Lola Web

« Lola, petite idiote, tu crois que c’est ça la vie ? Je te vois, seule sur ta balançoire, dans ce jardin que tu crois éternel. Il n’y a personne à part toi, et tu sembles ne pas t’en soucier. Le manque de compagnie ne te dérange pas, elle ne pourrait rien t’apporter que tu n’es déjà. Mais pour toi tu n’es pas seule, tu n’es jamais seule dans ton cœur, et les fleurs et le vent semblent ne jamais devoir te quitter. Je te vois si heureuse et innocente, et je peine à comprendre l’incroyable naïveté dont tu fait preuve. Tes cheveux volent derrière toi quand tu montes vers les cieux, et les seules larmes que tu connaisses sont celles du bonheur. La douce odeur des fleurs enivre tes sens, tout comme ton bien être semble enivrer la terre. Lorsque ton rire s’épanoui, la nature qui t’entoure semble vibrer de bonheur, et rivalise de beauté et de senteur pour ton seul plaisir. Rien ne parait pouvoir te briser. Pour toi il n’y a pas de vide après la falaise, non, pas de vide où te perdre, rien que le monde qui s’étend à l’infini par delà les nuages cotonneux. Je te vois rire, si mignonne dans ta robe de coton, calme et insouciante. Mais la falaise existe, et le vide aussi ».
-Dis tu vois cette fille, sur le bas-côté ?
-Celle avec le jean troué et le sac à dos ?
-Ouais, encore une petite paumée !
-Tu m’étonnes, c’est moi…
Mercredi je sais plus combien, il faisait froid, et je suis partie, sans vraiment de but. Sur le bas-côté, j’attendais encore. Encore qu’une autre personne prenne pitié de moi, avec mes vêtements trop légers pour la saison. Il ne serait pas le premier, car depuis plusieurs heures, quelques jours en vérité, je continuais ce chemin. Parfois à pied, parfois en stop, quand j’étais trop fatiguée ou trop gelée pour continuer. Mais ce n’était qu’une succession de voix, de visage, qui finissent par se confondre avec le temps. Et je n’étais qu’un nom différent pour chacun d’eux. Pour l’instant je marchais, et je pensais à Lola. Saleté de petite Lola, avec ses illusions. Ton jardin n’existe pas Lola, il fait froid, et l’air empeste, car le goudron a recouvert tes si jolies fleurs. Je marchais, sans trop savoir où j’allais, en oubliant d’où je venais. Savez vous ce que c’est que de ne plus reconnaître jusqu’à sa propre existence ? D’avoir l’horrible sensation de sombrer, de ne plus être maître de sa vie, et que quoi qu’il arrive, ce qui attend au bout du chemin ne peut être que pire ? De ne jamais rien ressentir d’autre que ce vide immense et terrible qui vous emplit l’âme et le cœur, et semble vouloir vous engloutir et ne laisser que la peine, comme une douleur lancinante, sans fin ? Moi oui. Enfin, la personne est arrivée, c’était déjà ça.
J’approchai de la voiture, en traînant mes baskets dans le sol vaseux. Il m’avait déjà ouvert la portière et m’accueillait avec un sourire.
« Salut, pas trop gelée ? » me demanda t’il aussitôt.
« Non ça va, merci » lui répondis-je
Je n’avais pas vraiment envie de parler, et puis comment vouloir raconter sa vie çà un inconnu ? Comme beaucoup de personne qui prennent des auto-stoppeurs, il me posa quelques questions classiques que j’expédiais rapidement, et comme je ne savais pas où aller, il décida de me déposer dans la ville où il se rendait. Je regardais le paysage, et du coin e l’œil, lui me regardait.
« Tu n’a cas dormir un peu, tu as vraiment l’air fatiguée » me dit-il sur le ton de la confidence.
Il s’arrêta un peu plus loin pour me permettre de m’allonger à l’arrière, ce que je fis. Le ciel s’assombrissait et, la tête posée sur mon sac à dos, je remerciais intérieurement cet inconnu qui m’offrait un peu de confort. Rare sont ces gens qui donnent sans contrepartie ou préjugé. Il se retourna encore une fois pour me resservir son sourire bienveillant, et je l’entendis me murmurer avant que je sombre :
« T’en fait pas petite, tout peut s’arranger »
C’est ça, demain rien n’ira mieux, mais tu as le droit d’y croire.
Plusieurs heures avaient dû s’écouler, car à mon réveil, le soleil était déjà bien haut.
« Hello miss, tu veux un croissant ? »
J’ouvris difficilement les yeux et concentra mon esprit sur l’homme qui me regardait du siège avant. Oui, c’est ça, Daniel, bienfaiteur en Renauld bleu, qui apparemment avait même décidé de m’offrir le petit déjeuner. Je me rendis compte que j’étais affamée, et pendant que je mangeais, il en profita pour me donner une adresse griffonnée sur un bout de papier, ainsi que quelques billets.
« Tien miss, c’est l’adresse d’un centre d’hébergement, c’est pas le grand luxe, mais c’est toujours mieux que les ponds ».
J’avais laissée Daniel, la matinée s’était envolée, et je regardais une fois encore la petite écriture noire. J’étais passée devant le centre tout à l’heure, mais je ne m’y étais pas arrêtée. Je ne sais pas ce que j’attendais, mais je ne pouvais pas me décider. Je parti donc me promener, je visitais la ville, en attendant le moment où je ne pourrais plus reculer. Et j’y étais, encore une fois. D’un élan, je traversais la rue et entrais. J’avais déjà vécu dans un de ces centres. Ils se ressemblent tous. Je me dirigeais vers le bureau, sous le regard des occupants présents avides d’observer le nouvel arrivant. Pas tellement plus jeunes ou plus vieux que moi. C’est peut être les seuls souvenirs qui me reviennent de cette partie de ma vie, très peu en vérité, et les mois qui suivirent n’en furent pas plus riches. Les jours et les semaines se succédaient, sans rien d’autre que l’ennui, mais j’avais la chance de ne pas dormir sous la pluie. Et je me souviens de lui. Je me souviens d’Alex.
Ce matin où il était arrivé, quelques mois seulement après moi, et d’une manière tellement semblable. Il était le premier que j’ai jamais aimée je crois. Et peut-être bien le seul. Je ne me souviens plus comment nous avions réussis à nous connaître, mais j’étais là, assise dans sa chambre avec lui, et il m’avait parlé comme jamais personne avant lui ne l’avait fait. Il était le premier à m’aimer, et lorsqu’il m’a trahi, j’aurais voulu le tuer. Après notre nuit, il m’avait tout simplement ignoré. J’avais si mal, et lorsqu’il m’a regardé, si froidement, je lui ai lancé l’assiette. Sans le viser, sans me rendre compte. Je l’aimais, mais je lui ai ouvert le crâne. Il est parti à l’hôpital, et je ne l’ai jamais revu. C’est comme un trou dans ma tête. J’avais moi-même dû partir peu après. Je n’aurais de toute façon pas pu rester. Il était le premier que j’ai jamais aimé, et malgré tout ça, malgré moi, je crois l’aimer encore.

« Lola, foutue petite idiote, je déteste ton sourire si parfait, quand tu crois que rien n’est mauvais. Ton paradis n’est qu’illusion, la vérité est tout autre. Ton sourire béat me rappelle si douloureusement la réalité du monde, que tu sembles si encline à ignorer. Je voudrais te secouer pour te forcer à ouvrir les yeux. Lola ! Laisse cette balançoire et ce jardin désert ! Va voir le vide sur la falaise, et regarde au fond ! Fais donc face à ce que tu sembles tellement vouloir oublier. Lola, pourquoi te balances-tu si candidement, et que le vent dans tes cheveux suffit à t’émerveiller, lorsque le monde sous mes pas semble s’écrouler ? Aide moi Lola, je ne peux pas te montrer ce que je vois, regarde donc par toi-même ce qui ne vas pas. Lola je t’en prie réveille toi. Tu sembles si comblée. Tu ne sais donc pas ? ».
Je n’ai jamais oublié. Penser fait mal, mais lorsqu’on est seule, on ne peut rien contre. Et j’étais si seule. Une fois encore j’étais partie, sans but et sans attache. Le même scénario se répétait, le goudron, la marche, la pluie, le stop. Je ne pouvais plus sombrer, j’étais déjà au fond, mais le fond n’est pas la fin, je devais donc continuer à marcher. J’y étais arrivée à pied cette fois-ci. Nouveau lieu, nouvelle vie, pour fuir le passé, comme toujours. Mais le passé restait là, encore si puissant. Je ne devais pas me laisser aller. Je me barricadais en moi, pour ne plus permettre que l’on atteigne mon cœur. Il lui fallait le temps de cicatriser, et la haine qui le rongeait n’améliorait pas les choses. Il faisait légèrement plus chaud, et pour l’instant je ne pouvais me résoudre à intégrer un autre centre. Je n’en avais pas la force. Ils se ressemblent tous. Je préférais donc dormir dehors.
Cette petite ruelle isolée et la carcasse de voiture dans laquelle je m’étais installée me convenaient mieux que ma précédente petite chambre poussiéreuse. J’étais là, je regardais les gens marcher dans la grand’ rue, chacun menant sa vie, bien décidé à ne rien laisser venir entacher leur petit monde. Je les regardais de loin, scrutant l’humanité plus que je ne voulais m’y intégrer. Le temps semblait s’être arrêté. J’étais là, dans la misère, et malgré le regard des gens, je me sentais mieux que ce qu’ils semblaient penser. Il me paraissait avoir fini par me détacher de toute chose, et peu importe qu’il y eu ou non un lendemain, les choses étaient ainsi, et c’était bien comme ça. Je restais allongée à fixer le toit rouillé sans le voir vraiment, perdue dans mes pensées de longues heures durant. J’avais voulu réussir à me convaincre que la vie est une chose merveilleuse, et que l’amour est précieux, mais j’avais été trahie par ce en quoi je croyais. Et il ne me restait plus en mémoire que l’impression d’une horrible farce, et au fond de la gorge le goût âcre de la rancœur. Mais finalement, je m’en foutais. J’étais arrivée au stade où plus rien ne semblait me toucher. Encore une fois les jours se succédaient sans que je prenne la peine de les dénombrer, puis semblèrent s’étirer en mois, puis en année. Puis un jour, comme pourtant tant d’autre avant celui-ci, je m’étais levée et j’avais quitté la carcasse.
Je n’avais pas choisi où j’irais. J’avais laissé mes pas me guider. Et elle se dressait là, devant moi, la petite baraque avec ses briques grises. Un foyer pour jeune. Là où les gens te regarde moins et te parle presque, mais les repas sont chaud.
Encore quelques mois s’étaient écoulés. J’évitais les gens pour ne pas créer de lien. J’avais besoin de solitude, et la vie m’avait laissée un goût amer. Beaucoup de personnes croisaient mon chemin sans que je leurs laissent l’occasion de s’arrêter. Enfermée dans ma bulle de silence, je restais hors d’atteinte. Alors je travaillais. Je me noyais dans le travail, quel qu’il soit. Jamais la solitude ne m’avait parue aussi sublime que lorsque, ainsi occupée, toute pensée s’effaçait et me laissais dans un vide parfait, sans personne pour le troubler. A part Lola. Je la détestais et l’aimais à la fois. Mais était-elle encore là ? Il arrivait que même elle ne me revienne pas, il ne restait alors plus que moi, et c’était bien comme ça. J’étais seule, mais souvent jamais assez. Il y avait toujours la proximité de ces gens. Mais le temps passait, et l’amertume s’amenuisait, et lorsque le vide m’avait enveloppé, lorsque ma tête était enfin libérée, alors il m’arrivait de parler. Pour tout le monde, je n’étais personne, rien qu’un fantôme avec un phénix tatoué sur le poignet. Rien de plus, rien de moins, et encore une fois, c’était bien comme ça.
Pour échapper au confinement du foyer, je sortais souvent me balader dans la ville. Et les gens que je croisais ne faisaient pas attention à moi. Je n’étais qu’un visage le temps d’un regard, et ils ne s’attardaient plus à me prendre en pitié. A la différence de mon ancien « logement », personne ne venait plus me demander sans arrêt si j’avais besoin d’aide. Je n’ai jamais compris les gens qui n’arrivent pas à concevoir que l’on puisse être bien sans rien posséder d‘autre que ses pensées. J’étais de plus en plus souvent dehors, car même si j’aidais au foyer, je n’en pouvais plus d’arpenter quotidiennement les mêmes pièces. Le lieu lui-même m’oppressait. C’est en parti pourquoi je pris un emploi. Ce n’était pas le bout du monde, mais il me permettait de sortir de cet endroit, et la fatigue du travail m’aidait à distancer le passé. Et encore une fois je suis partie, mais pas très loin cette fois-ci. Je travaillais, et ce que je gagnais m’avais permis de louer un studio. Un lit, un chevalet près de la fenêtre, de quoi vivre. Pour la première fois, un endroit à moi. Et souvent, allongée sur mon lit, comme avant dans la carcasse de la ruelle, je regardais le plafond et laissais mon esprit vagabonder.

« Lola, petite idiote qui croit tout parfait, le vide sous la falaise n’est autre que la vie. C’est le gouffre, c’est la chute. Le fond est plein de ronce, et je m’y suis écrasée. A travers un brouillard d’épines, je regarde les nuages qui s’accumulent, et j’ignore si c’est la pluie ou des larmes qui coulent sur mon visage. J’ai si mal, et je voudrais tant pouvoir te crier ma douleur. Mais d’où je suis personne ne peut me venir en aide. Regarde donc Lola, c’est cela la vie. Mais toi tu te balances toujours plus haut, ta robe vole autour de tes petites jambes, et quelques brins d’herbe sont collés à tes pieds nus. Ton rire éclate comme tant de petites bulles de joie, et le soleil brille pour rivaliser de bonheur avec toi. Lola, le vide est là. Oui, mais pour toi l’herbe est verte sur la colline, et la vue est magnifique ».
J’étais mieux, je menais ma vie sans avoir de compte à rendre. Le foyer ne me manquais pas, d’ailleurs, pourquoi aurait-ce été le cas ? Je ne vivais pas dans le grand luxe, mais j’avais mon espace. Et je pouvais me déplacer sans avoir à supporter qui que ce soit. J’étais bien, j’étais seule, et la solitude ne me pesait pas. Il me semblait que je n’étais que spectatrice de ma vie. Même mon vécu me revenait comme des souvenirs brumeux, comme un film que l’on ne connaît pas assez bien pour pouvoir retenir tous les détails. Mais je pensais toujours énormément. Lorsque je ne travaillais pas, je laissais mon esprit à ses réflexions. Je pensais aux autres, à moi. Pourquoi avais-je du surmonter tant d’épreuve alors que d’autre n’aurait jamais de plus gros soucis dans leur vie qu’une rage de dent ou de ne pas pouvoir prendre leur décapotable parce qu’il pleut. A un age où les jeunes filles s’inquiète de la couleur de leur premier maquillage, j’avais déjà vu tant de chose. J’avais vu la haine, j’avais vu la peur. J’avais vu la tristesse et un océan de rancœur. J’avais vu mon paradis s’écrouler trop tôt, et aperçu le monde, sinistre à travers mes yeux désabusés. Mais je n’avais rien demandé. Si seulement on avait pu m’oublier.
Toutes ces choses par quoi j’étais passée, sans raison apparente. Pour quoi ? Pour qui ? Qu’avais-je donc fait ? Était-ce parce que je n’étais pas croyante ? Le destin me punissait-il pour une faute que je n’avais même pas souvenir d’avoir commis ? Tant de pourquoi et si peu de réponse. Et moi, au milieu de tout cela, j’étais perdu. Des heures durant, allongée sur mon lit, j’essayais désespérément de comprendre la signification de tout cela. Mais plus j’essayais de trouver un sens à la vie, plus elle me paraissait incohérente. Alors j’attendais, laissant ces pensées m’envahir, tentant de ne plus réfléchir, jusqu'à ce que le sommeil m’emporte, tout en souhaitant qu’un jour elles se taisent à jamais. J’aurais voulu me tourner vers un dieu auquel j’aurais cru, mais si il avait réellement existé, il s’était de toute façon depuis bien longtemps étouffé avec ses propres absurdités. Il aurait été tellement rassurant de pouvoir se reposer sur quelqu’un. Pour ma part, il me semblait insensé que ce dieu puisse exister. Comment quelqu’un, aussi divin soit-il, pourrait permettre l’accomplissement de toutes les horreurs que recélait le monde, ou encore le saccage systématique pour bien souvent la seule glorification de son nom ? Un tyran sanguinaire nombriliste et égoïste avec un ego démesuré créateur de toute vie, l’idée même me paraissait monstrueuse.
Mais Lola aurait dit que Dieu est la nature, et qu’elle vaut la peine qu’on se batte pour elle. Elle me dirait que la vie à ses bons cotés, quelque soit les épreuves que l’on ait à surmonter. Lola verrait le bien là ou je ne vois que le mal. Elle affirmerait que les gens ne sont pas tous cruel, qu’il connaissent aussi l’amour et la compassion. Peut-être faudrait-il plus de Lola… C’est vrai qu’il y a de belle chose dans l’humanité, l’art, le sourire d’un enfant. Petite Lola, si proche et si loin à la fois. Lola souffle, et le vent chasse les nuages qui menacent son espace. Lola pleure, et ses larmes font revivre la terre. Lola rie, et les oiseaux chantent avec elle. Elle est là, et elle sait. Le monde n’est jamais aussi cruel qu’il n’y parait. Douce Lola, je déteste ta façon si simple d’avoir raison. Le goudron a recouvert tes fleurs, mais elles ne cesseront jamais de vivre tant que tu croiras en elles. Il y a tant de magie dans ton jardin extraordinaire, et c’est peut-être là qu’est la vraie religion.

« Lola, merveilleuse petite idiote, je te vois couchée parmi les fleurs et l’herbe qui te caresse le visage, dans ton jardin extraordinaire, et mon cœur se brise. De là haut, les nuages qui te surmontent sont blancs et doux. Leur brise te frôle tendrement, et semble donner vie aux immenses arbres qui t’entourent. Les miens sont gris et orageux, et ne font que détruire. Ils pleurent sur mon sort et grondent de colère. Je ne peux que pleurer avec eux. Du fond de mon trou, je vois ton minuscule visage, si loin, trop loin. Je reste là à t’observer, et mon corps ne m’a jamais semblé si froid. Lola, stupide petite beauté, ton bonheur m’échappe, et c’est pourquoi je te déteste tant. Lola, tu rie, et moi je gît dans les ronces ».
Tout comme ma peine, mes réflexions n’avaient jamais vraiment abouties. Elles s’étaient juste atténuées avec le temps, jusqu’à ce qu’elles ne soient plus que des interrogations passagères. J’avais changé, je crois. J’étais retournée dans la ruelle, près de la carcasse. Elle avait été enlevée. C’était peut-être mieux ainsi. J’avais changé de travail, je bossais maintenant chez un antiquaire. J’avais choisi ce boulot car l’ironie de la situation m’avait fait sourire : je délaissais mes souvenirs en m’appliquant à vendre ceux des autres. Mais j’adorais aussi passer mes journées au milieu de tous les objets plus ou moins ancien entassés dans le petit local. Je sentais le besoin d’effectuer ce changement, comme un nouveau départ, une scission avec mon passé, une façon d’échapper à tous ce que j’avais vécu jusque là. Pourtant, je ne quittais pas mon studio. Au lieu de déménager, je tachais d’améliorer. Je m’y étais finalement attaché, à cet endroit miteux. Après tout, c’était peut-être ce que j’avais toujours recherché. Le chevalet était encore près de la fenêtre et, comble de l’ironie, à exposer dessus j’avais trouvé un représentation de « la mémoire » de Magritte. Ce que j’avais traversé n’était peut-être pas une expérience si mauvaise après tout. Elle avait fait de moi ce que j’étais devenue. Il me semblait avoir plus appris depuis mon départ que lors de mes seize premières années. Le vide m’avait permis de me connaître moi-même, et d’apprendre sur la vie en me détachant d’elle. Après tout, c’est en ce comprenant que l’on est à même de comprendre le monde. J’avais finalement cédé le passage à quelqu’un sur le chemin de ma vie. Je m’étais lié d’amitié avec ma voisine de palier, un jour où, sur une corde à linge, elle avait décidé de faire sécher des photos qu’elle avait par inadvertance mouillé. Elle avait tendue sa corde de la poignée de sa porte à la rambarde de l’escalier, et le concierge piquait sa crise. En souriant, j’avais regardé ses clichés, et sans trop savoir comment, nous étions encore deux heures plus tard assises sur les marches à discuter. Et c’était bon d’avoir quelqu’un à qui parler, même de futilités. D’entendre le son de sa voix, et ce rire dont j’avais tellement peu l’habitude, et une autre voix qui répond, qui comprend, qui apprécie. Je n’avais besoin de rien d’autre, en fait. Tout était comme je n’aurais jamais espéré, jusqu’au bonsaï posé dans la lumière du salon, ou le chaton roulé en boule dans le fauteuil. Je n’avais pas besoin d’un palace, je n’avais pas besoin d’être chef d’entreprise, ni la nécessité d’une foule de gens à mes coté. J’avais ce qu’il fallait, et c’était vraiment bien ainsi.
Le temps avait passé, cela faisait environ trois ans que j’étais partie ce mercredi, avec un peu de nourriture, un peu d’argent, un pull et un carnet à dessin. La nourriture et l’argent étaient partis, j’avais perdu le pull et je tenais le carnet à dessin entre mes mains. Je l’avais pris, mon totem, seul survivant de ma croisade, la seule chose que j’ai jamais chérie, jusque là. Je n’ai jamais pu oublier la sensation que procure le crayon sur le papier, cette impression de liberté. Je n’ai pas réfléchi, ce n’était pas nécessaire. J’ai dessiné le Jardin Extraordinaire.

« Innocente Lola, toute petite, debout au bout de la falaise, moitié ici, moitié ailleurs. On est jamais vraiment seul. Quoi qu’il arrive, on est toujours avec soi-même. Lola, le vide peut être bon, et tu le savais. Il m’a fallu tomber de la falaise pour le comprendre. Depuis ta balançoire de bois, tes yeux brillants où se reflète l’univers, lorsque tu te laissais aller dans le vent, tu savais. C’est lorsque l’on a connu le vide que l’on est capable d’apprécier pleinement chaque détail. Je suis remonté Lola, après tant d’effort, après tant de chute, j’ai réussi à escalader la falaise. J’y suis parvenue ainsi, en escaladant lentement, en m’accrochant aux brindilles qui me séparaient de toi. J’ai touché l’herbe, j’ai senti les fleurs et le vent, et j’ai enfin compris ton bonheur. Je te vois au loin, mais tu m’es désormais accessible. Je te hais, mais je t’aime de tout mon cœur. J’arrive Lola, j’arrive ».
Seule, allongée sur mon lit dans une simple robe de coton, je pense. Je rie, je crois. Oui, je suis heureuse. Je regarde les ombres mouvantes jouer au plafond, et je me souviens. De tout. Sans le vouloir, j’ai gravé chaque instant dans ma chair. Il m’aura fallu du temps, mais j’ai fini par comprendre la vie. Elle n’est rien d’autre que ce que l’on décide d’en faire, après tout. Je sourie encore, et j’imagine ce petit bout qu’est Lola danser et applaudir parce que je suis enfin là, un peu sale, un peu égratignée, mais là quand même. Les étoiles brillent et illuminent les murs, à travers la fenêtre ouverte. Il fait chaud ce soir. Je me suis levée et soudain, je l’ai vue. Le fantôme d’un passé depuis trop longtemps oublié. Elle était là, si simple dans sa petite robe blanche avec ses boucles de jais cascadant sur ses épaules, et ses yeux brillants. Je voyais son visage qui me souriait, de ce sourire si parfait que je n’ai jamais pu oublier, à travers le verre poli illuminé par les étoiles. J’ai regardé Lola, et c’était moi.

Auteur : Emilie Moulin

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