Lettre anonyme

Lieu inconnu, date inconnue. 3456e jour de captivité.

La vie est comme un rêve.

Un long rêve sans fin qui s’étire assez loin pour qu’on n’en voie pas le bout.
La souffrance est telle que je n’ose même plus désirer la conserver. Je suis brisé, plus rien ne me rattache à cette existence qui ne semble pas non plus vouloir de moi…

Les premiers jours je priais. Que pouvais-je faire d’autre ?
Dans la solitude de cette pièce sombre, aux murs et aux sols nus, qui semblait se resserrer sur moi comme mon esprit sur mon cœur…
Tout mes vœux étaient portés vers le fol espoir du ciel, lui suppliant de me laisser survivre, avec ce sentiment idiot, qu’on nous libérerait un jour.
La foi, comme un dernier rempart entre mon illusion et l’inévitable. Car tout cela est un mensonge, des faux pour nous détourner des seules choses dont nous pouvons profiter pleinement. Il n’y a nul réconfort dans les nues, tout est dans la volonté, une volonté qui aujourd’hui n’est plus.
L’univers semble irréel à mes yeux à présent, le cauchemar est sorti de mon sommeil, et partout la terreur me suit, ayant fini par me vaincre même de mes yeux éveillés. Les peurs antiques sont revenues des confins de l’enfance, comme si elles avaient été toujours tapies dans un recoin de mon esprit, pour revenir, quand l’heure serait venue…

La haine a anéanti mon monde et celui des autres, et nous nous sommes rendus devant cet ennemi, que personne ne semblait en mesure de contenir…
Nous avons laissé passer notre seule chance, et maintenant, le destin s’acharne sur ces crimes infâmes qui hantent notre âme, notre tourmente.
L’horreur a pris nos pères et nos mères, plus rien ne reste… que notre sang qui palpite lentement dans nos veines. Bientôt endormi… dans cette torpeur devant laquelle tant des mes compagnons d’infortunes ont pu céder… Mais pour moi, cela semble vouloir s’éterniser. La mort ne veut pas de mon être… Condamné à subir la douleur et la rage de ceux qui s’évertuent à me faire pleurer.

Je me raccroche une dernière fois à mes souvenirs. Ce passé si lointain que bientôt j’aurais oublié. C’est pourquoi j’écris ici, sur ce petit bout de papier, que m’a amené le rat qui chaque soir dévore mon repas. Afin qu’on n’oublie pas, qu’on ne m’oublie pas…
Et qu’on n’oublie pas les six cents soixante six milliers de miens dont les cadavres sont en ce moment dévorés par les vers de notre prison... Notre enfer.

Je suis né à la capitale, dans le vieux quartier bourgeois qui borde celui du parti. Ma famille et moi habitions une petite maison chaude, avec le feu ouvert qui réchauffait tout le salon... Avec ces rideaux horribles qui me manquent tellement et ces portraits aux visages dépressifs qui vous montrent toujours la joie de nos propres corps... Il y avait aussi ce canapé, sur lequel nous nous tenions l’un contre l’autre. En regardant la télévision qui nous parlait des malheurs qui retentissaient aux frontières, tels les échos des cors de la guerre qui sonnent entre les collines. Qui se rapprochaient encore…encore…

Et bientôt son pouvoir monta. Ses cris et ses slogans envahissaient les têtes. Les drapeaux se faisaient océans dans les rues. Cette haine qui repose en chacun de nous, et qu’il ravivait de sa présence terrible allait mettre fin à notre paix fragile.


Bientôt ils prirent mes parents, puis mon frère, et je me retrouvai seul. Les gens disparaissaient avec les rafles, sans jamais réapparaître. Sans que personne ne sachent ce qu’ils étaient devenus. Sans que personne ne veuille savoir… Plus que des souvenirs, dont il est interdit de se rappeler.

J’avais pensé à me marier. Mais l’amour nous fut retiré, et elle fut prise à son tour. Comme emportée par la tempête qui ravageait déjà notre pays que nous ne reconnaissions plus.
Ceux qui étaient nos amis nous dénonçaient, nous volaient, nous anéantissaient. On vivait seul chez soi, sans faire de bruit, de peur d’être arrêté au moindre son qui sortirait de nos foyers en deuil… Le règne de la terreur avait pris place. Sans que personne ne le vit arriver. Sans que personne ne soit innocent de sa venue…

Le seul responsable, c’est nous. Coupables d’avoir encouragé un tueur, coupables de l’avoir amené à un pouvoir qui rongeait tout ceux qui se posaient sur son trône de folie.
Mes yeux se ferment et ma tête gronde quand je repense à tous les crimes qui ont été commis. Lorsque la lumière s’est voilée…
Mes idées n’étaient pas celles du parti. Je savais que tôt ou tard ce serait mon tour. Ainsi j’étais enfermé dans ma chambre, assis, en regardant les photos d’un passé révolu, attendant l’heure…

Et puis ils sont venus. M’ont emmené ici…
Ils m’ont d’abord rasé la tête, puis m’ont broyé les jambes, coupé les oreilles et lacéré le torse. Je ne compte plus les mises à tabac, ni les séances plus sanglantes. Car je ne veux pas m’en rappeler. L’horreur est déjà trop présente dans mon esprit. Je ne veux plus les voir. Ne plus les voir…

Je sais que un jour on me prendra à nouveau. Mais que cette fois là on ne me ramènera pas.
Il n’y a plus rien à perdre au milieu de ces douleurs. Car nous avons déjà tout perdu.
Alors j’attends.

Couché sur le sol, recouvert de poussière et de gel, sans plus d’espoir. Que tout cela finisse. Que je me réveille enfin de cet horrible cauchemar. Même si hélas je le sais… il est réel…

J’entends leurs pas. Peut-être est-ce cette fois-ci. Ils se rapprochent, les chaînes crissent sur les dalles. Leurs outils de boucherie sont aiguisés dans le couloir…
L’abîme s’ouvre devant mes pieds tandis que la porte tourne…

La vie est comme un rêve. A savoir qu’elle peut devenir cauchemar.

Auteur : Jerry systermans

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