sous un toit de chaume

Une fin de printemps comme les autres, un mardi matin.
Pendant que la machine dont j’ai la charge prépare la pièce de plastique qu’il me faudra ensuite joindre à celle envoyée par le collègue à ma gauche - Martin ? David ? - via tapis de caoutchouc interposé, mon regard, comme souvent, en profite pour musarder par delà la grande baie vitrée d’en face.
Sur la départementale qui nous sépare du champ de betteraves, les fauves glissent dans le brouillard et éclaboussent notre façade de boue. Seul bâtiment perdu entre deux villes dortoir, l’usine ne fait généralement l’objet, en dehors de quelques fournisseurs, d’aucune visite.
D’où ma surprise lorsque stoppe soudain, de l’autre côté de la rue, une Jaguar cabriolet dont s’extrait une jeune fille en robe rouge et blanche qui s’empresse de traverser pour gagner l’entrée principale. Tandis qu’elle trottine sur l’asphalte, je note comme ses cheveux auburn, tout en barrettes, semblent projeter des éclats à la ronde.
Quelques instants plus tard, la fille entre dans l’atelier et vient se glisser à mes côtés, droite, mains croisées dans le dos telle une écolière.
« On m’a dit de venir vous assister, annonce-t-elle d’une voix dans laquelle je ne perçois aucune ironie. Pourtant, de quelle aide pourrait-on avoir besoin pour remplir une tâche pareille ?
- A vrai dire, il faut juste s’habituer au vacarme et reproduire exactement le même geste du matin au soir. Il y a une pause snack toutes les deux heures précises.
- Ca ira, ne vous faites pas de bile. Mon nom, c’est Chloé. »
Comme le temps et les pièces de plastique défilent, nous discutons pour meubler et nous découvrons ainsi rapidement issus du même patelin, ainsi que - à quelques années d’intervalle cependant - des mêmes écoles. Nous sommes en outre tous deux grands admirateurs de science-fiction, films comme romans, et avons à maintes reprises fréquenté les mêmes concerts rock de la région, du moins lorsqu’il s’en organisait encore.
Après la pause déjeuner, Chloé soupire, tandis que nous reprenons le couloir menant à l’étalier : « Je n’ai pas fort envie de retourner là-bas, pour être honnête. Si on allait chez moi, plutôt ? ». Sans même envisager de peser le pour et le contre, j’approuve aussitôt et la suit vers la sortie.
L’instant d’après, je me laisse tomber sur le siège passager de la Jaguar et, dans les quelques secondes avant que Chloé ne démarre sur les chapeaux de roues, jette un dernier coup d’œil vers la baie vitrée. Ces machines et les employés à leur chevet ne m’évoquent décidément, sous la lumière crasseuse des néons, rien de plus qu’une fresque de mauvais goût.
« C’est drôle comme rien de tout cela ne me manquerait si je ne devais jamais plus y remettre les pieds, dis-je tout haut malgré moi, à croire que, de ce côté de la vie, le brouillard vient enfin de se lever.
Quelques minutes plus tard, lorsque nous ralentissons à l’entrée du village où réside Chloé, je m’aperçois qu’il s’agit également de celui dont je suis captif depuis bientôt dix années déjà. Quittant l’avenue où j’ai pour habitude de courir chaque dimanche, on s’engage ensuite dans une ruelle étroite qui se trouve là encore être la mienne. Alors que je m’attends presque à voir Chloé stopper la voiture pile devant le jardinet qui fait la fierté d’Elise, c’est dans l’allée de la maison voisine que le bolide interrompt sa course, là où jusqu’à ce matin encore pourtant, il m’avait semblé n’y avoir qu’un terrain abandonné tout en herbes folles
Quand je demande : « Il y a longtemps que tu habites ce quartier ? », la réponse m’arrive aussitôt, évidente : « J’y suis arrivée le même jour que toi, voyons ! »
Pris d’une étrange sensation alors que nous avançons vers la porte d’entrée, je ne tarde pas à en saisir l’origine. C’est que notre maison, à quelques mètres à peine de celle-ci, aurait été en tout point semblable si je n’avais renoncé, suite à d’âpres discussions de couple, aux ornements pourtant indispensables à mes yeux qu’étaient le toit de chaume typique des contes d’enfants ainsi qu’un porche pour y lire de bons romans d’anticipation, une limonade à portée de main.
A l’étage, Chloé m’emmène dans sa chambre, et, avant que je n’aie pu en faire le tour des yeux, glisse jusqu’à la fenêtre pour en tirer les rideaux.
« Tu as la maison pour toi seule ?
- Non, mais il y a un bail que mon mari n’est pas revenu ici. »
Autour de nous s’animent alors plusieurs guirlandes multicolores, reliées à un bloc qu’elle vient de brancher. Puis c’est au tour d’un énorme jukebox des années soixante, tapi dans un coin de la chambre, de se colorer de la tête aux pieds. Je m’avance pour y poser la main, bouche bée.
« Est-ce qu’il fonctionne ? » je manque demander, mais à en juger de par les chromes soigneusement lustrés, il ne fait aucun doute que oui. Devant la liste des vieilleries proposées, je sens ma gorge se serrer.
« J’écoutais la plupart de ces titres en boucle avec mon frère, surtout l’hiver quand il faisait trop infect pour sortir jouer. Et on buvait le chocolat chaud que notre mère préparait en fredonnant les mélodies, évidemment elle les connaissait toutes par cœur ! D’où ils viennent, tes disques ? »
Chloé hausse les épaules : « Je ne sais plus très bien, de brocantes peut-être. Choisis-en un ! »
Je ne me fais pas prier pour envoyer le No Milk Today des Herman’s Hermits, mon favori d’alors, et une odeur de chocolat bouillant d’aussitôt envahir la pièce en accompagnement de la célèbre voix nasillarde : « … it seems a common sight but people passing by don't know the reason why … »

« Si seulement tu savais à quoi toutes ces lampes me font penser, je murmure en tournant sur moi-même pour suivre des yeux les minuscules ampoules, et Chloé, qui danse d’un pied à l’autre, de répondre :

« Elles te ramènent aux feux de position des cargos que tu apercevais depuis la plage quand la nuit tombait, ces bateaux dont tu cherchais en vain à apercevoir la forme mais sur lesquels tu rêvais pourtant d’embarquer tellement l’avenir d’ici ne te disait rien qui vaille …

But all that's left is a place dark and lonely

… A moins que tu n’y voies le tableau de bord de l’Enterprise, en partance pour une traversée intergalactique avec Spock et le Capitaine Kirk … »

The end of my hopes, the end of all my dreams

Je fixe Chloé, stupéfait.

« Comment le sais-tu ? »

Elle m’offre un sourire triste, tarde à répondre. Comme le disque s’achève - qu’elles étaient courtes les chansons en ce temps-là ! - Chloé tend le bras pour relancer la machine.

« Les mélodies qui rendent heureux ne nous quittent jamais vraiment, dit-elle en posant la paume sur mon cœur. Il arrive juste qu’elles prennent un peu la poussière, mais rien qu’on ne puisse balayer. »

Je ne peux qu’approuver, revivant en un flash la rencontre avec Elise, d’abord aussi fantasque et voyageuse dans l’âme que je ne l’avais été, les grands projets ensemble stoppés net par les vaches maigres et impératifs financiers d’après mariage, les choix défensifs, le repli d’une vie en banlieue. Jamais pourtant je ne lui en avais voulu, ni pour m’avoir confronté à mes devoirs d’adulte - ils sont bien beaux, tes récits de science-fiction, mais ce n’est pas en rêvant de Saturne que les factures seront réglées ! -, ni pour avoir elle-même trop rapidement enterré ses rêves.

« Est-ce que tu danses ? Dis-je en ouvrant mes bras à Chloé, ce qui la fait sourire.
- Là-dessus? Oh, et pourquoi pas ! »

Ainsi nous étreignons-nous pour lentement dériver au son de cette chanson d’autrefois, à se regarder sans un mot ni un soupir, heureux. Mais bien trop tôt, l’aiguille se relève.

« Elise est rentrée à la maison, dit Chloé, il ne faudrait pas que tu tardes.
- Est-ce qu’on se reverra ?
- Tous les jours, si tu le veux … »

Puis elle ouvre la fenêtre et m’invite à grimper sur le toit, qui se trouve être dans l’exact prolongement du notre. Sitôt franchie la distance qui me sépare du grenier, je me laisse glisser entre les caisses restées closes depuis le déménagement.

A l’étage inférieur, j’imagine Elise qui s’affaire à couper les oignons, Elise que bientôt je rejoindrai pour m’occuper des carottes ou des haricots, et ensemble nous deviserons comme de coutume, de comment a été la journée, ce qu’on mangera demain, la santé vacillante de la belle mère. Sa voix sera fatiguée, un brin poussiéreuse peut-être, mais, là non plus, rien qu’on ne pourra balayer.

« Elise, dirai-je soudain, te souviens-tu t’être un jour glissée dans la peau d’une aveugle, tes lunettes de soleil sur le nez, pour ensuite fendre la place du village et - malencontreusement, bien sûr ! - frapper de ta canne les chevilles des démarcheurs ? Ou quand nous plongions nos mains dans les buissons d’orties pour le simple plaisir de se fouetter le sang ? Tout me revient à l’instant, un souvenir en amenant un autre ! Les danses ridicules inventées de toutes pièces, le jeu de solitaire sur les carreaux de la paroisse, le rêve ultime de tout plaquer pour aller nous poster au bord de l’autoroute, direction plein Sud, écouter les griots autour d’un feu, camper dans la savane puis fendre la jungle, passer d’un continent à un autre, jeter une vache aux piranhas, tout ça, puis remonter vers le froid et s’y embrasser sous les aurores boréales. Oh oui, comme l’idée de gâcher ne serait-ce qu’une seule minute de l’existence pouvait nous rendre dingues ! Lâcher du lest, sacrifier la moindre once de folie pour s’élever au rang honorable de citoyen modèle, ce n’était vraiment pas pour nous. Sauf qu’à peine dix ans plus tard, nous voila trop souvent fatigués, une maison à crédit, deux voitures et un petit portefeuille d’actions, à vivre comme si de rien n’était, ou plutôt comme si rien n’avait jamais été, tous deux au sommet d’une décharge de souvenirs fanés, sans vraiment oser se poser cette simple question : sommes nous heureux ? »

Alors une nuit pigmentée d’étoiles multicolores tombera peu à peu, et il ne nous restera plus qu’à les suivre pour retrouver Chloé et l’autre moi, peu importe le nom qu’il aura, voyager à rebours comme on remettrait l’aiguille d’un disque à son début, sans se soucier des pourquoi et comment.

Car demain, enfin, ce sera à nouveau l’été !

Auteur : Thomas Darell

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