revenue et errait dans la chambre. Son parfum se mêlait à l’air ambiant. Je sentais sa présence s’accentuer et l’onde de ses mains invisibles parcourir le relief de mes meubles, s’attarder sur les plis des rideaux, comme si elle cherchait à définir mon identité en s’imprégnant de la valeur de chaque objet que je possédais. Elwine visitait ma chambre, vivante dans la réalité qui était sienne, morte aux yeux des mortels. Aussi étrange que cela puisse vous paraître, je n’éprouvais aucune crainte car je la savais bienveillante à mon égard. Parvenue à la connaissance divine, il était évident pour moi qu’elle rayonnait au dessus des hommes, intouchable, formant désormais un tout avec l’univers. Sa mort avait dû la libérer. Elle n’était plus que pure pensée, esprit et amour, dépouillée à jamais des contraintes de la chair et du sang, libre d’aller et venir comme bon lui semblait dans le vaste monde qui était devenu le sien.
Je demeurai assis dans mon fauteuil, immobile, silencieux, tandis qu’elle investissait ma chambre. Je n’osai encore m’adresser directement à elle, comme si ma voix eût pu briser cette reconnaissance des lieux et troubler son élan. Je préférais attendre qu’elle daignât enfin me voir et me contentais de suivre ses mouvements en arborant un sourire amical. Il n’y avait plus qu’à attendre, car c’était elle qui menait la danse, et elle seule pouvait décider de la suite des évènements. A partir de ce moment précis, je fus convaincu que sa présence chez-moi n’était pas le fruit du hasard ou le destin tragique d’une âme errante entre deux mondes, non, Elwine avait décidé d’être là, touchée sans doute par la sincérité de mes sentiments pour elle, m’ayant vu agir à la morgue. En attendant un signe manifeste de sa part, je la laissais envahir mon espace, soucieux de ne pas l’effaroucher ou lui déplaire. Je la savais qui sondait mon âme. Parfois même, j’avais l’impression qu’elle traversait mon corps, fouillait mes organes. Ses mains me touchaient de l’intérieur.
Les jours suivants prolongèrent l’attente, l’enrichissant de nos deux solitudes, liant dans l’invisible les liens nécessaires à son émancipation.
L’existence, dès lors, me sembla différente. Mon travail terminé, je m’empressais de rentrer, sachant qu’Elwine m’attendait. Dès que j’ouvrais la porte, je savais qu’elle était là, qui m’observait, curieuse de cette vie qu’elle avait quitté et dont je portais encore le manteau de chair. Son ombre invisible m’accompagnait dans chacun de mes mouvements. Une certaine pudeur l’empêchait encore de se révéler à moi, mais nul doute que le moment venu, elle prendrait contact avec moi. J’attendais son bon vouloir, confiant en l’avenir, curieux mais résigné dans l’attente qu’elle m’imposait. Puis, un matin, je décidai de revêtir sa robe, comme ça, par amour, pour ressentir sur ma peau l’empreinte de la sienne. Cette idée n’était pas nouvelle. Combien d’heures, en effet, avais-je passé à fixer de mon fauteuil le précieux vêtement dont la respiration se faisait de l’intérieur, comme un muet écho à son âme en exil, combien de fois l’avais-je touchée délicatement, cherchant à travers l’étoffe du tissu à définir sa chair. Indicible et étrange sensation que de devenir autre. A mesure que je me glissais dans sa robe, je la sentais emplir mon être tout entier. Je vous vois sourire, détrompez-vous, je ne devenais nullement Elwine, bien entendu, mais sa présence s’intégrait lentement en moi, nous devenions un, indissociable, unis sous l’étoffe qui l’avait habillée de son vivant, mais différent dans la pensée. Je devenais ses mains, ses bras, ses jambes, portais dans ma chair le souvenir de ses joies et ses peines, et lui prêtai ce jour là volontiers mes larmes. Jamais je ne fus aussi proche d’elle que dans ces moments là. Je sentais de l’intérieur les battements de son cœur se mêler au mien. Nous fusionnions et dans mes yeux se reflétait l’éclat des siens. Mes mains devenues siennes découvraient avec retenu les traits de mon propre visage. Elwine me touchait enfin. Je la laissais faire, troublé par la sensation étrange d’être ainsi palpé par une morte. J’esquissais un sourire gêné mais ne la réfrénais pas dans son désir de reconnaître en moi les limites de ma chair. Puis je retirai la robe et la remettais sur son cintre. Elwine se glissait hors de moi.
Notre relation se fit, dans les premiers temps, sur ce simple échange. Je devenais sa chair sous sa robe pour qu’elle puisse ressentir, le temps d’un instant, la douceur d’être encore vivante. Tout ceci se passait chez-moi. Nous ne nous aventurions pas à l’extérieur. Mais je la sentis bientôt las. Son regard à travers le mien portait une tristesse, une mélancolie que je ne lui connaissais pas encore. Je crus comprendre qu’Elwine attendait autre chose de moi.
Je dois vous avouer que l’idée de sortir vêtu de sa robe m’effrayait. Mais Elwine sut me rassurer et entreprit de me féminiser pour que la supercherie fonctionnât. On ne devait pas se douter que nous étions deux. J’abandonnai mon corps à ses mains qui s’activèrent avec attention et précaution. Le résultat me laissa sans voix. Un examen minutieux de ma nouvelle silhouette dans le miroir, avant notre première sortie, eut raison de mes dernières réticences Nous étions prêts à sortir ensemble, complices et liés plus que jamais à un même secret.
Je remontai ma rue, croisant mes voisins qui ne me reconnurent pas. Elwine souriait et me fit me promener sans but, simplement heureuse de sentir à nouveau le macadam sous ses pieds empruntés aux miens. Elle posait sur tout ce qui nous entourait des regards à la fois mélancoliques et joyeux, mêlant sans doute sa peine à des souvenirs plus joyeux, du temps où elle était encore vivante. Cette tristesse m’interpellait, car si j’avais jusqu’alors pensé que sa mort avait été voulue, je commençais, sous l’impulsion de ses larmes, à en douter. Elwine avait un secret qui la rongeait et la retenait ici bas. J’espérais qu’elle se confierait à moi, le moment venu.
Nos promenades, au fil des jours, nous rapprochèrent d’un quartier où je n’avais encore jamais mis les pieds. Mais je suivais son instinct, assuré qu’elle savait ce qu’elle faisait. Plusieurs fois, nous revînmes nous installer dans un même café. Elwine, les yeux rivés sur l’immeuble d’en face, demeurait songeuse et ne me communiquait aucunes informations. Son attitude, cette façon qu’elle avait de soupirer, et ce silence derrière lequel elle se murait, me firent bientôt soupçonner la vérité. J’en acquis la certitude quand, un après-midi, je vis un jeune homme sortir d’une porte cochère. A cet instant, je sentis mon cœur se serrer dans ma poitrine et des larmes me monter aux yeux. Je compris alors ce qui était en train de se passer et en ressentis une profonde tristesse. Je me levai d’un seul coup et rentrai aussitôt chez moi. Sa robe suspendue sur son cintre, j’entrai dans une colère mesurée à travers laquelle je lui manifestais mon indignation et ma frustration quant à ses méthodes peu cavalières, connaissant mes sentiments à son égard, pour revoir son amant. Vous le devinez, l’homme que j’avais entraperçu, c’était vous !
Elwine comprenait ma déception. Sous la lumière opale du lampadaire qui tombait sur sa robe, je l’imaginais attentive à mon discours, flattée même (qui ne l’eût été devant pareils aveux), mais détachée, insensible à ma flamme. Pire encore, mes propos avaient sans doute la passion et la verve qu’elle aurait espérer entendre de votre bouche. Je tentais de comprendre ce qui s’était passé. Elwine vous avait aimé, fortement, passion insoutenable et dévorante, flamme ardente et dans laquelle elle s’était consumée jusqu’à en mourir. Mais, même morte, son amour subsistait par le truchement de sa robe sous laquelle, sa chair empruntée à la mienne, son coeur continuait de battre pour vous. Elle ne renonçait pas, s’acharnait et tentait de vous toucher à travers mes yeux, mon corps. Inutile de vous dire qu’à partir de ce moment, j’éprouvais vis-à-vis de vous une rancœur qui, au fil des jours, allait en augmentant. Comprenez-moi, Monsieur, elle vous aimait, à en mourir, et moi, dans cette histoire, je n’étais qu’un pantin à son service. Je me fis l’écho des larmes qu’elle pleura ce premier soir et les autres, quand, vêtu de sa robe, je revins dans le café attendre votre sortie. Bien entendu, je l’exhortai à renoncer à sa passion. Peine perdue, ses forces à travers moi tendaient vers vous. Une fois même j’étouffais de justesse le prénom qu’elle voulait crier, Edouard ! Bien entendu, je demeurai maître de mes mouvements et refusai de traverser la rue. Cette proximité que je lui interdisais lui était d’une souffrance innommable. Respirer le parfum de votre chair l’aurait sans doute comblé, mais je ne pouvais m’associer avec ce que je qualifiais de tromperie, d’abus de pouvoir. Devant mon obstination, Elwine décida un soir de me raconter l’histoire de votre liaison par le biais de ma main. Ce qu’elle me fit écrire, Monsieur, bien que j’eusse quelques doutes au début quant à la véracité de ses dires, me ravit. J’appris en effet avec surprise mais intérêt, que vous ne la connaissiez pas, qu’elle ne vous avait jamais adressé la parole et que son amour pour vous était d’ordre platonique. Cette révélation vous innocentait à mes yeux, car j’avais cru que vous l’aviez abandonnée, pis encore rejetée, ce que je n’aurais pu supporter. Ma jalousie se transforma alors en une rancœur, disons, apprivoisée. Je ne pouvais plus vous accuser de l’avoir rendu malheureuse. Mon cher Edouard, votre vie dès lors n’eut plus de secret pour moi. Elwine m’en donna des détails que je vérifiai, sans elle, en vous suivant. Nous sommes donc deux à connaître votre existence, vos habitudes et vos manies. Elwine, dans l’amour passionnel qui la lie encore à vous, et moi, dans cette jalousie tranquille que je vous tiens. Mais ce statu quo ne pouvait plus durer. Vous voir sans elle générait une envie de vous aborder pour tout vous avouer (m’auriez-vous cru alors) et revêtir sa robe, devenir sa chair, la poussait à des excès de mélancolie et de tristesse qui nous affligeaient tous deux. J’avais l’impression de la retenir prisonnière, de ne pas lui donner la liberté d’agir à sa guise, comme elle l’avait espéré de moi. Ne m’avait-elle pas choisi pour ça ? Je devais prendre une décision. Puisqu’elle ne m’aimait pas, je ne pouvais la retenir chez moi indéfiniment, je devais lui donner l’occasion de franchir le premier pas, toute seule, sans moi, et d’aller vers vous afin qu’elle pût connaître, par delà la mort, la chaleur de vos baisers.
Nous en arrivons à ce colis, cher Edouard, qui, je n’en doute pas, doit vous surprendre par son contenu. Voici sa robe, sa chair et son amour. Plaise à vous de la déplier et de la revêtir à votre tour. Si Elwine a encore pour vous quelques égards, peut-être, malgré les vingt ans passés (c’est le temps qu’il m’a fallu pour faire le deuil de cette relation et disparaître à mon tour, car lorsque vous lirez cette lettre, je serai de l’autre côté, si je puis dire), peut-être, dis-je, pourrez-vous ressentir sa présence, sa chair, et goûter au plaisir d’être aimé par la plus belle des créatures !
Je vous souhaite alors de vivre à travers cette robe, la même passion qui la dévorât vivante, et me fit renoncer à la vie».

Edouard reposa la lettre et considéra avec une inquiétude mêlée de curiosité, la belle robe rouge qu’il venait de recevoir par la poste. Sous la caresse de ses doigts, l’étoffe parut s’animer d’une onde caressante, la chaleur d’un premier baiser.

Auteur : Cyrille de Sainte Mareville

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