Mr. Smiley

Illustration :

Autant qu’il s’en souvienne, il avait toujours souri. Enfant, on lui apprenait à charmer ses tantes, ses cousins plus âgés, ses grand-parents ; ce n’était pas difficile. Il s’appelait Oliver, et il suffisait de regarder son visage souriant pour tomber sous le charme. Il était comme ça.
Lors de ses visites à la ferme, ses grand-parents, John et Marie King, pouvaient lui parler pendant des heures. Sa spontanéité, ses innocents traits d’esprit attiraient immédiatement l’affection; converser avec lui était toujours un plaisir. C’était le genre de gosses qui inspiraient une sympathie sans mélange.
Personne –sauf sa mère, peut-être– ne se doutait que le charme qu’il dégageait était le fruit d’un travail consciencieux. Depuis tout petit, Oliver s’appliquait à plaire. En grandissant, il apprit à domestiquer les autres expressions de son visage: la candeur, la joie, le calme, l’amusement, la compassion ; en fait toute la gamme attribuée à un acteur. Il n’avait jamais fait de théâtre, malgré les incitations de ses parents. Ses rôles, il les jouait dans la vie. Nul contexte n’était nécessaire pour lui laisser pleine liberté d’expression. Et il mettait dans son jeu une telle fraîcheur, une telle simplicité qu’il paraissait être naturel.
En réalité, il le savait depuis longtemps, le naturel n’existait pas. Comme l’affirmait Oscar Wilde- car Oliver lisait beaucoup- «le naturel est une pose, et la plus agaçante de toutes ». Pourtant, il n’était pas entièrement d’accord avec l’écrivain. Ce simulacre de naturel savamment composé lui facilitait bien la vie. Et personne ne semblait s’en agacer.
Adolescent, il s’appliqua à perfectionner son jeu. Il était doué d’un tel charme qu’il attirait immédiatement les regards −bien qu’il ne fût pas spécialement beau. Il parlait peu, mais quand il prenait la parole tout le monde l’écoutait. Il n’eut aucune petite amie avant d’épouser sa femme à vingt-trois ans. S’engager dans une relation avait toujours représenté une source de frayeur et de doute. De même, il n’entretenait aucune véritable amitié. Il plaisait à tout le monde, mais de manière superficielle. Dès qu’un étudiant, un professeur, un parent, ou qui que ce soit s’attachait trop à lui, il prenait ses distances. Il le faisait sans véritable méchanceté. Simplement, il refusait de se découvrir. Il ne voulait pas qu’on le connaisse mieux.
Cette obstination de ne jamais approfondir de relation lui causa des ennuis. On finit par le prendre pour être froid, n’affichant qu’une façade, un reflet factice de lui-même. Certains déduisirent même qu’il était prétentieux. Or, il n’était gouverné que par l’humilité et le respect des autres: pourquoi certaines personnes −d’habitude si promptes à venir lui parler− s’éloignaient-elles subitement de lui ? Personne ne lui en expliquait la raison. On se contentait de se détourner, de ne pas répondre à certaines de ses questions ou de ses remarques. Parfois même, on faisait comme s’il n’était pas là.
Il en concevait beaucoup de chagrin. Il était désolé qu’on ne le comprenne pas. Après tout, tout le monde avait ses lubies. Certains portaient un soin maniaque à leur personne, d’autres affichaient un masque d’arrogance, beaucoup se lançaient dans des modes vestimentaires douteuses. Aucune d’elles, cependant, ne vous condamnait à l’ostracisme. Pourquoi lui était-il accompagné d’une telle malédiction ?
Seules les relations qu’il entretenait avec ses parents −contrairement à la majorité des jeunes de son âge− demeuraient intactes et saines ; de même avec ses parents plus lointains. Bien qu’enfant unique, il n’aurait eu aucun mal à s’entendre avec un frère ou une sœur. Tout ce qui restait dans le cercle de la famille lui était familier, aisé, confortable. Sa mère s’évertuait à le convaincre que le monde extérieur n’était pas une menace; il suffisait d’utiliser son charme à bon escient.


Hormis plaire, il se rendit cependant vite compte qu’il n’avait aucun autre intérêt dans la vie. C’était un sort communément partagé, mais ce constat n’atténuait en rien sa frustration. Pourquoi ne s’intéressait-il à rien ?
Doué d’une intelligence légèrement supérieure à la moyenne, il ne rencontra aucune difficulté lors de ses études. A l’école, il se retrouvait régulièrement parmi les premiers de classe. Au collège, il restait dans la moyenne. Ce n’est qu’à l’université, où il jouissait de plus d’autonomie, qu’il éprouva ses premières difficultés. Il omettait de rendre des travaux à temps; bâclait certains séminaires; ne se rendait pas à certains cours. Ce dilettantisme rendait soucieux ses parents et ses professeurs. C’était un garçon si attentif et intelligent −qu’est-ce qui n’allait pas chez lui ?
Il se forçait pourtant à travailler. Il refusait la perspective que l’illusion qu’il projetait autour de lui –celle d’un étudiant heureux, à l’avenir aussi prévisible que le sourire qu’il arborait tous les matins− soit sapée par la réalité de ses notes. Ces brefs mais intenses coups de collier suffirent à lui faire passer la première année. Il quitta ensuite sa faculté et se mit à travailler dans une entreprise vendant des savons.
Il souriait toujours autant. Rares étaient les moments où il paraissait fatigué ou déprimé. Il paraissait profiter pleinement de la vie. Quand il arrivait qu’on le provoquât –peu de gens trouvent du bonheur dans le bonheur apparent des autres− il fronçait les sourcils et se retranchait dans une attitude de passivité. Il fuyait la violence avec l’insistance d’un dompteur refusant de pénétrer dans la cage d’un fauve susceptible.
Jamais il ne laissa voir les fissures qui se propageaient à l’intérieur de lui.
Car il y avait des fissures. Il en prit de plus en plus conscience avec l’âge. Alors que la plupart de ses camarades −puis de ses collègues de travail− témoignaient d’une certaine agitation intérieure, lui ne ressentait rien. Bien que sachant les mimer, il ne connaissait vraiment ni la joie, ni l’exaltation, ni la souffrance, ni la peine. Il vivait sur une île placide, ensoleillée et intouchable. Une île morte.
Il s’entraînait de plus en plus à sourire devant la glace. Parfois −chose qu’il n’aurait jamais pu imaginer quelques années auparavant− l’exercice lui semblait presque difficile. Ses sourires ressemblaient alors à des grimaces honteuses. Parfois, son sourire était parfait, mais ses yeux ne souriaient pas. Ce détail ne passait jamais inaperçu: la capacité de l’esprit humain à détecter les moindres lueurs- ou l’absence de lueur- du regard confinait parfois à la télépathie. Cela devait remonter aux temps primitifs, où l’instinct primaire gouvernait toutes les réactions et déterminait les hiérarchies sociales. Afficher un masque n’était plus suffisant pour duper son entourage. Il lui fallait aussi se convaincre que ce masque correspondait à ses sentiments réels.
Simuler le bien-être ; affecter l’empathie… Se faire aimer. Tout revenait à cet impératif simple. Sa mère le lui avait maintes fois répété : le monde moderne attendait des gens qu’ils s’adaptent. Au travail comme socialement, l’individu devait se montrer apte et performant. Il devait exploiter son potentiel tout en respectant scrupuleusement l’espace des autres. Il ne devait ni se monter arrogant ni déclencher inutilement les débats. C’était ainsi que la société fonctionnait.
Et c’était ainsi qu’on lui avait appris à fonctionner.
Respecter les consignes de celle qui l’avait mis au monde devint de plus en plus difficile à mesure que les années passèrent. Cela le rendait triste et amer- lui qui n’avait jamais connu l’amertume. Il ne comprenait ni les gens ni les mécanismes sociaux ni l’utilité de travailler −et ce n’était que la partie émergée de l’iceberg ; en vérité, bien qu’il affectât de la trouver naturelle, la raison d’être de la plupart des choses en ce monde lui échappait. Il se demandait que faire de sa vie.
Travaillant en entreprise comme il avait travaillé à l’école, il s’ennuyait à mourir. Il voyait de moins en moins ses cousins et ses grands-parents, ses seuls véritables contacts affectifs ; bientôt, ils lui apparurent comme des étrangers. Même sa femme l’évitait. Par la suite, il apprit qu’elle demandait le divorce. Ils ne s’étaient pourtant jamais disputés.
La vie continuait, et il se découvrit un intérêt pour les enfants. Chaque fois qu’il en croisait un dans la rue, il s’efforçait de l’amuser. Tout au moins, de déclencher quelque réaction sur sa face innocente et élastique. Sa face si modelable. Il constata avec joie −oui, il lui arrivait désormais d’éprouver de la joie− qu’il y parvenait régulièrement. C’est donc qu’il avait un certain pouvoir. Il pouvait susciter des émotions. Ceux qui le prenaient pour une machine sans âme se trompaient.
Il s’exerça dès lors à localiser les enfants les plus sensibles en apparence, ceux qui offraient le plus de prise à ce qu’il appelait « ses pouvoirs affectifs ». Il n’existait pas de véritable lieu où les dénicher, bien entendu ; il fallait les saisir sur l’instant : les clichés les plus réussis n’étaient pas l’œuvre d’une machination complexe visant à capturer l’essence d’une image. Ils se faisaient sur l’instant, sur le coup d’une intuition esthétique. Ainsi en allait-il du travail dans lequel il s’engageait.
Il tentait de capturer des bribes de conversations, des interjections lancées lors de jeux enfantins. Dans le bac à sable; près d’une marelle; dans les cours d’école. Il s’approchait alors prudemment −redoutant qu’un adulte ne l’aperçoive et ne le prenne pour un obsédé sexuel− et engageait la discussion comme il avait si bien appris à le faire au fil du temps. Ses techniques se perfectionnèrent. Il n’eut bientôt aucun mal à s’attirer la confiance et la sympathie des enfants. Il plaisantait avec eux, avivait leur imagination par des histoires drôles ou horribles. Le plus souvent, ceux-ci se prenaient au jeu, l’écoutaient… étaient modifiés émotionnellement par sa personnalité. Après toutes ces années de détachement, de frilosité humaine, il n’était plus passif, mais acteur. Rien ne lui avait jamais semblé aussi exaltant.
Bientôt, il échafauda d’autres plans plus ambitieux : enfants et bébés ne lui suffisaient plus. Il ne retirait ni mérite ni plaisir à voir leur visage se déformer, grimacer, se tordre, se décomposer. Trop prévisible, leur plasticité avait perdu son pouvoir de fascination.
Ses nouveaux sujets étaient les adolescents, qu’il se mit à traquer minutieusement. Leurs réactions étaient plus imprévisibles, plus complexes à gérer ; il ne pouvait se présenter à eux sans prétexte. Ainsi se fit-il passer tour à tour pour un commerçant, un journaliste, un simple étranger ayant besoin de renseignements géographiques. Obstinément, il les étudiait : ainsi, croyait-il, il se comprendrait mieux lui-même. Analyser ce qui le différenciait des autres était le meilleur moyen pour repérer ses propres manques et défaillances. Ils étaient des livres dans lesquels il se plaisait à plonger.
Au fil du temps, il se prit aussi d’intérêt pour les personnes âgées. Celles-là, il n’avait pas besoin de prendre autant de précautions pour les faire parler: les personnes du troisième âge étaient trop heureuses d’avoir un interlocuteur poli et cultivé à qui se confier. Il se nourrissait au choix de leurs hantises, de leurs futiles préoccupations, de leur capacité d’émerveillement ou d’horreur sur le passé, sur leurs ennuis domestiques. Il devenait leur confident −un testament vivant qui parvenait presque à les faire se sentir moins inutiles.
En parallèle, il utilisait abondamment cet outil moderne qu’était Internet. Il allait sur des chats, postait d’interminables messages sur des forums, envoyait des E-mails à n’importe qui- du fan de groupes pop anglais à l’obsédé de Charles Manson, en passant par des vendeurs d’automobiles inconsistants. Il apprenait d’eux. De leurs passions. De leurs services. S’attendre à ce qu’ils soient lisibles et intelligents n’était bien sûr pas une sinécure en ces temps de prolifération écrite excessive et incontrôlée. Mais après tout, il ne servait à rien d’attendre trop des gens. Il n’existait aucun acteur qui possédait ses dons, il l’avait déjà constaté. C’était tout l’intérêt d’étudier les autres: comprendre ce qui poussait des êtres apparemment dépourvus du moindre talent à rester en vie.
Il se rendit assez vite compte cependant de l’inefficacité à long terme de son entreprise. Au temps du collège, aussi, il avait su- malgré ses longs silences- dialoguer avec les gens. Bien qu’il avait appris à n’être qu’une façade conçue pour plaire, il avait quand même eu ses moments d’identification et de compréhension. Rien au fond, ne différenciait vraiment ses obsessions actuelles de celles d’autrefois. Elles s’étaient simplement mises à grossier, à enfler jusqu’à occuper tout son esprit.
Et pourtant, vingt ans après le commencement, il ne laissait toujours rien paraître de ses manques. Personne n’aurait pu prétendre qu’Oliver était un homme malheureux ou victime de troubles mentaux aggravants. Ni son comportement ni sa personnalité apparente n’avaient quoi que ce soit d’inhabituel. Il était juste impossible de le percer véritablement à jour.
C’est donc avec une stupéfaction mêlée d’effroi que ceux qui le connaissaient −peu, à la vérité− apprirent la vérité sur les crimes qu’il avait commis. Tous en conçurent un grand trouble; la police elle aussi s’interrogea. On revisitait ses souvenirs, tentant de trouver une faille dans ce personnage qu’on avait côtoyé. On traquait des défauts, des indices révélateurs…sans jamais rien trouver. Les soupçons qu’on avait pu avoir sur sa véritable nature disparaissaient d’eux-mêmes, chassés dans l’urgence du temps, par des préoccupations professionnelles ou familiales… ou par pur désintérêt.
Aussi fut-on horrifié de découvrir sur son frigo, à l’intérieur duquel il conservait les têtes de ses victimes, des dizaines de Smileys. Ces petites têtes rondes souvent associées à la venue d’Internet qui déclinaient toutes les émotions imaginables… On en retrouva également sur les murs, sur le sol ; tout l’appartement, en fait, se révéla en être tapissé. Oliver s’était mis à les collectionner mystérieusement. De nombreuses conjectures furent faites à ce sujet: des psychologues affirmèrent qu’Oliver contemplait longuement les petites figurines en essayant d’éprouver les véritables émotions que celles-ci figuraient et, n’y parvenant pas, se mettait à tuer frénétiquement dans l’espoir de quelque révélation supérieure.
La presse le surnomma «Mr Smiley » ou le « Smiling Killer », et il fut condamné à la chaise électrique.
Même après qu’il fut mort −assassiné dans sa cellule par un co-détenu pour qui ses sourires perpétuels passaient pour une provocation− on ne décolla pas les Smileys des murs de l’appartement. Les victimes −vieillards, adolescents et bébés− ne présentaient aucun lien en apparence. En apparence seulement, car en vérité un point essentiel les rapprochait: vivants, ils avaient été les seules personnes à avoir eu un aperçu du véritable Oliver.

Auteur : Denis Roditi

Illustration : de Michael Brack.

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