Trahisons de cœur

Illustration : Nouvelle vie

Elle reposa le stylo sur le bureau, laissa sa tête partir en arrière et riva les yeux au plafond. Tout son poids reposait sur le dossier de son fauteuil, dont le rembourrage cabossé lui rappelait que le confort était un luxe depuis longtemps oublié. Néanmoins, elle était heureuse avec ce siège récupéré dans la Zone Est, dans un de ces immeubles qui abritait jadis toute la bureaucratie de la ville. Elle se redressa et attacha son regard à la surface plane et blanchâtre du mur de sa chambre. Une surface vierge de tout intérêt qui réclamait cependant toute son attention – enfin c’est ce qu’aurait pensé quelqu’un en la voyant à cet instant. En réalité, elle réfléchissait. D’ailleurs elle ne faisait plus que ça ces derniers temps. Réfléchir. Retourner toutes les solutions dans sa tête, aboutissant toujours au même résultat. Si la raison ne lui avait pas fait faux bond, elle ne se serait pas trouvé dans cette situation, si près de l’heure fatidique.

En prenant son stylo et son journal, elle avait dans la tête de se confesser, consciente tout de même qu’elle allait commettre le plus irréparable des crises. Et c’est avec les larmes aux yeux qu’elle décrivit la souffrance qui torturait son cœur. Elle avait écrit et encore écrit jusqu’à engourdir son poignet. Malheureusement, cette confession ne la satisfaisait pas et n’allégeait absolument pas sa conscience. Le sentiment de ne pas avoir clairement expliqué son geste la tourmentait, et brusquement, ses doigts se refermèrent sur le stylo pour le relâcher aussitôt. Une voix intérieure s’insurgeait et lui ordonnait de laisser telle quelles cette lettre adressée à ses semblables. Elle ne cachait pas qu’elle agissait au nom l’Amour, et qu’ils l’admettent ou non, son choix était fait. Définitif. Sans espoir de rétractation.

Son esprit était en ébullition, dans un état proche du délire fiévreux. Ses sentiments se pliaient aux lois infernales de cet amour apocalyptique qui faisait naître en elle des émotions contradictoires.

Espoir-désespoir.

Amour-haine.

Joie-tristesse.

Tous ces accès émotionnels se bousculaient et maltraitaient aussi bien son cœur que sa raison. Elle se voyait déjà perdre la raison, et par moments, elle en oubliait même son identité. La Solémène d’antan n’existait plus que sous la forme physique. Quelqu’un d’autre avait surgi et prit possession de son cerveau, profitant de sa faiblesse sentimentale.

Solémène se doutait que ses actes à venir auraient de fâcheuses conséquences sur les Réfractaires, mais cela l’indifférait. Ce qui devait être fait…

Son obstination naturelle ne datait pas d’hier, et tout ce qu’elle désirait, elle l’obtenait.

À ce moment-là, elle s’était mis martel en tête de tout plaquer: les Réfractaires, la Cause… Bref, tout ce pour quoi elle avait lutté depuis si longtemps. Elle se disait qu’ils finiraient bien par accepter son choix. De toute façon, ils ne pourraient faire autrement ? Elle ne leur demanderait pas de la pardonner mais tout simplement de faire preuve d’indulgence à son égard. La trahison représentait certainement le plus abominable des crimes chez les Réfractaires, mais un tel acte était parfois justifié. L’Amour n’était justement pas un motif valable pour tout quitter. Si son plan échouait, elle serait probablement bannie à vie de l’armée et ne pourrait plus jamais prétendre défendre la Cause. Bien qu’angoissante, cette idée ne la traumatisait pas le moins du monde et c’est presque sereinement qu’elle se préparait à dévoiler au grand jour leur relation.

Jonas et elle.

Ils entretenaient secrètement, loin de l’intolérance de leurs semblables, un amour jugé immoral. Avoir des rapports sexuels avec un vampire représentait quelque chose de contre- nature. Seulement, son cœur fut plus fort que sa raison et elle s’était laissé séduire, emportée par des pulsions incontrôlables. Elle aimait un Chevalier de la Mort d’un mètre quatre-vingt-cinq, épais comme la lame d’un sabre et ténébreux comme si la plus indescriptible tourmente le violentait continuellement. En six mois et vingt-cinq jours, ils étaient arrivés à l’instant critique où tous les stratagèmes pour déjouer l’attention des autres sont épuisés. Ils avaient pris l’habitude de se rencontrer clandestinement dans un vieil hôtel sordide qui exhalait une suffocante odeur de soufre. Ses trois étages se dressaient minablement décrépis dans une rue du quartier neutre de la ville.

Faute de trouver mieux, Solémène accepta de faire l’amour dans ce cadre sordide se satisfaisant amplement dans les bras de son amant.

La chambre numéro sept. Deuxième étage.

Le patron de l’établissement, un homme très discret, leur avait attribué cette chambre sans rien leur demander comme s’il savait que les amoureux sont des gens qu’il ne faut jamais perturber. Dès qu’ils franchissaient le seuil de l’hôtel, l’homme leur tendait la clé sans mot dire, esquissant simplement un sourire complice.

Munis du sésame, ils couraient presque dans les escaliers comme pressés d’assouvir leurs désirs.

Solémène secoua la tête, agacée de penser à son plaisir alors que la situation était plus que critique. Elle se demandait encore ce qu’elle avait pu faire pour mériter cette épreuve?

Pour Jonas, elle allait commettre un acte impensable pour un fidèle défenseur de la Cause comme elle. Pourtant sa décision était prise. Elle refusait son nouvel ordre de mission. Cette fois, Malcom demandait d’elle l’impossible. Mais elle ne lui en voulait pas puisqu’il ignorait pour elle et Jonas, en théorie… Prise de paranoïa, Solémène s’était monté la tête en spéculations douteuses et sûrement inexactes.





Un martèlement sourd contre la porte métallique de sa chambre résonna comme un gong appelant les convives à rejoindre la table – seulement pour elle, il annonçait l’épreuve. Machinalement, ses sourcils se froncèrent, sa bouche se pinça. La contrariété habillant son visage, Solémène espérait que l’intrus ne s’attarde pas et perde rapidement l’envie de frapper à la porte. Elle ne décolla pas les fesses du siège, et guetta le bruit des pas qui s’éloigne, mais cette attente n’était que pure perte. Il ou elle réitéra, ces derniers devenant plus insistants. Brusquement, elle entendit le couinement de la poignée et la porte bouger sur ses gonds grippés par le manque d’huile. Des pas s’approchèrent dans son dos. Ils appartenaient à un homme qu’elle connaissait très bien.

Arnold Bazans.

Lui seul possédait cette démarche lourde et bourrée d’assurance, digne du parfait soldat prêt à mourir pour la Cause. Lui aussi était Réfractaire, mais uniquement cela; ce qui les différenciait. Il importait peu à ce gaillard d’un mètre quatre-vingt-dix et des poussières de savoir qui il était, d’ailleurs il ne pensait pas beaucoup par lui-même. Seule la guerre, menée contre les Chevaliers de la Mort, comptait à ses yeux, et tel un fidèle toutou, il exécutait les ordres dictés par les supérieurs.

Ses pas cessèrent d’avancer. Solémène jugea à un mètre la distance qui les séparait, et malgré cette proximité, elle eut soudain conscience qu’une distance s’installait déjà entre eux. Connaissant Arnold sur le bout de doigts, Solémène n’avait nul besoin de se retourner pour voir ce visage à la rectangularité toute virile qui était orienté dans sa direction. Trop nerveux pour rester planté au milieu de la pièce, il bougeait constamment, piétinant le sol. Chez Arnold, l’impatience était un véritable défaut qui pouvait agacer ou amuser Solémène – tout dépendait de son état d’esprit. Cette fois-ci, elle eut envie de s’amuser et prit un malin plaisir à retarder l’instant où elle se lèverait et accompagnerait son ami. Faisant preuve d’une lenteur exaspérante, elle rangea soigneusement ses feuilles et son stylo dans le tiroir qu’elle referma à clé. Puis Solémène poussa encore plus loin en prenant le temps de jouer avec la clé avant de la poser bien en vue sur le bureau.

Tout à coup la voix tonitruante d’Arnold retentit :

« Merde, Solé! Qu’est-ce que tu fous? Tout le monde poireaute en bas. Ça fait bien un bon quart d’heure que t’aurais dû nous rejoindre. Si tu t’grouilles pas les miches, on arrivera jamais à temps. C’est à se demander si t’as pas viré de bord. »

Solémène se raidit, surprise que ces mots puissent sortir de la bouche d’Arnold, car il était loin d’appartenir à cette catégorie d’individus qui gardent avec une extraordinaire facilité un secret. Lui, il était du genre brut de pomme, à balancer tout ce qu’il pense sans savoir s’il va blesser ou non. S’il avait eu connaissance de la relation qu’elle entretenait avec Jonas, il ne serait pas gêné pour lui balancer sa façon de penser et lui aurait sans aucun doute tordu le cou, faisant ainsi abstraction de leur fidèle amitié.

Une amitié qui aurait été invraisemblable en d’autres circonstances.

Arnold et Solémène avaient regagné l’armée des Réfractaires la même année. Rapidement, ils éprouvèrent l’un pour l’autre de la sympathie qui au fil des ans s’était muée en une indéfectible amitié. Pourtant, tous deux étaient nés sous des étoiles très différentes, très éloignées socialement. Alors que Solémène naissait dans le quartier le plus huppé de la ville, Arnold vit le jour à Ok’City, la zone la plus douteuse et la plus malfamée. Soixante pour cents des habitants cohabitaient dans cet endroit où la devise était ARNARCHIE.

Après une enfance idyllique, Solémène rejoignit les Réfractaires et dut faire face à la dure réalité. Grâce à Arnold, l’enfant de la rue, le bagarreur de service, elle apprit à jouer des points, à user du langage populaire. Elle se transforma peu à peu en fille d’Ok’City, sans pour autant perdre ses bonnes manières qu’elle tentait désespérément d’inculquer à Arnold.

Les jours où ils se confiaient, Arnold concluait toujours de la sorte: « Tu vois, Solé, de nous deux, c’est moi qui ai eu le cul bordé de nouilles. Regarde un peu ! À Ok’City, j’ai vécu les émeutes hebdomadaires, les bastons quotidiennes et deux ou trois épidémies desquelles je suis sorti peut-être pas tout à fait indemne, mais sauf. Et tout ça m’a préparé à la Cause ».

Le pire dans tout ça, c’est qu’il n’avait pas tort.

Ok’City.

Elle s’étendait sur plusieurs kilomètres carrés, au sud de la ville. Ses dernières tours embrassaient la mer verdâtre et saumâtre, polluée par des décennies d’erreurs biologiques. Les usines chimiques avaient déversé, avant la 3ème guerre mondiale, leurs saloperies dans la mer, et dès lors, le monde ne fut plus pareil. Il y eut de nombreuses mutations au niveau de la faune et la flore ainsi que chez les humains. Des créatures hybrides naquirent, certaines ressemblaient étrangement à celles qui peuplaient les mythes de l’Antiquité et les légendes païennes. Parmi ces monstres, une espèce émergea, puissante, sanguinaire. On les appelle « les buveurs de sang chaud », « les chevaliers de la Mort » et plus communément « les vampires ». Ils forment une armée redoutable qui menace à tout instant d’anéantir l’espèce humaine pour l’éternité, afin que la Mort fasse de notre monde une terre de désolation pour ses démons. C’est pour défendre l’Humanité qu’une poignée d’hommes et de femmes s’est regroupée, créant la Cause et son armée de Réfractaires. Depuis, des milliers d’humains ont rallié la Cause pour témoigner leur refus de tomber entre les griffes de la Mort.

À dix ans, Solémène fut réquisitionnée pour intégrer l‘armée Réfractaire. S’ensuivirent quatre années d’entraînements intensifs et le jour de ses quatorze ans, on lui mit une arbalète entre les mains et une véritable cible sous les yeux. C’était un Chevalier de la Mort à la peau blême et aux canines aussi pointues que des aiguilles. Malgré son aspect menaçant, Solémène décela quelque chose chez son ennemi, comme une infime étincelle d’humanité dans le fond de son iris. C’est l’estomac noué qu’elle avait décoché une flèche argentée dans le cœur soi-disant mort de cette créature. L’expérience lui avait laissé un arrière-goût d’échec dans la bouche. Il lui avait fallu deux bons mois avant de repartir sur le terrain et tuer de nouveau.

La fin d’un vampire relevait du spectaculaire : un cri strident à vous rendre sourd pour l’existence entière, et un corps qui implose en un nuage de poussière grise et qui retombe en un petit tas sur le sol.

Après vingt années de combats, Solémène se sentait lasse, épuisait de planter des ennemis dont le nombre ne décroissait pas. Chaque exécution pinçait son cœur coupable, et c’est avec mépris qu’elle écoutait s’égosiller un Arnold heureux d’avoir zigouillé un ennemi.

« Une victoire volée à cette putain de Mort! » hurlait-il avec fierté et défi.

Mais sa rencontre avec Jonas fit augmenter ce mal-être. Pour se rassurer, son amant lui avait confié être rongé par la culpabilité. À chaque coup de canine dans la gorge d’une humaine, il songeait à elle et imaginait faire de même avec elle. La tourmente qui les gagnait les faisait discourir des heures durant et c’est après de virulents débats qu’ils en vinrent à la même conclusion. Bien qu’elle lutte pour la Vie, la Cause finit inévitablement par servir la Mort. En expédiant sur le front des hommes et des femmes, elle les condamne à une mort certaine, offrant ainsi à la Déesse des Ténèbres son dû. Même sans combattre, la Mort réussit toujours à rattraper les humains et à faire d’eux des esprits ou des créatures diaboliques. Cette réalité que la Cause cherche à éluder par des discours bien tournés avait fini par perturber Solémène. Jadis, les hommes acceptaient leur destin, celui d’une vie qui s’éteindrait un jour.

Une naissance pour une mort.

La vie pour la mort.

Le fil des trois Parques.

L’éternité que convoite la Cause n’est que chimère, utopie de fou qui force des milliers d’innocents à se sacrifier pour rien. Les années passent et elle exige toujours plus de sacrifices de la part des humains.

Cette dernière mission, Solémène se devait de la refuser, car accepter signifierait qu’elle ne possédait plus de morale. Pourrait-elle se regarder en face après avoir assassiné l’être aimé ? Le jour où Malcom lui avait donné le nom de sa cible, elle avait cru. Le sol devint brusquement meuble sous ses pieds et ses sentiments se noyèrent dans un océan d’incompréhension. Le plus bizarre dans tout ça, c’est qu’elle avait réussi à garder un calme olympien et ne pas dévoiler le triste spectacle de sa conscience endolorie et révoltée. Elle avait accepté l’ordre de mission avec fierté comme l’exigeaient nos supérieurs. Maintenant, l’heure fatidique se rapprochait.

« C’est quand tu veux » bougonna Arnold dans son dos.

– Vas-y toujours. Je te suis.

– Ouais ! Fais gober ça à d’autres que moi. Allez, ma vieille! Bouge-toi !

Il s’était rapproché et plaquait désormais ses deux grosses mains sur les épaules pour obliger Solémène à se lever. Finalement, elle quitta sa place et fit face à Arnold. Son regard était celui d’un ahuri qui comprend que quelque chose se trame sans pour autant dire quoi. Il fronçait ses sourcils blonds. Ses lèvres humides, légèrement entrouvertes laissèrent échapper un soupir.

« Y a un truc qui cloche chez toi, Solé. Chais pas quoi, mais ça t’perturbe grave. »

Solémène le fusilla des yeux et attrapa le col de sa chemise.

Déstabilisé, Arnold la dévisageait de ses yeux ronds.

« Est-ce que je me mêle de tes affaires ? »

Arnold détourna le regard, les joues en feu et fit volte-face. Avec une vélocité surprenante, il partit, la laissant en plan. Ce soudain accès de susceptibilité l’impressionna parce que de souvenir elle n’avait vu Arnold se mettre dans un tel état pour si peu.

Décidément, il se passe quelque chose d’anormal ou est-ce moi qui déforme la réalité ? Non, c’est impossible. Il n’y a pas plus lucide que moi. Je ne délire pas quand j’affirme qu’Arnold n’est pas tout à fait le même. Lui, le type le plus facile à déchiffrer, joue du mystère avec moi, son amie, celle à qui il a toujours tout confié. Je ne pige plus rien. De toute façon, y a-t-il véritablement quelque chose à comprendre ?

Elle écouta les pas d’Arnold qui descendait en courant et quitta ce qu’elle définissait comme un « refuge » pour emprunter le même chemin que son confrère. Elle mit un pas devant l’autre comme un robot, avançant parce que c’est programmé dans sa carte-mère. Elle se dégoûtait à l’idée de devoir jouer cette mascarade et aurait tant souhaité que tout prenne fin, là, maintenant. Une fin expéditive. Malheureusement, il lui faudrait aller jusqu’au bout.


Dans le hall de l’immeuble, dix autres Réfractaires occupaient l’attente à bichonner leur arbalète. Quand elle apparut en bas de l’escalier, tous les regards convergèrent vers elle, et Solémène put sentir un air d’exaspération flotter autour d’elle. Arnold parlait avec agitation avec Malcom dont l’œil brillait d’inquiétude. À la vue de Solémène, il abandonna rapidement la compagnie d’Arnold pour venir à sa rencontre. Il l’accueillit dans ses bras, mais cet élan d’amicalité n’exhalait pas la sincérité.

« Ah, Solémène ! Nous n’attendions plus que toi. Un instant, j’ai cru que tu te ferais porter absente. En plus, aux dires d’Arnold, tu ne sembles au mieux de ta forme. »

« Pour qui se prend-il ? Je vais très bien » pesta-t-elle en décochant un regard acéré à un Arnold tout penaud qui préférait éviter son regard en fixant ses pieds. « Comme tu peux le remarquer, je tiens une forme olympique et je suis même prête à passer à l’attaque. »

Elle jubilait d’avoir pu cracher cette tirade qu'elle avait si souvent répétée ces derniers jours afin d’être crédible aux yeux de Malcom. Et de toute évidence, cela eut un effet positif puisque son chef lui sourit avant de prendre congé d’elle et d’inspecter l’équipement de tous les membres de l’expédition. Laissée en tête-à-tête avec Arnold, Solémène espéra lui dire ses quatre vérités, mais il ne lui en donna pas l’occasion.

– Eh, Solé ! J’ai chargé ton arbalète et remplis ton étui à munitions.

– C’est sympas, fit-elle en regardant l’arbalète avec horreur.

« Maintenant que Solémène nous a rejoints, nous pouvons nous mettre en route » lança Malcom avec un enthousiasme qui faisait peur à voir. « La ramification dirigée par Jonas est loin d’être insignifiante. Comme vous ne l’ignorez pas, Jonas serait un des dix-sept généraux de la Mort, donc un élément vital que nous devons impérativement éliminer. En le tuant, cela devrait nous laisser un temps de répits pour nous retourner, car d’après nos sources, les autres généraux combattent sur d’autres continents en ce moment même. Nos supérieurs ont désigné Solémène pour détruire Jonas et dans sa mission, nous la soutiendrons et nous tacherons de couvrir ses arrières. Alors personne ne joue les têtes brûlées en lui piquant le rôle, me suis-je bien fais comprendre ? »

« Oui ! Chef ! » hurlèrent en cœur les membres de l’expédition.

– Et toi, Solémène, te sens-tu prêtes ?

« Oui ! » s'exclama-t-elle, simulant à la perfection un enthousiasme et une
détermination qui la faisaient souffrir.

En réalité, elle n’était pas disposée à tuer. Tous sans exception la dévisageaient avec ce même regard qui débordait de confiance. Ils misaient tous sur elle et cette idée la rendait malade car elle était devenue indigne de leur amitié. Bientôt elle allait couper les liens avec cette famille de substitution par amour et parce que la Foi l’avait, d’une certaine façon, quitté. L’arme entre ses mains pesait plus lourd qu’à l’accoutumée. Elle qui avait tant aimé manipuler cette arme que Arnold lui avait offerte pour ses quinze ans, elle détestait cordialement le symbole qu’elle représentait. Désormais, les nouvelles recrues se retrouvaient armées de pistolets hi-tech avec des munitions dites chimiques, mais ceux de sa génération avaient refusé à l’unanimité de se munir de ces armes. Malgré cette technologie, beaucoup de ces jeunes continuaient d’être fauchés par les Chevaliers de la Mort dès leur premier combat. Personne ne pouvait rien changer. De plus le combat s’était aggravé ces dernières années si bien qu’il fallut gonfler les rangs en enrôlant des gosses qu’on jetait en pâture aux ennemis sans prendre la peine de les préparer. Solémène avait retrouvé bon nombre de ces jeunes recrues, vidées de leur sang, la gorge charcutée par les canines des vampires. À chaque fois, son estomac avait menacé de recracher son dernier repas.

Paradoxalement, elle aimait un vampire.


Ils avaient quitté le QG dans un silence pesant, puis longé la rue, en prenant soin de ne pas trop s’exposer, même si se cacher ne servait pas à grand-chose. Il est de notoriété publique que les vampires voient la nuit, et trouver refuge dans les ténèbres correspond à jouer les cibles consentantes. Mais les Réfractaires craignaient en s’exposant dans les rais lumineux des lampadaires d’attirer à eux d’autres créatures, surnommées Grolès. Ce sont des bêtes féroces, privées de conscience et vivant avec une seule idée en tête: se nourrir. Alors que les vampires évoluent avec aisance dans la nuit, les Grolès cherchent toute forme de source lumineuse, car une fois prisonniers de l’obscurité, ils perdent la vue. Ainsi Solémène et les siens évitaient à tout prix les faisceaux des lampadaires pour ne pas terminer dans la gueule gigantesque de l’un d’eux.

Ils étaient arrivés au bout de la rue, quand le besoin de voir une dernière fois le bâtiment qui l’avait abrité pendant toutes ces années obligea Solémène à tourner la tête. Délabré, il résistait néanmoins à l’assaut du temps. Sa construction datait de l’époque néo-indus et il faisait office de monument historique au milieu de cette armée de gratte-ciels qui tendaient vers le toit du monde leurs armatures de fers et leurs formes géométriques et sans âmes. Autrefois le Centre grouillait d’hommes et de femmes, pressés d’arrivés au bureau, mais toute cette effervescence avait cédé la place à la désolation. Victime des attaques chimiques, cette partie de la ville n’offrait plus aux humains l’air sain dont ils avaient besoin pour vivre. Ces derniers avaient préféré se réfugier sur les hauteurs, se doutant pertinemment que cela ne servirait pas vraiment si la Mort gagnait la guerre.


Quatre-vingt-dix ans s’étaient écoulés depuis le jour où la Mort sortit des tréfonds de la Terre pour exterminer l’Humanité et punir les humains pour leurs crimes. Redoutant d’être fauché par elle, ils étaient des millions à combattre, chaque jour, cette ennemie impitoyable. Connaîtraient-ils le jour où tous vivraient en harmonie, débarrassés de cette idée horrible que la Mort les emporterait tôt ou tard? Aucun ne pouvait affirmer cette utopie, et malgré cette absence de certitudes, ils continuaient avec acharnement la lutte. Cependant, depuis peu, le taux de désertion et de suicide sur le champ de bataille n’avait eu de cesse d’augmenter, ne faisant qu’accroître cette sensation de malaise qui s’insinuait dans les esprits les plus fragiles et les plus épuisés. Solémène se demandait si ces Réfractaires avaient éprouvé les mêmes sentiments, les mêmes doutes qu’elle avant de choisir le tribunal ou la mort pour accepter l’inexorable réalité, à savoir que l’éternité s’acquiert dès l’instant où la vie fait définitivement sa révérence.

Pour Solémène, le sacrifice qu’elle s’apprêter à faire se justifiait par un nom : Jonas.

Soudain, une brusque envie de sentir sous ses doigts la peau diaphane et gelée de son amant la saisit. D’ici peu, les crocs de Jonas se planteraient dans sa carotide et il aspirerait son sang. Elle sentirait le liquide gluant de la vie quitter son corps. Devenir un vampire, savourer l’éternité, ne plus lutter inutilement au nom de la Cause, voilà ce à quoi elle aspirait. Ces pensées apparaissaient peut-être comme crapuleuses, mais Solémène s’en fichait.

Le commando avançait toujours, se rapprochant à chaque pas de la mission.


Solémène avait rencontré Jonas, lors d’une soirée branchée dans une boîte de Luna Road. Cette rue appartenait au quartier neutre de la ville, là où existait une trêve entre les humains et les vampires. Chacun devait impérativement mettre de côté ses haines sans quoi il se faisait descendre par la milice locale. Assis, côte à côte au comptoir de la Fonderie, Solé sirotait une tequila et lui un Whisky. Ils échangèrent plusieurs regards avant de comprendre que leur rencontre irait bien plus loin qu’un simple échange de paroles conviviales, et qu’elle dépasserait les limites de l’acceptable. Le dernier coup d’œil l’avait définitivement conquise. Elle s’était laissé volontairement embrasser par le gris métallisé de ces iris dont l’étincelle acérée piqua à vif son cœur. Le charme n’eut aucun sal à opérer, et sous cette froideur typiquement vampirique, Solémène avait cru déceler un semblant d’humanité, comme si l’âme du Jonas habitait toujours son enveloppe corporelle. Etonnés, un peu gênés, chacun fit mine de jouer l’indifférence, seulement, ils continuèrent de se regarder dans le miroir qui habillait le mur, derrière le zinc. Solémène avait pris soin de dévisager cette beauté diabolique, dotée d’un visage long aux traits fins et séduisants comme ceux d’une fille. Sa bouche blême réclamait d’être réchauffée par des baisers et Solémène avait décidé de se charger de cette mission, même si cela était contraire à son grade. Aveuglée par ses sentiments, elle s’était retrouvée collée à lui en un éclair, l’embrassant fougueusement. Il ne l’avait pas repoussé. Au contraire, il l’avait enlacé et serré très fort contre lui, si fortement qu’elle aurait pu sentir les battements de son cœur si ce dernier en avait eu un.

Dès cet instant commença une relation clandestine.

Entre leurs sauvages ébats, ils refaisaient le monde, philosophant, construisant la société parfaite où humains et immortels formeraient ensemble un tout uni et heureux. Ces interminables discours les plongeaient dans une euphorie si agréable que Solémène se sentait étrangement vivre, être une personne unique avec ses propres pensées, ses rêves et ses désirs. Leur union s’opposait aux aspirations de la Cause et de la Mort, mais elle sonnait vraie, et c’est de vérité dont ils voulaient vivre.

Dès lors, leur seule obsession était de fuir le plus loin possible. Mais pour vivre ensemble le plus longtemps possible, Solémène choisit d’offrir sa vie à la Mort et de devenir une semblable de Jonas. Mais cette décision émergea après une longue réflexion, car deux choix pesait dans la balance : le rêve d’une immortalité vivante mais inaccessible et une immortalité vampirique mais bien réelle. Au final, la seconde pesa plus lourd. Bien évidemment, se métamorphoser en vampire se ferait ni en douceur ni sans douleur. Jonas l’avait mise en garde sur les conséquences qu’occasionnait parfois le passage de l’état de vivant à celui de mort-vivant. Mourir pour revivre qu’à moitié entraînait chez de nombreux vampires un bouleversement psychologique ; certains même devenaient fous au point de mettre définitivement fin à leur existence. Selon Jonas, le plus dur était de se nourrir, du jour au lendemain, de sang humain. Malgré cette perspective ragoûtante, Solémène accepterait ce sacrifice, ne serait-ce que pour être près de lui.


Les doigts qui pincèrent son épaule droite, l’arrachèrent tout de suite de ses pensées. C’était encore Arnold qui s’acharnait à la remettre dans le droit chemin. D’ailleurs, les sourcils froncés de son ami l’alertèrent.

– T’as vraiment pas l’air dans ton assiette. J’espère que tu couves pas une saloperie. Les autorités sanitaires ont signalé cet après-midi la présence d’un nouveau virus. Encore un cadeau de ces terroristes. L’attentat a été revendiqué par un groupuscule originaire d’un pays au nom indisable…

– Imprononçable ! Au nom imprononçable.


– Si tu veux, pour moi c’est la même chose. Tout ce que je souhaite, c’est que tu ne l’aies pas chopé.

– T’inquiète pas, Arnold. Je suis résistante.

Ils arrivèrent deux minutes plus tard au pied des anciens entrepôts DAVIX, désormais abandonnés aux rats et aux vampires, de nouveaux propriétaires envahissants et dont la présence se remarquait par cette tenace odeur de sang séché. Solémène haïssait cet endroit à l’instar des centaines d’autres qui occupaient le Centre. Pourtant d’ici peu, elle respirerait cette atmosphère âcre comme un humain hume l’air pur de la campagne.

La porte métallique qui fermait autrefois l’endroit ne ressemblait plus qu’à une feuille de fer rouillée. Retenue par un unique gond, elle couina lorsque Malcom la tira vers lui. En file indienne, le commando Réfractaire pénétra dans l’antre des vampires, et Solémène admira ce qui serait bientôt son chez elle. Ce n’était plus qu’un lugubre squelette de métal, privé de sa peau en verre. Le vent s’y engouffrait avec fureur et fit frissonner tous les membres de l’équipe.

Tous prirent soudain conscience qu’ils avaient fait irruption dans un monde qui n’était plus le leur et que s’ils ressortaient de là vivants, ils pourraient s’en enorgueillir. Dotés de lunettes infrarouges, ils parvenaient à distinguer un peu plus nettement les lieux, à repérer les recoins susceptibles d'abriter un ennemi ou de se cacher soi-même. Malcom lança ses dernières recommandations avant que le groupe ne se divise pour prendre position aux endroits qui leur paraissaient stratégiques. Le cœur à ses sentiments, Solémène fit preuve d’une grande maîtrise de soit pour garder la tête froide et agir comme une bonne Réfractaire.

Elle hocha affirmativement aux ordres et rampa jusqu’à sa cachette. Elle guetta l’arrivée de Jonas, impatiente comme une amoureuse, anxieuse comme une traîtresse qui craint l’instant fatidique où l’on découvrira sa véritable nature. Elle jeta un coup d’œil à la flèche d’argent installée sur l’arbalète, prête à percer le cœur de Jonas, seulement pour la première fois, elle n’atteindrait pas sa cible, elle ne servirait même pas, car Solémène ne tirerait pas.

Des rats passèrent devant ses yeux à toute vitesse comme affolés. Un danger venait-il?

Des rires.

Des voix.

Des pas.

Elle le vit surgir au détour d’un poteau, accompagné d’autre Chevaliers de la Mort, dont elle ne parvenait pas à distinguer les traits. Perturbée par cet imprévu, Solémène se remémora la conversation qu’elle avait eue avec Jonas, deux jours plus tôt :

– Jonas, le Grand Conseil m’a confié une mission. Je t’achèverais après-demain.

– Ah, bon ! Et qu’envisages-tu de faire ?

– Sûrement pas de te tuer. Je crois que le moment est venu pour nous de quitter nos clans respectifs, qu’en dis-tu ?

Elle avait attendu plusieurs minutes avant qu’il ne lui réponde.

– Dans ce cas, nous le ferons dans deux jours, devant tes amis.

– Et les tiens, ajouta-t-elle.

– Non ! Je viendrai seul au faux rendez-vous que m’a fixé Kanul.

– Seul contre un commando…

Mais il lui avait empêché d’aller plus loin, et ils n’abordèrent plus le sujet.


Pourquoi avait-il changé d’avis sans la prévenir ? Solémène sentit brusquement la situation lui échapper. Son palpitant martelait ses côtes de plus en plus vite. La moiteur gagnait ses sains qui tremblaient, trahissant son état de panique irraisonnée. L’assurance et la détermination malgré leur force ne réussissaient pas à taire cette peur qui se présentait à sa conscience et qui cherchait à la déstabiliser.

Subitement, comme prise de folie, elle se leva et dévoila sa présence à Jonas et sa horde de vampires. La scène se figea comme un film en position arrêt.

Les regards ébaubis et choqués des Réfractaires brûlaient la racine de ses cheveux ramassés en chignon. Quant aux vampires, ils la dévisageaient de leurs yeux sombres et inhumains. Jonas, seul, osait afficher ce sourire à mi-chemin entre l’amusement et la victoire.

« Solé ! » hurla Arnold d’une voix déchirante de désespoir.

Elle le laissa crier. Sourde elle était devenue. Sourde elle resterait.

Les Réfractaires, la Cause. Il fallait qu’elle commence à les oublier, qu’elle les considère tous comme des étrangers.

« Solémène ! Qu’est-ce que tu fous ? »

Les hurlements incessants d’Arnold l’agaçaient au point d’éprouver le désir de le claquer, mais le regard noir de Jonas l’obnubilait tellement que ses fonctions ne réagissaient plus.

« Viens, Solémène ! »

« Tue-le ! » ordonna Malcom dans son dos.

Solémène fit volte-face, désireuse de contempler la déconfiture de ces anciens camarades.

« Non. Je ne peux pas. »

« Pourquoi? » demanda Arnold qui refusait de croire en l’évidence.

– J’ai frayé avec l’ennemi. Ça t’en bouche un coin, n’est-ce pas ?

« Impossible, je ne te crois pas capable d’un tel acte » bafouilla-t-il gauchement.

Arnold pleurait et cela ne la touchait pas. Elle regarda Malcom, le seul qui ne bronchait pas. S’attendait-il à ce dénouement?

– Et toi, Malcom, qu’en penses-tu?

– Tu es dans l’erreur, Solémène, et je le regrette sincèrement.

« Traîtresse! » hurla Arnold en pointant son arme sur elle puis sur Jonas. « Tu ne le tueras peut-être pas, mais moi je vais le faire… »

« Arrête ! » ordonna Malcom.

Il se passait quelque chose.

Une main marmoréenne glissait sur l’épaule du vampire, caressant le cuir noir de
sa redingote. Et dans un bruit d’étoffe, une silhouette gracile se dégagea de derrière Jonas. Elle avait l’apparence d’une toute jeune fille. D’amples vagues blondes couraient sur son long visage où deux grands yeux ronds de poupée les regardaient tous.

Solémène qui avait arraché ses lunettes à infrarouges et vit briller dans l’obscurité deux iris violets qui brillaient d’excitation.

De lointains souvenirs affluèrent dans l’esprit de Solémène.

« Magda… »

La petite bouche habillée d’un rouge à lèvre noir esquissa un diabolique petit sourire.

« Tu n’as donc pas oublié ta petite sœur » fit la jeune vampire.

– C’est… C’est impossible! La Mort vous aviez fauché, toi et les parents. Deux ans après mon départ de la maison.

Magda secoua la tête positivement, et déclara :

– Deux choix m’ont été offerts. Mourir ou vivre comme un vampire. Je n’ai pas hésité un seul instant à choisir la seconde option. Je savais que cela me permettait de te chercher et de te revoir, Solé. Ma sœur adorée. Je ne voulais pas disparaître aussi facilement de la surface de la Terre.

– Tu n’aurais jamais dû accepter !

– Ah ! Et pourquoi ? N’es-tu pas en train de faire le même choix que moi ?

– Ce n’est pas pareil ! J’ai lutté, moi ! Avant de faire ce choix, avant de réaliser que toute cette guerre allait nuire à mon amour.

– Et que vas-tu faire, maintenant ? Refuser ce que Jonas et moi te proposons ? Ne désires-tu plus vivre pour l’éternité avec ton amant et ta petite sœur que tu imaginais disparue? N’est-ce pas merveilleux de pouvoir ainsi nous retrouver ?

Solémène n’eut pas le temps de dire non que déjà son doigt appuyé sur le déclencheur de son arbalète.

La flèche en argent fendit l’air, déchira la dentelle noire du bustier, perça la peau d’albâtre et poignarda le cœur glacé de Magda. Pas une goutte de sang ne jaillit, seule une fumée blanchâtre s’échappa du trou laissé par la flèche. Le corps s’affala dans un bruit sourd et se consuma plus rapidement qu’une bûche dans l’âtre. À peine, les esprits furent-ils remis de cette scène digne des tragédies classiques que les compagnons de Solémène trouèrent de leurs munitions argentées les Chevaliers de la Mort, Jonas y compris. En quelques secondes, la combustion spontanée emporta tous les vampires dans les limbes de la Mort, un royaume dont on ignorait tout et que Solémène comme ses semblables refusaient d’imaginer.

Le silence retomba, emmenant dans son sillage le poids de la culpabilité de Solémène. Elle réalisait brusquement qu’elle avait depuis le début fait preuve d’idiotie. Elle sentait leurs regards la darder et elle n’avait nullement besoin de se retourner pour s’en persuader. Mais elle ne leur reprochait pas d’agir ainsi puisqu’elle reconnaissait avoir pêché, et pour son crime, elle accepterait d’être châtiée.

Des pas s’approchèrent. Une main se glissa dans la sienne.

– Rentrons. La Mort vient à nouveau de perdre une victoire.

– Et moi, je suis perdue, Malcom.

– Ne dis pas cela. Tu viens juste de traverser un moment de faiblesse. Ça peut arriver à tout le monde. La trentaine est un cap difficile pour chaque Réfractaire.

– Ne dis pas de sottise.

– Je sais de quoi je parle, Solémène. J’ai moi-même vécu cette période d’incertitude où la Cause me semblait absurde et où j’aspirais à tout plaquer pour mener une existence proche de celle de mes parents. Je voulais devenir un lâche. Moi ! Te rends-tu compte ?

– Qu’est-ce qui t’a fait rester, alors ?

– Vous tous. Qui vous aurez surveillé ?

Il éclata de rire et Solémène se contenta d’un maigre sourire, encore choquée d’avoir réussi à traverser cette tempête personnelle.

– Tu es humaine. Et si ta cervelle et ton cœur étaient dénués de tout sentiment, cela signifirait que tu n’es qu’une machine. Ce qui est loin d’être le cas, n’est-ce pas ?

Solénène opina.

– Il est maintenant temps de rentrer au QG, ne crois-tu pas ?

« Si en effet » fit-elle en jetant par-dessus son épaule un regard en direction des deux petits monticules de cendres.

« Vous deux, ramassez les tas qui sont là ! » commanda Malcom à deux soldats. « Ils sont pour Solé. »

« T’es fou ! » s’écria-t-elle.

– Ne te tracasse pas. Personne ne viendra te chicaner pour si peu. Entre nous, je possède aussi une urne, remplie des cendres d’une vampire qui m’était chère. Il est important de se souvenir d’eux, même s’ils appartenaient à la Mort. Ta sœur comme Jonas ont prouvé que les vampires possèdent encore un résidu d’âme, et que notre lutte n’est pas totalement veine. Surtout, essaie de les pardonner pour leurs choix, car c’était davantage un sacrifice qu’une aubaine.

Des larmes perlaient sur les cils de Solémène et les sanglots la firent hoqueter.

Malcom la couvait d’un regard paternel et dans un élan d’affection, elle lui sauta au cou, enfouissant son visage dans le creu de son épaule. Les bras de cet homme qui aurait pu être son père, s’enlacèrent autour de sa taille, et ils restèrent ainsi, l’un contre l’autre, quelques instants avant de repartir.


Neuvième jour du Printemps de l’an 2853


Malgré les quelques heures de sommeil, mon esprit est enfin plus clair. Je regrette mon geste de la veille, et toute forme de haine a disparu en moi. Je crois que ce sont les paroles de Malcom qui m’ont aidé à tenir le coup. D’après lui, je n’aurai que quelques jours de suspension pour irrespect et manquement aux ordres. Il m’a assuré avoir plaidé ma cause, pourtant je ne lui en demandais pas tant. Quitter l’armée Réfractaire ne m’aurait pas gênée… Enfin, j’imagine que oui.

Désormais, il me faudra vivre avec ce douloureux secret, faire croire aux jeunes que notre mission est simple que les sentiments n’existent pas. Quelle ironie !

J’ai fait graver les noms de Magda et de Jonas sur les urnes.


Et voilà que je recommence à noircir tes pages, mon cher journal !

Auteur : Sophie Goasguen

Illustration : Nouvelle vie de Anakkyn.

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