SHERIDAN LE FANU ET CARMILLA

Illustration :

INTRODUCTION :

Henry James, racontant l’arrivée du héros d’une de ses nouvelles chez des amis de province, précise que son personnage trouve « sur la table de chevet […] un roman de Sheridan Le Fanu, lecture idéale en cas d’insomnie ». Et l’écrivain malicieux d’ajouter que l’invité se retrouve à ce point envoûté par le livre qu’il en oublie l’heure du dîner…
C’est qu’à l’époque victorienne, le nom de Le Fanu, auteur d’un incontournable best-seller, Mon oncle Silas, était aussi connu que celui d’un Stephen King.
Carmilla voit le jour en 1871, soit vingt-six ans avant son illustre successeur, Dracula (1897). Cette longue nouvelle de Sheridan Le Fanu est un monument de la littérature vampirique. Bien que son intrigue soit située en Autriche, elle s’inscrit dans la tradition du roman gothique britannique, dont elle possède la plupart des caractéristiques : journal intime comme base de la narration, naïveté un peu forcée de l’héroïne/victime, cadre médiéval, sombre et mélancolique.


ELEMENTS DE BIOGRAPHIE :


Né le 18 août 1814 à Dublin, Joseph Sheridan Le Fanu doit son patronyme à ses origines huguenotes. Son père est pasteur et compte parmi ses ancêtres le dramaturge Sheridan. Le jeune garçon suit à douze ans ses parents dans un village du comté de Limerick, où son éducation se poursuit au contact d’une paysannerie superstitieuse, imprégnée de légendes. Presque sans efforts, il se lance dans la composition de ballades vantant les mérites de héros nationalistes, tout en devenant incollable en matière d’archéologie et de folklore irlandais.
En 1833, son père l’inscrit à l’université de Dublin qui lui ouvre peu après les portes de son magazine. Le jeune Le Fanu y publiera les premières moutures de ses meilleurs récits fantastiques. Ainsi, l’histoire intitulée « Passage de l’histoire secrète d’une comtesse irlandaise » préfigure-t-elle l’intrigue complexe du plus long roman de Le Fanu, Mon oncle Silas (1864). Ses études achevées, il s’inscrit au barreau de Dublin puis, brusquement, se tourne vers le journalisme.
En 1844, Le Fanu épouse Susan Bennett dont il aura trois enfants. Ils s’installent dans la maison du père de Susan à la mort de celui-ci. On remarque que c’est à partir du décès de sa femme en 1858 que l’écrivain se consacre exclusivement à une production d’écrits fantastiques. Il paraît trouver l’essence romantique d’histoires ne devant plus rien à la tradition classique du genre, mais obéissant à une fantasmatique personnelle.
Si Mon oncle Silas souffre de quelques longueurs, c’est bien parce qu’il s’agit là d’un des tout premiers thrillers, élaboré moins sur le modèle des romans noirs d’Ann Radcliffe que sous l’influence de ce que le genre gothique avait de meilleur aux yeux de Le Fanu. Notre auteur fut toujours plus à son aise dans la nouvelle ou le court roman – la novella, dont il fut le pionnier indéniable. Les meilleurs recueils de ses contes parus d’abord en revues, le Temple Bar ou le fameux All the Year Round de Charles Dickens, ont pour titres « Shalken le peintre » ou « Les Créatures du miroir ». Ce dernier texte est présenté comme un ensemble de récits ayant pour narrateur le Docteur Marcus Hesselius.
La fiction de Le Fanu est faite de hantises, elles-mêmes nourries des phobies croissantes du reclus de la grande maison de Merrien Square. L’écrivain devient ainsi, en quelque sorte, le héros de ses propres intrigues, l’expérimentateur des affolantes aventures des personnages qu’il invente. Il n’est dès lors pas surprenant que le meilleur de sa production, concentrée dans les dernières années de sa vie, soit l’œuvre d’un être hypersensible, basculant chaque jour davantage, aux dires de ses proches, dans la terreur d’une mort atroce tel un héros d’Edgar Poe.
Il est généralement admis que ses deux créations les plus abouties, contenues dans l’édition définitive du recueil Les Créatures du miroir (1872) sont la nouvelle « Thé vert » et la novella intitulée « Carmilla ». La première de ces histoires, qui inspira naguère à Ruth Rendell son roman Qui ne tuerait le mandarin ?, évoque la mésaventure horrifiante d’un homme d’église hanté par un singe invisible à tout autre, une créature venue de l’Enfer et qui va le conduire au suicide. La biographie de l’auteur incite à croire que l’anecdote ne doit à aucune recette du genre gothique, mais qu’elle relève de la crainte du blasphème et du châtiment divin. Le fils du pasteur trempe naturellement sa plume dans l’encre d’un puritanisme dont procède également « Carmilla ». Cette novella est donc née du combat de Le Fanu avec ses pires angoisses, alors que sa propre mort se profilait déjà par-delà les volets toujours clos de sa maison dublinoise.
Le propre fils de l’écrivain, Brinsley Le Fanu écrivit sur les conditions dans lesquelles les dernières œuvres de son père vinrent au monde : « Il n’écrivait plus que dans des cahiers, au cœur de la nuit, allongé sur son lit. Sur sa petite table de chevet brûlaient deux chandelles, et il laissait l’une d’elles allumée lorsqu’il s’abandonnait enfin au sommeil pour deux courtes heures. Puis, lorsqu’il s’éveillait vers deux heures du matin dans le décor de sa chambre aux meubles lourds et aux tentures menaçantes, il se préparait un peu du thé très fort qu’il absorbait en plus grande quantité durant la journée, et se remettait à écrire, dans ce temps mort de la vitalité humaine que guettent avec avidité les Puissances des Ténèbres.. » Et lorsque, le 7 février 1873, il passe de l’autre côté, l’écrivain ne fait en vérité que s’installer pour toujours au pays dont il parcourt déjà depuis longtemps les routes escarpées.


L’INTRIGUE DE CARMILLA :

Elevée en Styrie, une province autrichienne, la petite Laura tombe sous l’emprise de Carmilla dès l’âge de six ans. Une nuit, dans son château isolé au cœur d’un forêt, elle a une étrange vision.
Douze ans plus tard, une étrangère est accueillie au château et les deux jeunes femmes, qui ont l’impression de s’être déjà vues en rêve, ne tardent pas à devenir amies. La jeune narratrice, aussitôt prise au piège de son ingénuité et de la grande solitude dans laquelle elle vit au château de son père, reçoit comme un cadeau du Ciel l’arrivée de cette créature à la sensualité torride. Commence alors pour Laura une longue période d’attirance/ répulsion dont elle est probablement la seule à ne pas comprendre la teneur.
Le comportement de Carmilla se révèle étrange : elle ne se lève pas avant une heure de l’après-midi, ne mange pas, ne boit que du chocolat chaud, ne prie pas et a même une aversion pour les hymnes religieux… Sur ces entrefaites, un mal mystérieux s’abat sur la contrée. Plusieurs jeunes filles meurent quelques jours après avoir été visitées par un fantôme dans leur sommeil et avoir eu la sensation d’être étranglées. Tout le château en est extrêmement bouleversé, surtout Laura. La jeune fille connaît un affaiblissement croissant au fil du texte, qui fait craindre à son père qu’elle ne finisse par s’éteindre de consomption.
Sujette à des cauchemars récurrents sans pour autant en tirer les conclusions qui s’imposent d’ores et déjà au lecteur (partie CITATIONS) Laura se met à craindre pour la vie de Carmilla, alors qu’il n’y a pas lieu de le faire. Au contraire, après l’avoir vainement cherchée, on la retrouve le lendemain, assise devant sa coiffeuse comme si de rien n’était. On a tôt fait de conclure que Carmilla est somnambule.
Carmilla devient plus belle que jamais, avec son teint vermeil contrastant avec celui de Laura, toujours plus pâle. Inquiet, son père fait venir un médecin auquel elle raconte les effroyables visions qui l’obsèdent. Constatant qu’elle porte au cou une petite trace bleue, il ordonne de ne plus la laisser seule car il y va de sa vie.
Quelque temps plus tard, Carmilla disparaît définitivement. On la retrouve dans une très ancienne tombe, à Karnstein, non loin du château où demeuraient Laura et son père ; il s’agissait de la comtesse Mircalla (anagramme de Carmilla, bien sûr). Un noble de Moravie avait été passionnément amoureux de la belle comtesse et sa mort prématurée l’avait plongé dans un chagrin inconsolable. Craignant que des soupçons de vampirisme ne se portassent sur sa bien-aimée défunte et que ses restes ne fussent profanés, il dissimula soigneusement sa tombe. Mais il avait révélé le lieu de la sépulture avant de mourir.


ACCUEIL ET IMPACT :

Dès leur première publication, les récits de vampire tels que Carmilla et Dracula connaissent un vif succès. Le Royaume-Uni est certes patrie d’une riche littérature fantastique. A l’époque victorienne, les sujets de la reine s’enthousiasment pour des romans qui leur permettent de s’évader sans risque du pudibond conformisme ambiant.
Le précurseur est sans conteste le conte de Polidori intitulé « Le Vampire ». Il fait sensation en Angleterre comme sur le continent où il paraît en 1818. La Carmilla de Le Fanu survient dans le sillage de cette première notoriété de personnage vampirique, également exploitée outre-Atlantique par F. Marion Crawford dans un récit intitulé For the Blood Is the Life.
Parue en plusieurs fois entre 1871 et 1872 dans le magazine The Dark Blue, Carmilla demeure sans doute, comme le souligne le critique anglais S.M. Ellis dans son ouvrage Wilkie Collins, Le Fanu and Others (1931) « la plus impressionnante histoire de vampire qui ait été composée, car elle écrite sans la moindre concession à la crudité horrifiante de ces autres contes, comme « Le fantôme de madame Crowl » ou « Mr. Justice Harbottle » .
Dans l’Angleterre puritaine de l’époque, Carmilla possède un caractère éminemment original : il est l’un des premiers ouvrages qui ose traiter de l’homosexualité féminine. Suggérée plus que décrite, cette attirance du vampire féminin pour sa compagne/victime est néanmoins très bien perceptible, notamment dans les extraits ci-après (partie CITATIONS). La sensualité se mêle à la monstruosité tout au long de ce récit, car telle est la voluptueuse non-morte : un monstre qui séduit plus qu’il n’assassine la douce et blonde Laura. Cette dernière, quoique naïve, n’en ressentira pas moins les troubles du désir.
Inspirée par la sanglante comtesse Bathory, Carmilla a donné naissance au film de Roger Vadim Et mourir de plaisir (1960), ainsi qu’à toute une lignée de suceurs de sang homosexuels, dont celui du célèbre Bal des vampires de Roman Polanski (1967) (partie FILMOGRAPHIE).


CONCLUSION :

CITATIONS :


« Je voyais le même visage que j’avais vu dans mon enfance, au cœur de la nuit, ce visage qui était resté gravé profondément dans ma mémoire, sur lequel j’avais médité pendant tant d’années avec une si grande horreur, alors que nul ne soupçonnait la nature de mes pensées. »

* * *

« Parfois, après une heure d’apathie, mon étrange et belle compagne me prenait la main et la serrait longtemps avec tendresse ; une légère rougeur aux joues, elle fixait sur mon visage un regard plein d’un feu languide, en respirant si vite que son corsage se soulevait et retombait au rythme de son souffle tumultueux. On eût cru voir se manifester l’ardeur d’un amant. J’en étais fort gênée car cela me semblait haïssable et pourtant irrésistible. Me dévorant des yeux, elle m’attirait vers elle, et ses lèvres brûlantes couvraient mes joues de baisers tandis qu’elle murmurait d’une voix entrecoupée : « tu es mienne, tu seras mienne, et toi et moi ne ferons qu’une à jamais ! » Après quoi, elle se rejetait en arrière sur sa chaise-longue, couvrait ses yeux de ses petites mains, et me laissait toute tremblante. »

* * *

« Deux grands yeux s’approchèrent de mon visage et soudain, je ressentis une douleur fulgurante, comme si deux grandes aiguilles espacées de quelques pouces seulement s’enfonçaient profondément dans ma poitrine. Je me réveillai en hurlant. La chambre était éclairée par la chandelle qui était restée allumée toute la nuit, et je vis une silhouette féminine au pied de mon lit, un peu sur la droite. »


FILMOGRAPHIE ( NON EXHAUSTIVE ) :

Nosferatu, Eine Symphonie des Grauens, de F.W. Murnau. Allemagne, 1922.

Vampyr, l’étrange aventure de David Gray, de Carl T. Dreyer. France, 1930.

Dracula, prince des ténèbres, de Tod Browning. Etats-Unis, 1931.

The vampire bat, de Franck Strayer. Etats-Unis, 1933.

La marque du vampire, de Tod Browning. Etats-Unis, 1935.

La fille de Dracula, de Lambert Hillyer. Etats-Unis, 1936.

The return of the vampire, de Lew Landers. Etats-Unis, 1943.

House of Dracula, de Erle C. Kenton. Etats-Unis, 1945.

El Vampiro, d’Abel Salazar. Mexique, 1957.

Horror of Dracula, de Terence Fisher. Grande-Bretagne, 1958.

Blood of the vampire, de Henry Cass. Grande-Bretagne, 1958.

The Brides of Dracula, de Terence Fisher. Grande-Bretagne, 1960.

Et mourir de plaisir, de Roger Vadim. France, 1960.

Le bal des vampires, de Roman Polanski. Grande-Bretagne, 1967.

Dracula et les femmes, de Freddie Francis. Grande-Bretagne, 1968.

La fille de Dracula, de Jesus Franco. Espagne, 1971.

Dracula 73, d’Alan Gibson. Grande-Bretagne, 1972.

Blood for Dracula, d’Andy Warhol et Paul Morrissey. Etats-Unis, 1974.

Fright night, de Tom Holland. Etats-Unis, 1985.

Dracula, de Francis Ford Coppola. Etats-Unis, 1992.

Entretien avec un vampire, de Neil Jordan. Etats-Unis, 1994.

Auteur : Virginia Schilli

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