Arthur Rimbaud

Illustration : Etienne Carjat - 1872

LA VIE D’ARTHUR RIMBAUD (1854-1891)
 
Né le 20 Octobre 1854 à Charleville, dans les Ardennes, il vit avec ses parents, son frère et ses 2 sœurs. Son père, militaire abandonne sa famille. Sa mère devient autoritaire pour que ses fils ne suivent pas l'exemple paternel.
Ecolier surdoué, il griffonne ses premiers écrits en 1865, et cumule tous les prix de rhétorique. Il devient ami avec le collégien Ernest Delahaye, qui lui restera toujours fidèle. En 1870, il se lie d'amitié avec son professeur, Georges Izambart. Ce dernier lui fera découvrir Rabelais, Victor Hugo et Théodore de Banville qu'il rêve de rencontrer et à qui il adresse ses poèmes. Le poète ne lui répond pas. En janvier 1870, la Revue publie ses premiers vers, tous écrits en latin. En juillet 1870 éclate la guerre entre la France et la Prusse qui l’horrifie. Son collège est fermé. Bouleversé, ses vers manifestent son état de révolte contre la guerre, notamment dans  " Le dormeur du val ".
Le 29 août, âgé de 16 ans, Rimbaud fugue à Paris en espérant assister à la chute du gouvernement impérial. Sa mère exige son retour à Charleville. Il revient, mais ne songe plus qu'à s'enfuir et fugue une seconde fois. Sa mère le fait ramener par la police. Rimbaud part pour Charleroi, puis à Bruxelles, enfin à Douai où il finira de recopier un recueil de 22 poèmes qu'il confiera à son ami Paul Demeny, jeune poète lui aussi.
 
Le 25 février 1871, Rimbaud effectue sa troisième fugue à Paris où il erre, sans argent, une quinzaine de jours. Il apprend avec allégresse la mise en place de la Commune de Paris. Ses poèmes expriment sa vive passion communarde. Il décide de s'encanailler. Il déclare : " Je veux être poète, et je travaille à me rendre voyant. Il s'agit d'arriver à l'inconnu par le dérèglement de tous les sens ". Dans le même temps, il traverse une violente crise d'anticléricalisme ".
 
Puis Arthur fait la connaissance d'un autre grand poète, Paul Verlaine, issu d'une famille bourgeoise, marié à Mathilde Mauté de Fleurville, et père d'un enfant. Verlaine décide de faire venir Rimbaud à Paris en septembre 1871 et l’héberge chez les parents de son épouse. Les logeurs, scandalisés par les allures grossières et insultantes de Rimbaud, le mettent à la porte.
Verlaine le conduit chez des amis poètes créateurs du " Cercle zutique ". Ils boivent, rient et chantent, mais Rimbaud, jugé trop agressif et maussade, se fait rejeter.
 
En 1872, Rimbaud et Verlaine, devenus très amis, hantent les cafés du Quartier Latin, mènent ensemble une vie dissolue qui provoque la colère de l'épouse de Verlaine. Mathilde exige la rupture entre les deux hommes puis demande une séparation de corps et de biens. Rimbaud retourne dans les Ardennes, se meurt d'ennui, et décide de partir en Belgique. A son tour Verlaine s'enfuit pour le retrouver à Bruxelles où ils fréquentent les proscrits de la Commune. Puis les deux amis s'embarquent pour l'Angleterre. Ils étudient l'anglais, donnent quelques cours de français, errent dans les faubourgs de Londres et leur misère va en s'accroissant. Leur liaison devient de plus en plus difficile, car ils s'adonnent à la boisson. L'épouse de Verlaine veut arracher son mari " des griffes de ce démon ". Le poète maudit retourne dans les Ardennes, et se cloître dans le grenier pour rédiger : " Une saison en enfer ". Il se promène aussi avec son ami Delahaye. Puis Verlaine se réconcilie avec Rimbaud. Ils repartent ensemble pour Londres. Mais des querelles de plus en plus fréquentes éclatent entre eux. Verlaine parle de se suicider. Ils se retrouvent à Bruxelles. Là, Verlaine, exaspéré et éméché, tire deux coups de pistolet sur son ami, le blessant légèrement au poignet. Bien que Rimbaud retire sa plainte, Verlaine est condamné à deux ans de prison fermes, surtout à cause de son homosexualité.
 
Arthur retourne chez sa mère et termine : " Une saison en enfer ".
Fin 1873, Rimbaud retrouve Germain Nouveau, ancien poète zutique. Il écrit : " Illuminations ". Puis Nouveau le repousse.
 
En 1875, Rimbaud part pour l’Allemagne et trouve un emploi de précepteur, mais pour très peu de temps. Le poète espère s'embarquer pour l'Afrique. En 1876, il se rend à Vienne où il se fait dévaliser, puis expulser par l'Autriche. Il voyage beaucoup à travers l’Europe, puis s'étant engagé un temps dans la Légion étrangère, il séjourne à Sumatra, Java, au Cap, Sainte-Hélène, les Açores, etc...
Mais il ne se trouve bien nulle part, et rêve toujours de nouvelles évasions.
 
En 1878, il s'embarque pour Alexandrie, puis à Chypre où il trouve un emploi de chef de chantier dans une maison française, puis la fièvre le prend. En 1879, il est rapatrié chez sa mère. Le poète déclare qu'il ne songe plus à la littérature, mais à de lointains départs.
 
En 1880, il retourne à Chypre, puis en Egypte, à Aden, dans le désert à Harrar où il travaille pour le compte de la Maison Bardey ( commerce de peaux et de café ) et revient à Aden.
 
En 1884, la maison Bardey monte une nouvelle affaire et engage Rimbaud jusqu'à la fin de l'année. Des témoins précisent qu'il aurait vécu maritalement avec une Abyssine ramenée de Harrar. En 1885, il s'engage dans une affaire d'importation d'armes et connaît, durant ses dernières années, des démêlés avec Ménélik roi du Choa.
 
En 1891, à 37 ans, atteint par le cancer et la syphilis, il est rapatrié à Marseille où il décède.
              
 
LA POESIE DE RIMBAUD

Ce jeune poète est l'objet d'une mythologie toujours vivace aujourd'hui. A l'image du génie précoce, s'est superposée celle de l'aventurier abandonnant la Littérature très tôt pour voyager à travers le monde.
Virtuose de la composition des vers latins, il écrit son premier poème: " Les étrennes des orphelins " en 1869.
Ses principaux poèmes ont été composés entre 1870 et 1875, entre 16 et 21 ans.

Rimbaud connut un bouleversement esthétique radical qui s'exprima principalement dans deux lettres, la première étant adressée à Izambart, et la seconde à Paul Demeny, traditionnellement appelée " Lettre du voyant " ( 15Mai 1871 ). Soulignant que " la première étude de l'homme qui veut être poète est sa propre connaissance entière, il rompit avec toute la poésie traditionnelle en découvrant que " Je est un autre " et que l'on peut, par un " long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens ", rejoindre au-delà de la conscience individuelle, le moi profond et l'unité cosmique.

Après sa liaison orageuse et passionnée avec Verlaine qui s'achève en 1873, Rimbaud écrit : " Une saison en enfer ". " L'enfer traversé par le poète est une " saison " transitoire au terme de laquelle il renonce aux rêves absolus de l'adolescence. Déçu dans ses ambitions, il découvre soudain le monde de la maturité. La " saison " est une oeuvre d'exorcisme.
Il écrit ensuite: " Les illuminations " de 1873 à 1875.
Ces deux oeuvres constituèrent en quelque sorte son testament littéraire, et en même temps son inscription dans la modernité.

Conclue par un silence qui a entraîné de nombreuses interprétations, l’œuvre brève de Rimbaud a influencé le symbolisme, avant d'être saluée par les surréalistes. Reconnue par ces derniers comme l'un des précurseurs de leur remise en cause dans la culture européenne. Son oeuvre est l'une des sources majeures de la mutation poétique moderne.
 
 
LES OEUVRES D’ARTHUR RIMBAUD
 
Jeune prodige, Rimbaud écrit ses oeuvres entre 16 et 21 ans. Il a commencé par écrire des vers en latin. Puis il a écrit toute une série de poèmes en 1870 et 1871 sous forme d'alexandrins, dont voici des extraits:
 
A )  POEMES
 
* SENSATION
 
Par les soirs bleus d'été, j'irai dans les sentiers,
Picoté par les blés, fouler l'herbe menue ;
Rêveur, j'en sentirai la fraîcheur à mes pieds.
Je laisserai le vent baigner ma tête nue.
 
Je ne parlerai pas, je ne penserai rien :
Mais l'amour infini me montera dans l'âme,
Et j'irai loin, bien loin, comme un bohémien,
Par la Nature, - heureux comme avec une femme.

                                                                  Mars 1870
 
* OPHELIE

Sur l'onde calme et noire où dorment les étoiles
La blanche Ophélia flotte comme un grand lys,
Flotte très lentement, couchée en ses longs voiles...
- On entend dans les bois lointains des hallalis.
 
Voici plus de mille ans que la triste Ophélie
Passe, fantôme blanc, sur le long fleuve noir.
Voici plus de mille ans que sa douce folie
Murmure sa romance à la brise du soir.
 
Le vent baise ses seins et déploie en corolle
Ses grands voiles bercés mollement par les eaux ;
Les saules frissonnants pleurent sur son épaule,
Sur son grand front rêveur s'inclinent les roseaux.
 
Les nénuphars froissés soupirent autour d'elle ;
Elle éveille parfois, dans un aune qui dort,
Quelque nid, d'où s'échappe un petit frisson d'aile :
- Un chant mystérieux tombe des astres d'or.

                                                            15 Mai 1870
 
Il s'agit de la réécriture d'un récit connu : " l'Ophélie de Shakespeare ".
Dans ce poème, la jeune fille se métamorphose en un élément de la nature. Puis elle se transforme en un être surnaturel.
 
* LE  MAL

Tandis que les crachats rouges de la mitraille
Sifflent tout le jour par l'infini du ciel bleu;
Qu'écarlates ou verts, près du roi qui les raille,
Croulent les bataillons en masse vers le feu ;
 
Tandis qu'une folie épouvantable broie
Et fait de cent milliers d'hommes un tas fumant ;
- Pauvres morts ! dans l'été, dans l'herbe, dans ta joie,
Nature ! ô toi qui fis ces hommes saintement !...-
 
- Il est un Dieu, qui rit aux nappes damassées
Des autels, à l'encens, aux grands calices d'or ;
Qui dans le bercement des hosannah s'endort,
 
Et se réveille, quand des mères, ramassées
Dans l'angoisse, et pleurant sous leur vieux bonnet noir,
Lui donnent un gros sou lié dans leur mouchoir!

                                                                 1870
 
* LE  DORMEUR  DU  VAL

C'est un trou de verdure où chante une rivière
Accrochant follement aux herbes des haillons
D'argent ; où le soleil, de la montagne fière,
Luit : c'est un petit val qui mousse de rayons.
 
Un soldat jeune, bouche ouverte, tête nue,
Et la nuque baignant dans le frais cresson bleu,
Dort ;  il est étendu dans l'herbe, sous la nue,
Pâle dans son lit vert où la lumière pleut.
 
Les pieds dans les glaïeuls, il dort. Souriant comme
Sourirait un enfant malade, il fait un somme :
Nature, berce-le chaudement: il a froid.
 
Les parfums ne font pas frissonner sa narine ;
Il dort dans le soleil, la main sur sa poitrine
Tranquille. Il a deux trous rouges au côté droit.

                                                              Octobre 1870
 
Il s'agit d'un réquisitoire indirect contre la guerre, traitant du thème de la jeunesse foudroyée. C'est une évocation lyrique de ce que la guerre supprime, le droit de vivre, le droit de jouir de ce que la nature nous offre, et tous les plaisirs des sens.
 
* MA  BOHEME

Je m'en allais, les poings dans mes poches crevées;
Mon paletot aussi devenait idéal ;
J'allais sous le ciel, Muse ! Et j'étais ton féal ;
Oh ! là là ! que d'amours splendides j'ai rêvées !
 
Mon unique culotte avait un large trou.
- Petit-Poucet rêveur, j'égrenais dans ma course
Des rimes. Mon auberge était à la Grande-Ourse.
- Mes étoiles au ciel avaient un doux frou-frou
 
Et je les écoutais, assis au bord des routes,
Ces bons soirs de septembre où je sentais des gouttes
De rosée à mon front, comme un vin de vigueur ;
 
Où, rimant au milieu des ombres fantastiques,
Comme des lyres, je tirais les élastiques
De mes souliers blessés, un pied contre mon cœur!

                                                                   1870
 
Ce poème évoque les fugues de Rimbaud en 1870. Il prend conscience des virtualités de son mythe et construit sa légende d'enfant vagabond. On y retrouve les thèmes de la révolte, l'attrait du voyage, l'enfant orphelin, le choix de la pauvreté, les amours inventées, la mère-nature, la poésie comme destin.
 
* L'ETOILE  A  PLEURE  ROSE

L'Etoile a pleuré rose au cœur de tes oreilles,
L'infini roulé blanc de ta nuque à tes reins ;
La mer a perlé rousse à tes mammes merveilles
Et l'Homme saigné noir à ton flot souverain.

                                                             1871

Il s'agit d'un quatrain isolé, énumérant les parties du corps féminin et les associant à des termes cosmiques.
Il dénonce les souffrances imposées à l'Homme par la Femme.
 
B )  DERNIERS  VERS (1872)
 
En septembre 1871, Rimbaud part pour Paris, où l'attendent Verlaine et ses amis. Il est d'abord logé chez les beaux-parents de Verlaine, puis ceux-ci le chassent, étant devenu indésirable par sa grossièreté et son insolence. Rimbaud n'en est pas mécontent ; il préfère le cadre neutre des chambres sordides. Tout en se laissant couler dans le fleuve houleux de la vie parisienne, le poète aime retrouver un havre solitaire ; c'est là qu'il entend recueillir  les fruits de son " long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens ". La tentative de " voyance ", envisagée à Charleville,  trouve à Paris un terrain propice à son épanouissement. Rimbaud s'entraîne à " l'hallucination simple ", connaît l'enivrante compagnie de l'absinthe, le haschisch, découvre le vertige de son érotique attachement à Verlaine. Les poèmes que Rimbaud compose au printemps 1872 sont des sortes de chansons, des hymnes ténébreux et limpides. Il veut désormais nommer une réalité fugitive, presque météorique. Il s'émancipe des lois de la pensée rationnelle, ainsi que des règles de la classification classique.
Le poète, qui commence à endurer les souffrances de son orageuse amitié avec Verlaine, blâme les " désordres vains " qui rongent sa vie. Les derniers vers de Rimbaud ont le ton sincère du renoncement à l'insolence juvénile.
 
* LE  PAUVRE SONGE

Peut-être un soir m'attend
Où je boirai tranquille
En quelque vieille Ville,
Et mourrai plus content :
Puisque je suis patient !
 
Si mon mal se résigne,
Si j'ai jamais quelque or,
Choisirai-je le Nord
Ou le Pays des Vignes ? ...
- Ah ! songer est indigne
 
Puisque c'est pure perte !
Et si je redeviens
Le voyageur ancien,
Jamais l'auberge verte
Ne peut bien m'être ouverte.

                                      1872
 
* CHANSON  DE  LA  PLUS  HAUTE  TOUR

Oisive jeunesse
A tout asservie,
Par délicatesse
J'ai perdu ma vie.
Ah ! Que le temps vienne
Où les cœurs s'éprennent.
 
Je me suis dit : Laisse,
Et qu'on ne te voie:
Et sans la promesse
De plus hautes joies.
Que rien ne t'arrête,
Auguste retraite.
 
J'ai tant fait patience
Qu'à jamais j'oublie ;
Craintes et souffrances
Aux cieux sont parties.
Et la soif malsaine
Obscurcit mes veines.
 
Ainsi la Prairie
A l'oubli livré,
Grandie, et fleurie
D'encens et d'ivraies
Au bourdon farouche
De cent sales mouches.
 
Ah ! Mille veuvages
De la si pauvre âme
Qui n'a que l'image
De la Notre-Dame !
Est-ce que l'on prie
La Vierge Marie ?
 
Oisive jeunesse
A tout asservie,
Par délicatesse
J'ai perdu ma vie.
Ah ! que le temps vienne
Où les cœurs s'éprennent!

                                       Mai 1872
 
Poème présenté comme une chanson. Il fait allusion à la prison de l'amour ( pensant à Verlaine et à son épouse ), puis à son retour dans les Ardennes où il a pris sa retraite. Cet exil a favorisé l'oubli, mais aussi la tentation de la " soif malsaine ".
Puis il compare le destin du poète à celui d'une prairie laissée à l'abandon. Enfin il fait allusion à Verlaine, qui, à sa sortie de prison, trouve un recours dans la religion.
 
* L’ETERNITE

Elle est retrouvée.
Quoi ? - L'Eternité.
C'est la mer allée
Avec le soleil.
 
Âme sentinelle
Murmurons l'aveu
De la nuit si nulle
Et du jour en feu.
 
Des humains suffrages,
Des communs élans
Là tu te dégages
Et voles selon.
 
Puisque de vous-seules,
Braises de satin,
Le Devoir s'exhale
Sans qu'on dise : enfin.
 
Là pas d'espérance,
Ni d'orietur.
Science avec patience,
Le supplice est sûr.
 
Elle est retrouvée.
Quoi ? - L'Eternité.
C'est la mer allée
Avec le soleil.

                         Mai 1872
 
 
* Ô SAISONS  Ô CHATEAUX

Ô saisons, ô châteaux,
Quelle âme est sans défaut ?
 
Ô saisons, ô châteaux,
 
J'ai fait la magique étude
Du Bonheur que nul n'élude.
 
Ô vive lui, chaque fois
Que chante son coq gaulois.
 
Mais je n'aurai plus d'envie,
Il s'est chargé de ma vie.
 
Ce charme ! il prit âme et corps,
Et dispersa tous efforts.
 
Que comprendre à ma parole ?
Il faut qu'elle fuie et vole !
 
Ô saisons, ô châteaux !
 
Et, si le malheur m'entraîne,
Sa disgrâce m'est certaine.
 
Il faut que son dédain, las !
Me livre au plus prompt trépas !
 
- Ô saisons, ô châteaux !

                                  1872
 
Les " saisons " sont les mouvements successifs de la vie, le temps qui passe. Les " châteaux " sont les rêves, les ambitions.
L'âme doit se résigner au temps qui s'écoule, aux rêves qui s'écroulent.
 

C )  UNE  SAISON  EN  ENFER  (1873)
 
" Une saison en enfer " est la seule oeuvre que Rimbaud ait lui-même publiée de son vivant. Elle a été et reste l'objet de maintes controverses. On a longtemps voulu voir dans cette oeuvre " l'adieu " définitif de Rimbaud à la littérature. Bien que Rimbaud ait eu soin, à la fin de son texte, de spécifier " avril-août 1873 ", quelques critiques restent sceptiques sur la date de sa composition.
La " saison en enfer " établit un bilan d'ordre esthétique. Rimbaud constate l'échec de son entreprise de " voyant ". Le poète s'efforce de se libérer du passé, pour épouser- tant sur le plan vital que littéraire - de nouvelles formes de libertés. Les pouvoirs surnaturels que Rimbaud croyait détenir sont devenus illusoires. Il lui faut maintenant river ses rêves à la terre.
" L'enfer " traversé par Rimbaud est une " saison" transitoire  au terme de laquelle il renonce aux rêves absolus de l'adolescence. Déçu dans ses ambitions, il découvre soudain le monde de la maturité qui évide et qui tue. C'est une oeuvre d'exorcisme, écrite sous forme de prose poétique mélangée à des vers non classiques.
 
* MAUVAIS  SANG

" J'ai de mes ancêtres gaulois l’œil bleu blanc, la cervelle étroite, et la maladresse dans la lutte. Je trouve mon habillement aussi barbare que le leur. Mais je ne beurre pas ma chevelure.
Les Gaulois étaient les écorcheurs de bêtes, les brûleurs d'herbes les plus ineptes de leur temps.
D'eux, j'ai : l'idolâtrie et l'amour du sacrilège ; - Oh ! Tous les vices, colère, luxure, - magnifique, la luxure; - surtout mensonge et paresse.
J'ai horreur de tous les métiers. Maîtres et ouvriers, tous paysans, ignobles. La main à plume vaut la main à charrue. - Quel siècle à mains ! - Je n'aurai jamais ma main. Après, la domesticité mène trop loin. L'honnêteté de la mendicité me navre. Les criminels dégoûtent comme les châtrés : moi, je suis intact, et ça m'est égal.
Mais ! Qui a fait ma langue perfide tellement, qu'elle ait guidé et sauvegardé jusqu'ici ma paresse ? Sans me servir pour vivre même de mon corps, et plus oisif que le crapaud, j'ai vécu partout. Pas une famille d'Europe que je ne connaisse. - J'entends des familles comme la mienne, qui tiennent tout de la Déclaration des Droits de l'Homme. - J'ai connu chaque fils de famille. "

 
Rimbaud étale son goût pour la luxure et le sacrilège, son dégoût pour le travail honnête. C'est un auto-portrait au vitriol. Il justifie sa paresse.
Le poète se voit comme le produit d'un déterminisme racial ( gaulois ) et social ( la classe ouvrière )
 
* FAIM

Si j'ai du goût, ce n'est guère
Que pour la terre et les pierres.
Je déjeune toujours d'air,
De roc, de charbons, de fer.
 
Mes faims, tournez. Paissez, faims,
         Le pré des sons.
Attirez le gai venin
         Des liserons.
 
Mangez les cailloux qu'on brise ;
Les vieilles pierres d'églises ;
Les galets des vieux déluges,
Pains semés dans les vallées grises.

 
* NUIT  DE  L’ENFER (EXTRAIT)

" J 'ai avalé une fameuse gorgée de poison. - Trois fois béni soit le conseil qui m'est arrivé ! - Les entrailles me brûlent. La violence du venin tord mes membres, me rend difforme, me terrasse. Je meurs de soif, j'étouffe, je ne puis crier. C'est l'enfer, l'éternelle peine ! Voyez comme le feu se relève ! Je brûle comme il faut. Va, démon !
J'avais entrevu la conversion au bien et au bonheur, le salut. Puis décrire la vision, l'air de l'enfer ne souffre pas les hymnes !  C'était des millions de créatures charmantes, un suave concert spirituel, la force et la paix, les nobles ambitions, que sais-je ?
Les nobles ambitions !
Et c'est encore la vie ! - Si la damnation est éternelle ! Un homme qui veut se mutiler est bien damné, n'est-ce-pas ? Je me crois en enfer, donc j'y suis. C'est l'exécution du catéchisme. Je suis esclave de mon baptême. Parents, vous avez fait mon malheur, et vous avez fait le vôtre. Pauvre innocent !  L'enfer ne peut attaquer les païens.
C'est la vie encore ! Plus tard, les délices de la damnation seront plus profonds. Un crime, vite,  que je tombe au néant, de par la loi humaine."

 
ADIEU (EXTRAIT)

" Oui, l'heure nouvelle est au moins très sévère.
Car je puis dire que la victoire m'est acquise : les grincements de dents, les sifflements de feu, les soupirs empestés se modèrent. Tous les souvenirs immondes s'effacent. Mes derniers regrets détalent, - des jalousies pour les mendiants, les brigands, les amis de la mort, les arriérés de toutes sortes. - Damnés, si je me vengeais !
Il faut absolument être moderne.
Point de cantiques : tenir le pas gagné. Dure nuit ! Le sang séché fume sur ma face, et je n'ai rien derrière moi, que cet horrible arbrisseau !...Le combat spirituel est aussi brutal que la bataille d'hommes; mais la vision de la justice est le plaisir de Dieu seul.
Que parlais-je de main amie ! Un bel avantage, c'est que je puisse rire des vieilles amours mensongères, et frapper de honte ces couples menteurs, - j'ai vu l'enfer des femmes là-bas ; - et il me sera loisible de " posséder la vérité dans une âme et un corps ".

 
D ) ILLUMINATIONS (1873- 1875)
 
Les " Illuminations " ont le voile mystérieux de l'énigme. On s'interroge sur la date réelle de leur écriture. Certains pensent qu'elles ont été écrites en 1872, d'autres en 1878. Dans " Illuminations", Rimbaud fait  jaillir son poème du passage douloureux de l'ombre à la lumière, de la blessure à la lucidité. La plupart de ces poèmes, composés en prose, chantent un état de transition, équilibre précaire entre la montée de l'espoir et sa retombée brutale, entre le fabuleux instinct de mort et l'éclair soudain de la délivrance. Le titre: " Illuminations " a été diversement expliqué. Pour Verlaine, il signifie des " gravures colorées ". Quoi qu'il en soit, ce mot est anglais.
Il est proche du sens " enluminures " ou simplement " d'images ", mais fait également songer à des textes " illuminés ".
 
* ANTIQUE

" Gracieux fils de Pan ! Autour de ton front couronné de fleurettes et de baies, tes yeux, des boules précieuses remuent. Tachées de lies brunes, tes joues se creusent. Tes crocs luisent. Ta poitrine ressemble à une cithare, des tintements circulent dans tes bras blonds. Ton cœur bat dans ce ventre où dort le double sexe. Promène-toi, la nuit, en mouvant doucement cette cuisse, cette seconde cuisse et cette jambe de gauche. "
 
* PHRASES

" J'ai tendu des cordes de clocher à clocher ; des guirlandes de fenêtre à fenêtre ; des chaînes d'or d'étoile à étoile, et je danse. "
 
" Le haut étang fume continuellement. Quelle sorcière va se dresser sur le couchant blanc ? Quelles violettes frondaisons vont descendre ? "
 
" Pendant que les fonds publics s'écoulent en fêtes de fraternité, il sonne une cloche de feu rose dans les nuages "
 
" Avivant un agréable goût d'encre de Chine, une poudre noire pleut doucement sur ma veillée. - Je baisse les feux du lustre, je me jette sur le lit, et tourné du côté de l'ombre, je vous vois, mes filles ! Mes reines ! "

 
* AUBE

" J'ai embrassé l'aube l'été.
Rien ne bougeait encore au front des palais. L'eau était morte.Les camps d'ombres ne quittaient pas la route du bois. J'ai marché, réveillant les haleines vives et tièdes, et les pierreries regardèrent, et les ailes se levèrent sans bruit.
La première entreprise fut, dans le sentier déjà empli de frais et blêmes éclats, une fleur qui me dit son nom. Je ris au wasserfall blond qui s'échevela à travers les sapins : à la cime argentée je reconnu la déesse.
Alors je levai un à un les voiles. Dans l'allée, en agitant les bras. Par la plaine, où je l'ai dénoncée au coq. A la grand'ville elle fuyait parmi les clochers et les dômes, et courant comme un mendiant sur les quais de marbre, je la chassais.
En haut de la route, près d'un bois de lauriers, je l'ai entourée avec ses voiles amassés, et j'ai senti un peu son immense corps. L'aube et l'enfant tombèrent au bas du bois.
Au réveil il était midi. "

 
Ce poème contribue à fournir une juste définition de la " voyance " de Rimbaud. A travers l'énergie déployée par l'enfant, double de l'auteur,  la " voyance " apparaît avant tout comme un travail, une activité consciente de l'imagination, s'opérant à travers l'écriture.
 
* BARBARE

" Bien après les jours et les saisons, et les êtres et les pays, Le pavillon en viande saignante sur la soie des mers et des fleurs arctiques ; ( elles n'existent pas )
Remis des vieilles fanfares d'héroïsme -  qui nous attaquent encore le cœur et la tête  - loin des anciens assassins -
- Oh  ! Le pavillon en viande saignante sur la soie des mers et des fleurs arctiques; ( elles n'existent pas )
Douceurs !
Les brasiers, pleuvant sur les rafales de givre; -  Douceurs ! - les feux à la pluie du vent de diamants jetée par le cœur terrestre éternellement carbonisé pour nous. - Ô monde ! -
( loin des vieilles retraites et des vieilles flammes, qu'on entend, qu'on sent, )
Les brasiers et les écumes. La musique, virement des gouffres et choc des glaçons aux astres.
Ô douceurs, ô monde, ô musique ! Et là, les formes, les sueurs, les chevelures et les yeux, flottant. Et les larmes blanches, bouillantes, - ô douceurs !  -  et la voix féminine arrivée au fond des volcans et des grottes arctiques.
Le pavillon..."

 
Le poème nous projette à la fin des temps, dans un au-delà du monde, dans un décor " arctique ";
Rimbaud a des visions d'Apocalypse. Puis la vision s'élargit vers la béatitude, jusqu'au sommet de l'extase mystique ( connotation érotique ), symbolisme sexuel dans " pavillon en viande saignante ". L’œuvre s'achève sur une fin ambiguë, peut-être une nouvelle rechute délirante.
 
* MARINE

Les chars d'argent et de cuivre -
Les proues d'acier et d'argent -
Battent l'écume -
Soulèvent les souches des ronces.
Les courants de la lande,
Et les ornières immenses du reflux
Filent circulairement vers l'Est,
Vers les piliers de la forêt. -
Vers les fûts de la jetée,
Dont l'angle est heurté par des tourbillons de lumière.

Auteur : Opaline Allandet

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