La Terre Endormie

Illustration : Couché

" Sans qu'on sache vraiment
Ni pourquoi ni comment
Nos pas nous ramènent
Sur le chemin qui mène
A la terre endormie
Son marbre abîmé
Son arbre endolori
Sa branche brûlée
A la terre endormie... "


Gerard MANSET



Je ne sais plus très bien où j’allais. Je perdais sûrement mon temps – comme d’habitude – à flâner dans les rues sans réel but. Je regardais les gens passer, certains étaient heureux, d’autres angoissés, d’autres tristes, renfermés, enjoués, méditatifs, fatigués… J’ai toujours aimé ça, me balader et observer.

Certains prennent soin de leur apparence, d’autres sont négligés, d’autres encore prennent soin à avoir l’air négligé. Certains sont irrémédiablement laids, d’autres sont beaux sans le savoir…

Je me rince l’œil dès que je peux, il y a tant de phantasmes qui dorment dans les rues ! J’ai toujours préféré ça à la télévision, c’est plus diversifié, plus imprévisible, et parfois même interactif.

Ce jour-là c’était jour de marché, alors il y avait du monde. Je flânais sur le bord de la mêlée : au centre on ne voit rien. En tournant autour on est moins bousculé et il y a la place de contempler innocemment le peuple calme qui ne se sent pas oppressé, qui ne se sait pas observé.

C’est là que je l’ai croisée. Je me suis d’abord dit Wow, quel canon cette fille ! puis je l’ai reconnue.

Camille.

Le choc a été terrible. Pour moi, Camille était morte. Rien ne me l’avait fait explicitement croire, mais c’était tout comme. Je l’avais rencontrée cinq ans auparavant. Nous nous étions aimés. Et du jour au lendemain, elle avait disparu.

Je ne lui connaissais aucun ami, aucune famille. Nous n’étions toujours qu’à deux. Alors j’ai dû me faire à l’idée qu’elle n’était plus là, sans pouvoir comprendre pourquoi. Lassée, honteuse, amoureuse d’un autre, morte, ou tout simplement enlevée par des petits hommes verts ? Y penser ne servait à rien, alors j’avais tenté de l’oublier, tout en espérant la revoir un jour.

Et après cinq ans, je l’ai revue, là, près du marché. Je l’ai croisée et elle ne m’a pas regardé. Elle est partie, perdue à nouveau.

C’était trop bête pour que je m’y résigne. Je fis donc demi-tour et partis à sa recherche. J’avais malheureusement mis beaucoup de temps à réagir. La foule de badauds était épaisse, les rues nombreuses. J’accélérais le pas en repensant à son visage.


Elle n’avait pas changé, d’après ce que j’avais pu apercevoir. Elle avait toujours ses yeux fins et sombres, comme des entailles malignes. Sa coiffure de nymphe, son sourire de statue… La veste !

La veste ! Avais-je rêvé ? La veste qu’elle portait, c’était la mienne, la noire, celle qu’on m’avait volée l’année dernière ! Comment pouvait-elle l’avoir ?

Mes pensées s’emballèrent pendant que je bousculais les passants, accélérant encore le pas sans vraiment savoir où j’allais. A cette vitesse j’aurais dû la rattraper. Avait-elle tourné au dernier croisement ? L’avais-je bêtement dépassée sans m’en rendre compte ?

Elle portait ma veste. Je fouillai ma mémoire pour m’en assurer. Peut-être avait-elle simplement une veste qui y ressemblait. Pourquoi aurait-elle eu la mienne ?

Et à sa main… Le porte-monnaie !

Je m’arrêtai, frappé de stupeur. Elle tenait, j’en étais sûr, le porte-monnaie que mon oncle m’avait offert pour mes douze ans. Avec des billets dedans, et je l’avais perdu. Je ne me suis jamais fait autant engueuler que ce jour-là.

Je repris ma poursuite aveugle. Il fallait que je la retrouve. Se pouvait-il qu’elle possédât tout ce que j’avais jamais perdu ? Cette idée m’aurait fait rire si elle n’avait pas eu l’air si réelle.

Tournant instinctivement dans une rue inconnue, je me suis retrouvé dans un cul-de-sac. C’était le genre d’impasse crasseuse qu’on voit dans tous les films et qui s’y transforme en piège. Mais pour moi c’était le centre du Labyrinthe.

Camille était là. Et elle portait bien ma veste.

« Tu es perdu ? », me dit-elle en souriant.

Entre deux grandes poubelles, il y avait une porte. Elle l’ouvrit et y entra, me laissant là, à nouveau abasourdi.

A quel jeu jouait-elle ? Je la suivis rapidement, déterminé à ne pas la perdre une énième fois.

Et je me suis retrouvé dehors.

C’était impossible, évidemment, puisque je venais de la rue. En me retournant je ne vis plus la porte. Ou plutôt si, je la vis, mais ça n’était plus qu’un dessin. Un porche grossièrement tracé à la craie sur un vieux mur décrépit, une façade abandonnée au milieu d’une cité obscure.

Sans trop savoir ni pourquoi ni comment, j’étais arrivé à la Terre Endormie.

Et Camille avait à nouveau disparu.

La ville où je me trouvais n’avait rien en commun avec celle que je venais de quitter. La première chose que je remarquai fut la présence des chats, plein de chats, partout, et gris, tous gris. Sur le rebord des fenêtres, contre les cheminées, dans les rues, absolument partout.

Les maisons étaient petites et sombres. Leurs cheminées fonctionnaient toutes, créant des milliers de colonnes de fumée. Car la ville était vaste, immense. Elle s’étendait à perte de vue, continuant à exister sur une montagne lointaine, au travers d’une forêt… C’était comme s’il avait plu des maisons.

Le soleil n’était pas visible tant les fumées dissimulaient le ciel, mais il réchauffait l’atmosphère de manière si douillette qu’on se serait cru au fond d’un lit en plein hiver. A moins que ça n’ait été tous les feux de cheminées qui créaient cette ambiance.

Les badauds me firent d’abord un drôle d’effet, mais je compris vite que, tout comme les chats, ils se ressemblaient tous. Leurs visages étaient communs, vulgaires, le genre de visages que l’on voit partout tous les jours.

J’aperçus soudainement une femme au milieu de tous ces hommes ordinaires.

C’était Camille.

« Où sommes-nous ?, lui demandai-je en m’approchant d’elle.

– A la Terre Endormie, cité-fumée de la surface du vide.

– La Surface du Vide ? Qu’est-ce que c’est ça ?! »

Elle rit doucement, puis se mit à réciter un poème étrange :

« A la surface du vide
coule le sang du néant,
mêlant l’éther à la terre,
fondant l’homme en lui-même,
et créant les racines de l’esprit… »

– Et ça veut dire quoi ?

« Je n’en ai pas la moindre idée, » me répondit-elle, « J’étais prisonnière de cet endroit, mais je ne le comprends pas entièrement. »


Elle me guida au travers des ruelles pendant qu’elle répondait à mes questions. Ses réponses restaient floues et mystérieuses, comme si elle n’était pas autorisée à me dire certaines choses, pas directement. Malgré ses énigmes, je compris que c’était son emprisonnement en ce lieu qui l’avait fait disparaître si soudainement et aussi longtemps.

Prisonnière d’une ville. L’idée aurait pu être étrange si la ville ne l’avait pas été plus qu’elle.

Lorsque nous arrivâmes devant la maison qui semblait être son but (et qui ressemblait pourtant à toutes les autres), elle me déclara que j’étais le seul à pouvoir mettre fin à sa captivité.

« Tout ce que tu as perdu se trouve ici, » me dit-elle, « et une seule chose pourra en sortir, la chose que tu auras choisie. »

– Tu es ici parce que je t’ai perdue, c’est bien cela ?

– Oui. Ainsi que la veste, l’argent, et d’autres choses dispersées dans cette cité.

– Alors je te choisis toi !

– Tu as la nuit pour réfléchir.

– A quoi bon ? J’aimais ma veste, cet argent me serait utile, mais toi ! Toi ! Le choix est absurde, je ne peux pas préférer une veste !

– La nuit porte conseil. Tu peux te reposer dans cette maison, ou parcourir la cité. Je reviendrai demain.

Et elle partit.

La nuit porte conseil. Il n’y avait plus personne dans les rues (à part les chats) mais le ciel semblait toujours aussi lumineux. Etait-ce vraiment la nuit ?

Je suis rentré dans la petite maison. Il n’y avait qu’une pièce, une chambre. Avec une grosse cheminée bien nourrie et un lit énorme plein de coussins et de couettes. Je m’y suis glissé alors que les questions se bousculaient dans ma tête.

Etait-ce vraiment ici que venaient les choses que l’on perd ? On peut perdre des clefs, des papiers importants… Mais une femme ? Comment avais-je perdu Camille ? Qu’avais-je fait ? Et pourquoi devrais-je choisir quelque chose d’autre qu’elle ?

Le sommeil ne pouvait pas venir, pas avec autant de questions. Et je n’étais pas fatigué. Comment étais-je arrivé ici ? Pourquoi avais-je l’impression que la ville entière m’épiait ?

Je fus soudainement surpris par un chat qui me fixait au travers de la fenêtre. Comme tous les autres, il était gris, mais celui-là avait des rayures plus foncées, et il souriait.

« Fucking cat ! Go back to your bloody country ! »

Un habitant le chassa en baragouinant un anglais à l’accent tellement atroce que je doute que le chat ait compris quoi que ce soit. Il entra ensuite dans la maison. Son visage, tout aussi ordinaire que les autres, me rappelait vaguement quelque chose.

« Qui êtes vous ? » lui demandai-je.

– Le marchand de sable.

Il éclata de rire en voyant ma mine ahurie.

« Excuse mon humour », rectifia-t-il, « je suis Tvign Teps, maître-esclave de la terre endormie. Et je suis venu t’aider. »

– M’aider à dormir ?

– On ne dort pas dans la cité-fumée ! Ou plutôt, on dort tout le temps. Le sommeil n’a donc plus de sens. Peut-on tomber quand on est dans le vide ?

– Je dors ? Vraiment ? Dans ce cas, tout ceci n’est qu’un rêve ! Tout s’explique !

– Ah, ne sois pas ennuyeux. Les rêves sont sur l’autre rive, derrière les frontières.

Je pris une pause pour réfléchir. Je dormais sans rêver, mais j’étais conscient.

« Je ne comprends rien » conclus-je.

– Alors n’y pense pas. Les choses n’ont un sens que si tu leur en donnes un. Ne te fatigue pas à créer un monde logique.

Je méditais cette phrase lorsqu’il me sortit du lit et m’emmena à l’extérieur.

– Viens, allons là où la nuit peut vraiment porter conseil.

– Là où j’aurai enfin des explications ?

– Ne confonds pas sens et direction. Les habits du moine sans le moine ne sont que des habits.

– Si vous ne me parlez que par énigmes, je ne vais pas comprendre grand-chose.

Il s’arrêta, inspira un grand coup, et me regarda d’un air désolé.

« Je m’efforce d’être honnête et cohérent avec le monde. L’un de nos buts est la recherche, c’est pourquoi nous suivons la voie des Diseurs de Vérité. Mais si les sincérités de base sont lumineuses, seuls les paradoxes peuvent exprimer les grandes révélations. »

Puis il reprit sa marche.

« Pourquoi venez-vous me parler si vous savez que je ne pourrai pas vous comprendre ? »

– Je préfère ne pas prendre le risque d’être tranquille.

J’abandonnai là toute tentative de discussion sensée. Tout ici semblait être contre moi. Camille était mystérieuse, les chats m’épiaient, la cité était oppressante, et ce Tvign Teps m’embrouillait complètement.

« Nous y voilà : la Clef de Coïncidence. »

Il s’arrêta devant une fontaine étrange. Elle ressemblait globalement à un bassin en pierre comme on en trouve dans les vieux villages, mais elle était fermée par des volets en bois renforcés par de grosses barres de cuivre, comme s’il s’agissait de la porte d’un cellier contenant un précieux vin.

Aux pieds de la fontaine, au milieu d’une touffe d’herbe jaunie, était planté un petit écriteau sur lequel on pouvait lire ‘‘Si Reine elle est, Roi tu seras.’’

Si Reine… A qui s’adressait cet écriteau ?

Feignant de ne pas l’avoir vu, Tvign Teps se pencha sur la fontaine, ouvrit les volets, et un arc-en-ciel en sortit en se déployant vers les nuages de fumée.

« Un arc-en-ciel !? Mais qu’est-ce que c’est que ce délire ? »

« C’est la sortie, » me dit-il, « tu es entré par un angle, tu dois sortir par une courbe. »

– Mais je ne peux pas partir ! Je dois sauver Camille, je dois la choisir.

– Ne sois pas stupide, tu as encore tant de choses à perdre.

– Arrêtez avec vos phrases piégées, je n’y comprends rien ! La seule chose que je sais c’est que je peux libérer Camille de cette ville sordide et que je ne partirai pas sans l’avoir fait !

Cette tirade m’avait épuisé. Il sembla accepter ma résignation, et il referma les volets pendant que l’arc-en-ciel se rétractait dans la fontaine.

« Tu n’as donc pas compris. »

– Compris quoi, bon sang ?

– Que cette ville, Camille, la fontaine, les chats, la chanson, nous deux, tout ça n’est qu’une parabole sexuelle.

– Comment ???

– Les symboles, Tvign Teps, les symboles !

– Mais pourquoi m’appelez-vous Tvign Teps ?

– Ah, il va nous falloir t’en apprendre des choses… Pour toi l’enfer doit être douillet car il a un sens qui ne t’échappe pas.

L’enfer ? Etais-je vraiment en Enfer ? Là où vont les choses que l’on perd. Non, ça ne tenait pas debout, rien ne tenait debout. Mon crâne était prêt à éclater.

J’ai laissé là le poseur d’énigmes, et je suis allé me coucher dans ma chambre-maison. Je ne sais pas très bien comment je l’ai retrouvée parmi toutes ces habitations semblables. Peut-être me suis-je trompé. Peut-être ne peut-on pas se perdre à la Terre Endormie. Peut-être était-il vraiment le marchand de sable, car je sombrai dans le sommeil aussitôt revenu dans mon lit.

A mon réveil, je vis Camille à la fenêtre. Elle entra, me sortit du lit, et m’amena à la fontaine. Dans les rues, des tas de Tvign Teps nous croisaient sans nous regarder. Cette cité n’était peut-être pas si différente des autres, après tout.

Au pied de la fontaine, l’écriteau mystérieux avait été piétiné.

« As-tu bien réfléchi ? »

– Oui Camille, c’est toi que j’ai choisie.

– As-tu bien regardé partout, pensé à tout ? Es-tu allé au lac humide ? Dans les jardins de givre ? C’est impressionnant tout ce que tu peux perdre. J’ai même vu ta virginité, une fois. Ne voudrais-tu point la retrouver ?

Je secouais la tête en souriant, et dis une dernière fois :

« Toi, c’est toi que je veux libérer d’ici. »

Elle répondit à mon sourire, ouvrit les volets de la fontaine et but de son eau. L’arc-en-ciel se développa comme il l’avait fait pendant la nuit (s’il s’agissait bien de la nuit.)

Puis Camille perdit lentement ses couleurs, comme un dessin qui reste trop longtemps au soleil. Cela devait faire partie du processus ‘‘normal’’ car elle ne s’en étonna pas. Moi non plus, d’ailleurs. Je m’étais déjà habitué à ce que les choses se passent bizarrement.

Après être devenue totalement grise, elle se figea, rigide comme une statue de glace.

Je me suis avancé, je l’ai touchée, et elle s’est envolée en tourbillons de poussière. Son corps froid et incolore s’est fragmenté et a suivi l’arc-en-ciel, montant vers les nuages, comme des cendres emportées par le vent, comme des pétales, comme des flocons, comme un rêve.

Elle est partie, me laissant ici, seul et perdu.

J’avais fait le mauvais choix.

merci à JC&Li et à Almariel

Auteur : Nico Harby

Illustration : Couché de Anakkyn.

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